« La réussite c’est rencontrer ce qu’on est profondément et devenir ce que l’on souhaite. » – Ryadh Sallem

Qu’est-ce que la réussite ? Peut-on réussir sans nécessairement être dans la performance ? Est-on tous égaux dans la réussite ?
Pour explorer ces questionnements, Valentin Delagrange a dialogué avec Ryadh Sallem, entrepreneur social, athlète et champion paralympique. Ryadh est l’un des fondateurs de CAPSAAA, une association communiquant une vision positive du handicap et de la différence en général : Cap pour handiCAP, “cap ou pas cap”, Sport, Aventure, Art, et Amitié. Il est également Vice-Président d’Eklore, une association qui vise à inspirer et rassembler ceux et celles qui veulent donner un sens humain au travail lors d’événements réguliers.
Convaincu que les prochaines générations donneront un nouveau souffle à la valeur républicaine de la fraternité, il initie Educap’City, un tour de France de la citoyenneté destiné à la jeunesse.
A travers cet entretien, la réflexion sur notre propre rapport à la réussite apparait comme une voie possible pour s’émanciper des conditionnements et préjugés inculqués par notre société.

Valentin Delagrange : Bonjour Ryadh, merci de m’accorder ce temps. Aujourd’hui j’aimerais qu’on discute d’une notion qui régit pas mal nos choix, c’est la notion de réussite. Pour toi c’est quoi réussir ?

Ryadh Sallem : La réussite, elle est très personnelle. C’est pouvoir trouver une paix intérieure, et prendre du bonheur dans ce que l’on fait et avoir conscience de l’impact de son bonheur sur soi et sur les autres. Il n’y a pas de modèle défini de la réussite comme nous sommes tous uniques, chaque réussite fait écho par rapport à notre être. Pour moi la réussite c’est rencontrer ce qu’on est profondément et devenir ce que l’on souhaite. Ca c’est la réussite. Être en paix avec ce qu’on est parce qu’on l’a pas choisi, et de devenir ce que l’on souhaite devenir.

V : Il y a des personnes à qui tu penses autour de toi qui incarnent cette réussite, de pouvoir être eux-mêmes et de réussir leur projet ?

R : Il y a plein d’illustres inconnus qui vivent leur passion, qui se donnent corps et âme, et même si je te donne des noms, ça ne va pas servir à grand chose, ce ne sont pas forcément des célébrités.

V : Comment se souvenir qu’il y a de très diverses manières de réussir personnellement, en opposition à certains modèles de réussite valorisés dans notre société, qui répondent surtout à des intérêts économiques ?

R : Il faut juste revenir dans des temps anciens où ce qui était important c’était de reconnaître l’être dans ce qu’il est, dans sa fonction. Par exemple, lorsque les peuples premiers observaient un enfant, une fille ou un garçon, ils remarquaient bien que cet enfant avait des facilités de mémoire, ou autres talents particuliers. Dans cette perspective d’un fonctionnement toujours unique, on le guidait pour aller chercher, perfectionner son talent individuel en sachant qu’il allait nourrir le collectif. Dans le monde moderne, on ne se préoccupe pas du talent de l’individu, on se préoccupe principalement de la systémique pour qui on va former et forger des êtres pour rentrer dans le cadre, pour être un boulon, un outil, une vis, un objet, un esprit qui va correspondre à la réponse à ce projet ou à cette fonction.

V : Donc pour que chacun puisse vivre sa réussite, cela implique une capacité d’être libre et conscient de ce qui nous fait plaisir, de ce qu’on aime faire, et de qui on est ?

R : Oui, c’est d’avoir conscience qu’on est tous limités, qu’on a des talents que dans ces choses définies qui peuvent paraître des prisons, et que c’est là-dedans que naît ta liberté. Notre liberté existe quand tu as conscience de ce que tu peux faire et ce que tu ne peux pas faire. Dans les deux il y a des infinis et qu’il faut définir. Une fois que tu les as définis tu es libre. Tu as fait ton choix.

V : Et toi tu as réussi à faire ce choix ?

R : En partie, en partie. Il y a encore des fois où j’aimerais être autre chose, j’aimerais être moins violent, être moins ci ou plus ça. Donc j’essaie de voir si ce que je suis en tant qu’être profond correspond à mes désirs, si ce n’est pas un fantasme orienté par la société, les médias, les codes culturels du moment, donc j’y vais, je fouine, et je découvre que j’ai pas du tout envie de devenir ça et que j’ai été influencé par des gens ou par des pensées qui m’ont séduit et après je reviens et j’expérimente, et je me sens libre, en me sentant prisonnier de mes recherches, mais c’est un espace de liberté car je me sens en mouvement.

V : Ce mouvement trouve sa quintessence dans le sport de haut niveau, non ?

R : Oui, absolument, dans le sport tu as gagné, mais en fait tu as seulement gagné à ce moment-là, dans un espace-temps, et l’année d’après tu recommences à vouloir regagner, et peut-être que te perfectionner, être encore meilleur, gagner du temps, avoir le beau geste, avoir une vision technique ou stratégique encore plus affinée. La réussite ce n’est pas quelque chose de fini, elle se redéfinit constamment. On est en évolution constante. On peut démarrer quelque chose, puis démarrer sur un autre palier, puis repartir sur un autre palier !

V : Tu es satisfait d’avoir été triple champion du monde en natation, basket et rugby ?

R : Alors oui, j’ai réussi à ces moments-là, et je ne sais pas si je réussirai demain dans d’autres choses, tu vois ? Ça m’a nourri, le fait d’avoir été au début ce champion qui désirait des médailles m’a ouvert de nouveaux horizons, ça m’a permis de voyager, de voir le monde, de rencontrer des gens, d’un seul coup ça te fait respirer autrement la vie. Ce n’est pas juste me focaliser sur une réussite. D’autres pourraient rester sur ces réussites, moi ça m’a ouvert d’autres passions.

V : Est-ce que pour toi, être dans la réussite c’est aussi être dans la performance ?

R : Dans la performance, j’ai un objectif à atteindre, la réussite c’est être sur une voie. Il y a dans la performance une forme d’exigence de résultat. Par exemple je fais du sport, si j’en fais le weekend pour ma santé et pour mon plaisir, je suis pas dans la performance, je suis dans la réussite, car je prends du plaisir, je suis joyeux et je réussis quelque chose qui me plait. Mais je ne suis pas en train de pousser mon corps dans ses limites pour aller dans la performance. La performance peut amener à la réussite quand tu es dans la compétition, mais tu peux réussir parce que tu décides de faire du yoga, de la randonnée ou grimper une dune de sable. Là on ne va pas dire que ce sera une grande performance, à part si tu as une maladie rare comme la mucoviscidose où l’effort est difficile. Je réussis mes vacances, je réussis une histoire d’amour, mais je ne suis pas dans la performance dans mes vacances ou dans mon histoire d’amour. Je réussis un bon plat, mais je ne suis pas dans la performance du plat que j’ai fait, à part si je suis cuistot et que je suis en compétition pour les trois étoiles Michelin.

La performance peut nourrir ta réussite. C’est quand on se conditionne pour être dans une dynamique. Si demain en tant que philosophe tu as envie d’écrire un bouquin pointu mais que tu as vraiment envie de cibler des millions de gens, il faut que tu écrives vraiment bien et que ce soit une performance. Un artiste qui va danser qui va créer une oeuvre d’art ou faire un tableau en direct, il fait une performance. Pour moi la notion de performance est spécifique à l’intention que tu y mets, parce qu’il y a une exigence. On peut être dans la performance sans nécessairement être dans la compétition, ou bien réussir sans nécessairement être performant.

V : Ryadh tu as aussi une activité d’éducation avec Educap’City, qu’est-ce que tu veux transmettre lors des rencontres avec les enfants dans les écoles et dans les centres sportifs ?

R : On donne à regarder une autre vision de la différence en général. Le handicap est un fil conducteur mais on prend le handicap car ça parle aux enfants. Dans l’inconscient il y a une réalité physique, dès qu’on parle d’handicapés on pense au fauteuils, aux aveugles par exemple, donc des gens qui ont des signes forts sur leur physique. Donc on part de là pour aller sur la différence, puisqu’on est tous différents. Et ce qu’on essaie d’inculquer aux enfants, c’est que dans une société civilisée, la norme c’est la différence. On leur dit de se regarder. Est-ce qu’il y en a un qui ressemble totalement à un autre ?

V : On dit souvent que les enfants peuvent être conformistes, et parfois rejettent ce qui ne leur ressemble pas. Tu en as rencontré des situations comme ça, et comment tu discutes ensuite avec ces enfants ?

R : Il s’agit juste de codes culturels. Si tu dis aux enfants que tout le monde est beau, ils vont considérer que tout le monde est beau. Si tu leur dis que ceux qui ont les yeux bleus sont plus intelligents que les autres, ils vont rejeter ceux qui ont les yeux d’une autre couleur. Les enfants ne font que reproduire les codes culturels des grands. Donc si dans tous les magazines, tu t’aperçois que le critère de beauté c’est tel trait, alors ça aura tendance à être ce trait qui sera intégré comme étant beau. Au XIXè siècle, c’était les femmes avec des formes. Les codes évoluent dans les époques, les cultures. En Somalie, quelqu’un de maigre ne sera pas recherché. Par contre, si tu arrives avec des formes, des seins, des fesses, tu seras appétissant. Dans nos cultures, comme on se gave de nourriture et qu’on a compris que c’était mauvais pour notre santé, on a tendance à vouloir maigrir et considérer que quelqu’un de maigre est plus appétissant que quelqu’un de gras, c’est comme ça. C’est les codes. Donc si les gamins, tu leur donnes des codes, en disant, la différence, c’est la beauté, qu’il n’y a pas qu’une beauté, qu’il y en a plusieurs, que vous êtes beaux, que vous êtes magnifiques, et que comme il y a des fleurs, on ne dit pas que certaines fleurs sont plus belles que telles fleurs, on peut préférer des roses aux pâquerettes, mais la rose est belle, la pâquerette est belle, et c’est ça qu’il faut apprendre aux enfants. C’est ce qu’on leur transmet. Quand on va dans des endroits où les adultes leur ont expliqué la richesse de la différence, ils jouent tous les uns avec les autres, peu importe la couleur. Mais s’ils sont dans une famille où la famille est raciste, ils n’iront pas jouer avec le basané. Les enfants sont des éponges.

V : Donc le but fondamental de l’éducation serait de parvenir à faire jouer des enfants ensemble ?

R : Exactement. Déjà, qu’ils acceptent la différence de l’autre, car ils ne se questionnent pas sur eux-mêmes, au départ. Quelque part, Ils grandissent sur des codes de rejet basés des critères comme la rousseur, les lunettes, la forme des oreilles à partir de ce qu’ils ont absorbé autour d’eux. Et puis quand ils grandissent, qu’est-ce qui se passe ? Et bien ils s’aperçoivent qu’ils font partie d’une de ces catégories, et là c’est le drame. Ils ont le nez comme si, ils ont peut-être un gros nez, ou des petites lèvres, pas la bonne couleur de peau, et là, ça devient le drame. Parce qu’inconsciemment, ils se moquaient des autres pour les mêmes raisons.

V : On se retrouve penaud quand on est ado, quand on se rend compte de cela. Qu’est-ce qu’on en fait de cette remise en question du rapport à la différence qui peut nous assaillir ?

R : Bah quand on grandit, notre corps prend des formes qu’on n’avait pas prévu.

V : Tu parles du rapport au vieillissement, qui est un processus naturel ?

R : Oui, bien sûr. C’est à dire qu’on n’accepte pas la beauté naturelle du temps. On ne respecte plus, comme on veut tout maitriser dans la nature, cette réalité qui fait que quand on est ado, on a des boutons, ou autre. Et que c’est quelque chose de naturel. Il faut remettre de la beauté dans ce qui sert le vivant. Faire en sorte que des filles deviennent anorexiques parce que ce sont les codes de la mode, et que d’autres deviennent tellement grosses parce qu’elles sont pauvres ou se détachent de leur corps. Alors que si on respecte la vie, on n’est pas dans les extrêmes.

V : Respecter la vie pour toi, c’est accepter l’imperfection ?

R : Bien-sûr. Est-ce que quand on inspire une bouffée d’air, on la garde en nous ?

V : Non, il faut un moment expirer.

R : C’est ce rythme à respecter. Si on ne respecte pas ce cycle de vie, de dire qu’il y a un aspect positif et un aspect négatif et que les deux font la lumière de la vie, on a loupé quelque chose. Il y a des civilisations qui se sont trompées. Elles n’ont pas mis leur intelligence au service de la vie, mais au service d’un code esthétique ou luxueux qui ne sert pas la vie. Alors il peut y avoir une performance artificielle, mais la vraie performance, c’est d’être vivant ! On est dans un monde fait de cellules et de matière et on sait qu’on va mourir et si on déjà anticipé et qu’on est déjà mort avant d’être mort, alors je ne pense pas que ce soit du bon sens. Donc on peut créer tout un tas de systèmes et de décider de ce qui a de la valeur. Est-ce que le fait de mettre du maquillage est plus important que d’avoir une belle peau en mangeant des fruits et légumes, en étant en bonne santé ? Alors oui, mettre du maquillage c’est bien, mais si tous les jours tu ne peux pas sortir sans ton maquillage parce que sans tu te trouves pas beau et que tu ne vis pas, là c’est un peu dangereux. Je trouve que c’est beau le maquillage, mais si tu deviens prisonnier de ça… Tout est bien à partir du moment où ça te libère. Mais à partir du moment où ça t’emprisonne, tu as loupé le truc. Si demain me faire beau, ça me libère, il faut se faire beau. Mais si demain se faire beau, ça m’emprisonne parce que je passe un temps fou à veiller au moindre petit poil mal placé, j’ai loupé quelque chose.

V : Il y aurait d’autres exemples.

R : Je vais en donner un. SI je m’amusais à cacher mes mains, comment est-ce que j’avancerais avec mon fauteuil ? Mes mains elles ne sont pas esthétiques, par rapport au canons de beauté. Donc qu’est ce que je privilégie ? Mon mouvement, ma liberté, ma vie, ou mon esthétique, l’apparence que je vais avoir ? Est-ce que je privilégie le côté pratique ou esthétique de la chose ? Je peux mettre des mains artificielles, qui vont me limiter par rapport à ma liberté de mouvement. Et est-ce que ma vie tient vraiment sur ces mains, sur ces jambes, ou bien sur mon intention de construire, d’être en mouvement, d’échanger, de rencontrer de réaliser ?

V : C’est un choix conscient que tu fais tous les jours.

R : C’est un choix, un moment donné, de me demander, je fais quoi de ça. Je n’ai pas choisi moi la maladie, tu te dis pas tiens, sur la liste des courses, je vais me couper les bras, non. Mais tu décides de quoi en faire. Donc pour chaque être, se poser la question, est-ce que ça me limite dans ma vie ou pas ? Et moi j’ai réussi à dépasser, et c’est une réussite, cette condition esthétique et pouvoir être moi-même. M’habiller en djellaba, laisser mes cheveux pousser, être patron dans des cercles où les codes sont costard-cravate, et me sentir libre. Je ne me sens pas prisonnier des codes. Et ça pour moi c’est une belle réussite, personnellement. Ce n’est pas la réussite dans la société, de se dire je peux aller en djellaba dans des ministères, négocier avec des patrons du CAC40 ou des banques ce n’est pas forcément une réussite, pour moi si ! Parce que je peux rester moi-même, ça me met en joie, de ne pas devoir m’habiller de telle ou telle manière pour être accepté.

V : Quand certaines personnes te le font rappeler, est-ce que ça t’atteint ?

R : J’ai conscience qu’il y en a à qui ça dérange, mais voilà, tout le monde parle de liberté, d’égalité, de fraternité, mais elle est où la liberté si tout le monde se ressemble ? La liberté ce n’est pas d’être l’autre, la liberté c’est d’être soi-même.
C’est une belle réussite d’être en paix avec soi-même, de savoir s’aimer, s’apprécier à sa juste valeur. Et ce que je souhaite à tout le monde, c’est de réussir ça. De ne pas sentir supérieur, et de ne pas se sentir inférieur à qui que ce soit.

V : Je passe le message !

 

Interview réalisée par Valentin Delagrange Toutes ses publications

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