L’ESS fait sa pause (philo) – Le Labo de l’ESS : interview de Debora Fischkandl

Quelles interactions existent entre l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) et la philosophie de terrain ? Est-ce que leur volonté commune à penser l’action et à donner du sens aux enjeux du vivre ensemble peut les rapprocher ? La Pause Philo a interviewé Debora Fischkandl, responsable de la communication du think tank Le Labo de l’ESS, autour de concepts carrefours concernant ce secteur d’activité : la solidarité, la responsabilité, la communication, l’innovation, l’impact social.

Think tank à statut associatif (loi 1901), Le Labo de l’ESS a pour mission de « faire connaître et reconnaître l’économie sociale et solidaire ». A travers publications, rencontres et événements issus de méthodes collaboratives et utilisant l’intelligence collective, le Labo de l’ESS vise à renforcer la visibilité et la capacité d’agir des acteurs de l’ESS. Le think tank travaille notamment sur des enjeux transversaux tels que les nouvelles formes d’emploi ; un focus sur les « tiers lieux » y est par exemple proposé, illustrant l’approche « bottom-up » du Labo. L’abstraction théorique et l’enquête de terrain servent à réaliser des schémas, permettant de mieux comprendre l’existant et faciliter ainsi la prise de décision des acteurs concernés.

La Pause Philo : Dans la définition «  Economie Sociale et Solidaire » on trouve le mot polysémique « solidarité » : est-ce une valeur morale, une obligation juridique ou bien un idéal régulateur ?

D. Fischkandl : Le terme de « solidarité » est d’abord le signe de la longévité de l’ESS en France : beaucoup de ces pratiques et formes de travail existent depuis longtemps (on peut faire remonter leur histoire jusqu’au Moyen-âge) et la définition de son cadre juridique a été entamée au moins à partir du 20ème siècle (cfr. le statut « loi 1901 »). Si l’ESS donne aujourd’hui une impression de « jeunesse », c’est en raison de la nouvelle visibilité médiatique, publique et politique qui touche le secteur depuis les années 2010 et en particulier depuis la loi ESS du 31 juillet 2014. Cette loi a apporté des nouveautés du côté juridique surtout : la circonscription du secteur est maintenant très claire et, en plus des associations, coopératives, mutuelles, l’ESS comprend désormais les entreprises à but social. En revanche, les enjeux autour de la gouvernance démocratique et du travail coopératif et solidaire caractérisent depuis toujours ces structures. Si nous assistons à une évolution du point de vue de la reconnaissance politique de l’ESS, on observe également une forte continuité en ce qui concerne les valeurs communes qui façonnent la démarche (enjeux démocratiques, gouvernance partagée, lucrativité limitée…).

Dans l’ESS, l’aspect social et solidaire d’une activité vont ensemble : cela fait la singularité d’une démarche économique qui est en même temps une vision sociétale

Au sein de ces valeurs, la solidarité occupe une place primordiale : elle est même inscrite dans la démarche de base des entreprises ESS, c’est pourquoi il ne faut pas dissocier les deux aspects (« Sociale et Solidaire »). Ces deux enjeux sont étroitement liés : s’il est vrai que l’adjectif « social » se réfère plutôt au statut et aux spécificités d’une structure donnée, la solidarité est à la fois valeur et pierre angulaire de son fonctionnement interne (et pas seulement de son action). La solidarité est la base des valeurs qui font la spécificité de l’ESS, valeurs qui après se déclinent autour de la place de l’humain dans le monde, sans méconnaitre le rôle de l’environnement.

LPP : De quelle manière la démarche solidaire façonne-t-elle la notion de responsabilité?

D. Fischkandl : Du point de vue de la responsabilité, dans l’Economie Sociale et Solidaire, c’est l’objet social de la structure qui va prévaloir sur d’autres enjeux. Ce phénomène est très visible lorsqu’on analyse les questions liées à la communication par exemple. Le dernier dossier focus du Labo de l’ESS porte autour de la communication, à partir du Manuel de communication à l’usage des entrepreneurs sociaux et associatifs, réalisé par les fondatrices d’une agence de communication spécialisée dans ce secteur. Ce qui fait la spécificité de la communication dans l’ESS, c’est d’abord le fait que les acteurs ne voient pas la communication de la même façon que dans d’autres secteurs. Il y a une sorte de réticence, car l’on considère que communiquer ce n’est pas faire ; mais l’appréhension est aussi du côté des valeurs. D’une manière générale, il y a une confusion entre communication, vente et déformation du message à transmettre. La force de l’ESS en termes de valeurs, qui sont d’ailleurs partagées par les citoyens ou qui du moins les concernent d’une manière plus ou moins directe, est à la fois levier d’adhésion et point de conflit.

D’objectif social et levier d’adhésion, la solidarité devient l’objet d’une responsabilité du point de vue de la communication, et elle doit faire face à la méfiance des acteurs internes et des parties prenantes externes

En tant qu’objet d’une communication, l’engagement solidaire pose donc problème car il faut que les structures prennent position par rapport aux valeurs dont elles sont porteuses : « Quelles sont les valeurs que je porte ? », « Où je me situe par rapport à ces valeurs ? », pour ensuite pouvoir répondre aussi à la question : « Quelle est ma vision sociétale ? ». A ce propos, un bon exemple est fourni par une étude de cas publiée sur le site du Labo de l’ESS : comment parler de l’insertion professionnelle par l’activité économique lorsqu’elle est à la fois valeur et cœur de métier ? Ces tensions sont le signe d’un paradoxe : les valeurs de l’ESS sont souvent utilisées pour du greenwashing, tandis que les structures de l’ESS qui portent ces valeurs dans leurs actes ont des difficultés à en parler. Communiquer leur propre engagement solidaire met les structures face à leur responsabilité vis-à-vis de la société, car la solidarité relève à la fois de raisons économiques et de questions sociales.

LPP : La philosophe H. Arendt différencie le travail, pris dans le flux de production-consommation, et l’action, qui consiste à insérer une nouveauté dans le monde. Or, dans l’ESS les entreprises doivent « travailler » tout en « innovant » (« agir » au sens arendtien). Existe-il des agencements ou des tensions entre ces deux aspects dans l’ESS ?

D. Fischkandl : Il est vrai que, dans la démarche entrepreneuriale de l’ESS, les deux dimensions du travail et de l’action sont imbriquées ; je ne crois pas pour autant qu’une tension existe. Dans le secteur de l’ESS, entreprendre relève en effet d’un acte politique, qui permet de tenir ensemble les nécessités liées à la production économique avec les impulsions de l’innovation sociale. A ce propos, il est bien de préciser ce que « innover » veut dire : une « innovation sociale » est une réponse qui est donnée à des besoins sociaux nouveaux, actuels, et qui ne sont donc pas encore pris en compte, ou bien qui ne sont pas pleinement satisfaits par la société. Or, cette dernière change constamment : innover ne signifie donc pas créer de zéro, ou bien réinventer services ou produits pour le goût de changer ou de créer de nouveaux marchés.

La société par sa nature change et avec elle les besoins des personnes : l’ESS cherche à y répondre sous le signe d’une vision solidaire du vivre ensemble. C’est le principe de l’innovation sociale.

Dans l’ESS, innover est rendu possible par l’ancrage d’une structure dans un territoire donné (et dont l’échelle varie beaucoup : quartier, arrondissement, ville…) : une innovation sociale traduit une présence proactive d’une structure, qui réussit à comprendre les besoins spécifiques d’un groupe ou d’une catégorie socio-professionnelle, et à proposer une solution rentable pour la société d’un point de vue holistique.

LPP : Pour définir la viabilité économique d’une entreprise ESS, il faut en évaluer l’impact social : quel est le rapport entre la standardisation des pratiques et l’essaimage des projets ?

D. Fischkandl  : Dès qu’on parle d’impact, la question de l’évaluation est primordiale. D’une part, la quantification demeure une méthodologie pertinente pour objectiver et comparer (dans l’ESS, comme dans les sciences sociales). Or, la notion d’impact est liée à des standards de quantification et de monétisation qui ne traduisent pas complètement l’ampleur des conséquences des innovations portées par les acteurs de l’ESS. Compte tenu de la nature de ces engagements, d’autres indicateurs de valeurs que le PIB sont nécessaires, des dispositifs permettant de mesurer des enjeux non-monétaires. Aussi il est important d’associer les parties prenantes au processus évaluatif : c’est le cas de l’indicateur de santé social dans le Nord de la France (ISS) dont la construction a été menée par des chercheurs en collaboration avec les habitants. L’ISS cherche par exemple à objectiver le lien social et le lien inter-individuel à partir de critères tels que l’adhésion à une association.

Les impacts des structures de l’ESS peuvent être évalués et essaimés à condition d’élaborer des standards d’évaluation souples et d’apprendre des expériences faites sur le terrain par les porteurs de projet

C’est pourquoi, avec La Fonda et l’Avise, Le Labo de l’ESS travaille sur une étude de prospective autour « la chaîne de valeur ». Ce nouveau concept devrait permettre de valoriser le fait que l’impact d’une entreprise de l’ESS s’inscrit dans l’ensemble de l’écosystème du projet, à savoir dans les temporalités longues et variables de la société et dans l’environnement singulier constitué par la présence d’une communauté sur un territoire précis. L’évolution d’échelle de l’ESS, que la loi 2014 favorise, demande un essaimage capable de s’adapter aux conditions locales du nouveau lieu d’implantation ; les « retours d’expériences » par exemple permettent de tirer les enseignements de projets pour des projets similaires à venir ailleurs. Les porteurs de projets sont en effet des observateurs de pratiques et ils peuvent aller jusqu’à une formalisation importante des projets « pionniers ». C’est le cas de La Louve, supermarché coopératif basè à Paris dont le co-fondateur Tom Boothe a étudié et tiré des enseignements à partir de l’expérience du FoodCoop de Brooklyn.

 

Une interview réalisée par Costanza Tabacco Toutes ses publications

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