Nous avons eu le plaisir de rencontrer Johanna Hawken, la responsable de la Maison de la Philo de Romainville, afin de découvrir sa pratique de la philosophie pour les enfants. La municipalité développe de multiples activités en ce sens depuis 2009, qui lui ont valu le Label « Ville Philosophe » délivré par l’association PhiloLab.
Ce fut l’occasion pour nous de découvrir ce lieu atypique, où les enfants du quartier vont et viennent à leur gré : dès lors qu’ils sont assez nombreux, un atelier de philosophie peut s’improviser ; jeux de réflexions divers et variés sont à disposition. Les adultes ne sont pour autant pas laissés de côté, et le rayon « Philosophie » de la médiathèque Romain Rolland, dont la Maison de la Philosophie occupe le 2ème étage, y a été transféré.
Jasmine, 6 ans, que nous interrompons en pleine rédaction de la « Recette du bonheur », nous explique que la philosophie pour elle c’est : « Se poser des questions, réfléchir, penser à des choses pour lesquelles on a pas encore de réponse. ». Chahd, 9 ans, qui quant à elle était en train de préparer un arbre de réflexion sur le concept d’Amitié, nous offre également sa vision de la philosophie comme étant « Un moment où on est calme, et où l’on peut se poser des questions auxquelles il y a souvent plusieurs réponses ! Quand il faut donner une réponse il faut choisir la plus logique. ».
L’heure tourne, peu à peu les lieux se vident, chacun aide à ranger les feutres et dessins de la journée : la Maison de la Philosophie ferme ses portes au public et l’entretien avec Johanna Hawken peut commencer.
La Pause Philo : Pouvez-vous nous présenter votre parcours, vos thèmes de recherche et ce qui vous amené à faire de la philosophie pour les enfants à Romainville ?
Johanna Hawken : C’est au départ une question de sensibilité, j’avais envie de travailler dans l’éducation philosophique mais, comme souvent quand on fait de la philosophie, le cadre qui nous est présenté est limité à la classe de Terminale ou à l’Université. Par ailleurs, j’étais intéressée par le monde de l’enfance, j’avais passé mon BAFA quand j’étais adolescente et la dimension « animation » me plaisait beaucoup. Donc, quand j’ai découvert la philosophie pour enfants, c’est apparu comme une évidence !
Mon arrivée à Romainville s’est faite par hasard : lorsque j’étais en Master, je regardais partout sur internet ce qu’il y avait en philosophie pour enfants, et j’ai découvert ce foyer social qui avait eu la géniale idée de monter un atelier philo. J’ai bien aimé cette idée d’apporter aux enfants un sas dans lequel ils ont le pouvoir de dire des choses sur le monde. J’ai alors commencé à regarder les travaux sur le sujet, et j’ai eu l’impression de retrouver ce qu’est réellement la philosophie. Quand on fait de la philosophie avec les enfants, on est obligé de se redemander authentiquement ce qu’est philosopher. Nous n’avons plus les appareils conceptuels, les contextes, les grands auteurs et le lexique derrière lesquels se cacher, on doit retrouver une pratique, une mise à nue.
Ont suivi deux années, lors desquelles les ateliers étaient essaimés dans la ville à un rythme assez irrégulier. Nous avons ensuite monté mon projet de thèse, en CIFRE, ce qui a pris un an. Le projet a pu démarrer en 2011 et se poursuivre jusqu’en 2014.
Concernant le choix du sujet, j’essayais de comprendre ce qu’était une discussion philosophique : est-ce qu’on bavarde, on dialogue ? Je me suis finalement centrée sur la question de l’ouverture d’esprit : l’un des marqueurs d’une réflexion philosophique est lorsqu’il y a une analyse entre les individus présents, que les idées circulent et sont reprises. Il doit y avoir une complémentarité entre les interventions, et l’on doit retrouver une filiation dans les mots, les idées, les exemples.
J’ai créé le cercle de parole, un outil pour montrer aux enfants comment se déroule une discussion et comment se déplace une idée durant l’atelier. Un dessinateur trace le chemin d’une idée, et montre quand quelqu’un s’en est emparé, qu’il argumente, donne un exemple… À la fin, on regarde et on voit le nœud de la discussion, où tout le monde a proposé des choses. Par exemple, lors d’un atelier sur le cauchemar, à un moment il y a eu un pivot parce qu’un enfant a dit « Pour moi, le cauchemar ça nous manipule. » : ce mot de manipulation, on le retrouve ensuite dans tous les autres propos, repris et complété.
Dans un deuxième temps, il y a dans mes travaux un aspect critique auquel je tiens particulièrement. La philosophie pour enfants est beaucoup utilisée en ce moment dans l’éducation morale et citoyenne, mais cela met les choses à l’envers, en considérant que la philosophie aura un impact éthique si les enfants parlent de bien et de mal, de respect, de violence, etc. Je veux montrer que la méthode du dialogue elle-même est éthique : l’écoute d’autrui, la reprise de son idée, la capacité de la reformuler même si je ne suis pas d’accord, de réagir. Il s’agit de mettre en place une expérience intellectuelle pour les enfants qui leur fasse découvrir les postures éthiques, au lieu de leur transmettre des injonctions incompréhensibles.
LPP : On a souvent à l’esprit l’idée que la philosophie compte parmi les disciplines les plus exigeantes en sciences humaines et qu’elle est difficilement accessible. Partant de cette idée reçue, quel intérêt la philosophie peut avoir pour les enfants ?
J. H. : Oui la philosophie est complexe, mais il est important de partir de quelque chose de simple pour arriver à la complexité, ce qui s’oppose au modèle du « grand saut », où l’on entre dans la philosophie avec tout son appareil théorique. Ici, on adopte une approche graduelle, où l’on va apprendre petit à petit.
Quand on fait de la philosophie avec les enfants, on constate qu’ils expriment déjà des questions philosophiques. Il faut recueillir ces soucis et en faire quelque chose. Souvent on s’y oppose, on considère que cela va les sortir de leur innocence… Mais au contraire, c’est en balayant toutes ces grandes questions que l’on va créer une angoisse et une absence de repères. « Comment ça se fait qu’on existe et qu’après on meurt ? » : il est tout à fait normal de se le demander. Après, il est intéressant de déconstruire le rôle de l’adulte : il ne s’agit pas de répondre à la place des enfants, ce qui est très déstabilisant pour eux ! Chaque atelier démarre avec leurs questions à eux, que l’on va ensuite détricoter pour en extraire des concepts, et leurs pairs vont donner des éléments de réponse. On leur explique bien qu’on ne va pas en une heure traiter la question et qu’à la fin elle continuera à avoir sa force, même si on l’aura un peu démêlée.
Ensuite, les ateliers sont l’occasion de nommer les actes de la pensée, de mettre un doigt dessus, et de dire aux enfants s’ils ont argumenté, illustré, déduit, proposé une contre-hypothèse… L’objectif est de conscientiser ces outils et de montrer que la pensée s’apprend, comme l’écriture ou la lecture. Une fois que l’on a saisi ces clefs, on peut ensuite s’en servir de façon transversale et les réinvestir ailleurs.
Enfin, je m’interroge beaucoup sur la question du capital culturel : je me demande si on a tous un accès égal au capital philosophique, et je pense qu’il est important de donner ces codes à tous les enfants. En début d’année, on voit tout de suite ceux qui ont l’habitude d’exprimer leur pensée et qui parlent sans cesse, et d’autres pour lesquels c’est quelque chose de nouveau. Ce n’est pas du tout lié aux questions de catégories socio-professionnelles.
La posture est importante : j’aime bien les moments où ils prennent le bâton de parole, se redressent et s’adressent aux autres, c’est un vrai événement ! Durant les ateliers, le bâton de parole symbolise le droit d’expression ; on peut utiliser ou ne pas utiliser ce droit, mais on l’a. Il y en a qui le font tout de suite passer et qui ne parlent pas, mais à la longue cela redistribue tout de même la parole. Je suis souvent émue quand ça arrive : je me rappelle d’une petite, qui à chaque tour le faisait passer et qui, au fil des semaines, commençait à hésiter. Et en janvier, alors que l’on parlait de ce qu’est qu’aimer, première intervention de l’année : « On a un super pouvoir nous les humains, c’est qu’on peut aimer les gens, aimer n’importe qui et à l’infini ». Magnifique !
Finalement, on retrouve l’origine historique de la philosophie dans la philosophie avec les enfants. En même temps, je ne suis pas du tout dans ce courant de la philosophie pour enfants qui met de côté les auteurs classiques : je le vois comme quelque chose de complémentaire, ce ne sont pas deux dimensions qui s’opposent. Dans les ateliers, c’est magnifique lorsque les questions et discours d’enfants résonnent avec les textes : cela dévoile la véracité de la démarche des grands auteurs et leur donne encore plus de sens.
J’ai envie que les philosophes rejoignent ce mouvement pédagogique. On ne peut pas former n’importe quel animateur pour enfants pour ces ateliers : nous avons besoin de philosophes pour ça, il y a une méthodologie spécifique derrière.
Les concepts et la pratique vont ensemble, ce qui exige une réflexion infinie et ce dialogue complexe. Je ne suis pas platonicienne, mais j’avoue être universaliste : j’ai l’impression qu’il y a des préoccupations qui dépassent les âges et les époques, des concepts qui nous traversent tous.
LPP : A la Maison de la philosophie, vous ne proposez pas seulement des activités pour les enfants mais vous vous adressez à tous les âges : les retraités, les personnes en recherche d’emploi… Cela amène à s’interroger sur la position du philosophe dans la cité : est-ce qu’à Romainville la philosophie est devenue un service public comme un autre ?
J.H. : Toutes nos pratiques philosophiques sont parties du terrain et ont été insérées dans les projets qui existaient déjà. Pour chaque structure, je me suis demandée comment la philosophie pourrait être utile : les écoles, la médiathèque, le cinéma, le centre de loisirs, les centres sociaux…. Il a aussi fallu que les éducateurs et les collègues l’expérimentent, convaincre les parents et les inviter, pour leur montrer que les ateliers peuvent être un moment chouette à instituer.
Mais encore une fois, la question de la méthode joue beaucoup : l’équipe politique a fait le choix de mettre en place des dialogues pluralistes, collectifs, dans des espaces où chacun a le droit d’exprimer ses différences individuelles, religieuses et morales. En revanche, ce n’est pas la Mairie qui nous dit de travailler sur tel ou tel thème.
Cette dimension institutionnelle est intéressante, car pour avoir des subventions je suis obligée de faire des bilans, de quantifier. Souvent, il est difficile d’avoir une vision concrète de l’impact de ces nouvelles pratiques philosophiques. Par exemple, on a une subvention sur l’éducation à la pensée, qui nous fait évaluer les évolutions dans le discours des enfants sur la forme de leur énoncé. Il y a bien évidemment aussi l’influence de l’école, mais on peut montrer qu’entre le début et la fin des ateliers les enfants formulent des phrases plus complexes : au lieu de juste faire une affirmation, ils vont par exemple l’enrichir d’une illustration et d’une conséquence.
Et oui, j’ai l’impression que la philosophie est finalement devenue un service public comme un autre. Pour les enfants de Romainville, faire de la philosophie est quelque chose de normal !
Pour en savoir plus, rendez-vous sur le blog de la Maison de la philo de Romainville !
Très inspirant !
Merci beaucoup pour cette découverte
Article très intéressant. Il montre bien comment la pensée, l’ouverture d’esprit s’apprennent dès le plus jeune âge.
J’anime également des ateliers avec les enfants et je leur fait aussi travailler la prise de conscience d’eux-mêmes dans le groupe. Par exemple que se passe-t-il quand ils lèvent la main au moment où je m’adresse à un autre enfants ? Est-il facile ou difficile pour eux d’écouter ce que dit un autre enfant ? etc.
Auriez-vous des vidéos des ateliers que vous animez ?
« Quand on est jeune, il ne faut pas hésiter à philosopher et quand on est vieux, on ne doit pas se lasser de la philosophie car personne n’est trop jeune ni trop vieux pour prendre soin de son âme. Dire qu’il est trop tôt ou trop tard pour faire de la philosophie, cela revient à dire que l’heure d’être heureux n’est pas venue encore ou qu’elle a déjà passé. Ainsi et le jeune homme et l’homme âgé doivent philosopher. Celui-ci afin de rajeunir au contact du bien, en rappelant à lui les jours passés, celui-là, exempt de crainte devant l’avenir malgré sa jeunesse afin d’être serein comme un vieillard. »
Epicure » début de la Lettre à Ménécée
Les initiatives d’ateliers philo pour les enfants se multiplient et c’est une bonne chose, encouragée par la Fondation SEVE (Savoir Etre et Vivre Ensemble) de Frédéric Lenoir (https://seve.org/)
Merci beaucoup pour ce très beau passage de l’oeuvre d’Epicure !
La Fondation SEVE fait effectivement un travail remarquable en matière de philosophie pour enfants et a permis à de nombreux philosophes de se former à ces pratiques, qui méritent amplement de se généraliser.