“Le Consentement” : aux racines de l’apologie de la pédophilie

Sorti dans les salles en octobre 2023, le film “Le Consentement”, réalisé par Vanessa Filho, reprend le livre éponyme de Vanessa Springora, publié quant à lui en 2020 (éd. Grasset). Le récit de Vanessa Springora porte sur sa relation avec l’écrivain Gabriel Matzneff, alors qu’elle n’était âgée que de 13 ans et lui de 50. Elle expose les procédés de manipulation psychique que celui-ci met en œuvre à son encontre, où toute l’ambiguïté réside dans son consentement, en tant que toute jeune fille. Récit troublant car la victime aux débuts de la relation, ouvertement amoureuse, revendique cette liaison et sa légitimité. La complaisance affichée par l’ensemble de son entourage (sa mère, les milieux intellectuels dans lesquels elle circule…), vient renforcer tout le questionnement autour de ce qu’est le consentement et d’à quel moment il peut pleinement s’exercer.

La mise à l’écran de ce récit, avec dans les rôles principaux Kim Higelin et Jean-Paul Rouve, semblait plutôt s’adresser à un public habitué aux films d’auteurs. Et pourtant, le succès qu’il a rencontré a largement dépassé les attentes. En cause, une vague d’influenceuses qui ont mis en scène sur Tik Tok leur réaction avant et après le visionnage du film.

De quoi inciter leur audience à reproduire l’expérience : le film, fidèle à l’ouvrage d’origine, retrace l’ensemble des manipulations et maltraitances subies par Vanessa, et nous laisse, à la sortie de la salle, secoués et effarés.

D’une part, la précision de la façon dont l’emprise de Matzneff se déploie autour de Vanessa expose très précisément les mécanismes à l’œuvre chez la plupart des manipulateurs. Mais surtout, on ne manque pas d’être interpellés par ce qui permet à Matzneff d’afficher aussi librement ses actions pédocriminelles, en particulier la complaisance des cercles littéraires et des élites intellectuelles. Car au-delà du récit singulier de Vanessa Springora, se dessine tout un pan idéologique de la société française qui faisait l’apologie de la “pédophilie” et qui, jusqu’à la publication de son livre, est bien longtemps resté sous le tapis.

De l’apologie de la pédophilie à la reconnaissance de la pédocriminalité

Mouvement libertaire de l’ère post soixanhuitarde, l’apologie de la pédophilie nous semble aujourd’hui bien éloignée de nos conceptions de la sexualité infantile. Pourtant, les années 1970-1980 furent le terrain d’un discours assumé sur l’érotisme et la sexualité des enfants. Sur fond de libération sexuelle et d’émancipation, la défense de la pédophilie est proférée par certains des plus grands intellectuels de l’époque dans des pétitions, dont la plus emblématique, celle de 1977, fut diffusée dans Le Monde puis dans Libération. Parmi les signataires, nous pouvons y retrouver Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Alain Robbe-Grillet, Jacques Derrida, Philippe Sollers ou même Françoise Dolto.

Dans ce contexte, les écrits de Gabriel Matzneff apparaissent comme venant appuyer les arguments soutenus par cette élite intellectuelle : une relation sexuelle avec un.e enfant peut être pleinement consentie, participer à son développement et à son éducation.

Aussi, on comprend bien pourquoi ses actions furent tant tolérées, ses livres reconnus par la critique : il s’inscrit ici dans un mouvement en lien avec son temps, certes sulfureux, mais qui vient appuyer une vision du monde et des revendications précises.

Se pose ici la question de la responsabilité des intellectuel.les et de leur fonction : s’agit-il de donner une marche à suivre pour la société, de dicter une façon de se comporter, des clefs de lecture pour décrypter la réalité sociale ? L’exemple du mouvement d’apologie de la pédophilie nous amène en tout cas à nuancer très nettement leur rôle, et nous appelle à un esprit critique de tous les instants. Même les plus grands universitaires et penseurs peuvent lourdement se tromper et se laisser aveugler par des arguments fallacieux.

Rappeler ce contexte historique apparaît également indispensable pour appréhender la façon dont la pédocriminalité est encore considérée à l’heure actuelle. La société française actuelle garde les séquelles de cet héritage intellectuel, et même si les mouvements féministes en particulier œuvrent depuis des décennies pour faire reconnaître l’absence possible de consentement des enfants dans des relations avec des adultes, nous ne manquons pas d’exemples de faits divers récents où les agresseurs sont à peine condamnés, voire acquittés, sous prétexte que les enfants étaient “consentants”.

Un autre point essentiel lorsque nous abordons de tels sujets, c’est la question du vocabulaire à employer. Ce n’est pas la même chose que de parler de “pédophilie” et de “pédocriminalité”. La philie renvoie au fait d’aimer sous l’angle de l’amitié, à quelque chose somme toute inoffensive. Si les mouvements militants qui luttent pour la protection des enfants insistent aujourd’hui sur l’usage de “pédocriminel”, c’est bien pour rappeler la vraie nature de ces penchants et actes. La pédophilie n’est pas une préférence, une orientation sexuelle comme une autre. Il s’agit d’un crime, et pour être combattu il doit être nommé.

“Le Consentement” met parfaitement en valeur la façon dont le terme de pédophile permet à Matzneff de se défendre de ses actes : puisqu’il aime les enfants, les “moins de 16 ans”, comment peut-il leur faire du mal ? Sont ainsi légitimées les histoires d’amour qu’il prétend vivre avec ses victimes.

Aux origines du laxisme favorisant la pédophilie : l’éphébophilie ?

L’incapacité d’une époque à prendre au sérieux la notion d’emprise entre l’adulte et l’enfant/l’adolescent ne serait-elle pas logée au fondement même de nos sociétés ? Dans l’antiquité, l’éphébophilie était admise, comme en témoigne certains passages de Platon, qui nous dit que le véritable amour n’est qu’entre deux hommes (comprendre, un homme mûr et un adolescent). Tout porte à croire que la sexualité à cette époque tenait plus de la pédagogie que de la pédophilie, en tout cas était-elle comprise en tant que telle par ceux qui la pratiquaient.

De même au Malawi, de nos jours, existe encore des repères dédiés à l’initiation sexuelle par des “instructeurs” payés par la communauté elle-même. Des hommes d’un certain âge disent éduquer sexuellement des jeunes filles dès l’âge de 12 ans. Jeunes filles qui bien souvent doivent fonder une famille avec celui-là, revenant au foyer avec le fruit de l’initiation en question (voir le film “Bigger than us”).  Ce type de rapport est donc bien présent et nous suit du fond des âges jusqu’à nos jours, de la Grèce au continent africain.

Ce qu’on peut indéniablement appeler un rite de passage, a fini par se transformer pour revêtir un caractère symbolique, par la transmission purement intellectuelle ou spirituelle. De là à penser que nous soyons tous marqués par cette “possibilité” d’une relation nécessaire entre deux personnes d’âges différents avec pour finalité une construction interne de celui qui reçoit, ou plutôt subit cette pratique, il n’y a qu’un petit pas à franchir.

Ce développement pour quelles interrogations ? Le “laissez faire” que nous constatons autour de Matzneff est-il purement mondain, intellectuel ? N’est-il pas plutôt profondément établi, au contraire, sur notre rapport au corps, et à la nécessité d’une soumission à un ordre supérieur ?

Pire encore, l’intellectualisme qui enveloppe cette bulle temporelle des années 70, n’est-elle pas le pendant de la sexualité débridée de la même époque ?

Là où la violence des initiations sexuelles a été supplantée par la transmission symbolique et intellectuelle, l’élite intellectuelle perd sa dimension subliminative et symbolique dans un laxisme hideux à l’endroit même de la violence sexuelle, et la permet plus qu’elle ne la supprime.

Dès lors, n’est-ce pas entre autres grâce à cet environnement social et historique leur étant favorable que des relations pareilles à celle entretenue par Vanessa et Matzneff ont pu se réaliser ?

L’entre-soi intellectuel d’alors : un contexte favorable aux relations pédophiles ?

Il est un élément non-négligeable dans la relation entre Vanessa et Matzneff que “Le Consentement” met à l’image : l’entre-soi culturel et, plus précisément, celui du monde de l’édition. Dans le film, Matzneff est montré comme un auteur qui publie, qui connaît un certain succès et qui, de fait, est reconnu et bénéficie donc d’une certaine aura ; aura dont il semble se délecter. Dans une scène du début du film, lors d’une réception chez la mère de Vanessa, Matzneff est assis en bout de table, tandis que le reste des convives – à l’exception de la mère de Vanessa, qui est assise à l’autre bout – est réparti sur les côtés de la table. Tous les regards sont tournés vers lui, qui parle et qui est écouté avec une forme d’attention admirative, et aussi bien ses postures que ses expressions faciales ou encore sa diction montrent qu’il prend un certain plaisir à se trouver ainsi sur un piédestal.

Mais si l’aura de Matzneff vaut dans l’entre-soi intellectuel et le monde de l’édition, elle en excède tout en même temps les limites : c’est ce que montrent les différents types de scène de dîner, dans le film de V. Filho. S’il y a bien sûr le dîner privé (comme celui qui vient d’être évoqué), il y a aussi le dîner au restaurant. C’est dans ce deuxième type de dîners qu’apparaît la complaisance non seulement artistique mais encore sociale à l’égard de l’écrivain. Alors attablé avec d’autres couples de son âge et avec Vanessa à ses côtés, il est de nouveau au centre de l’attention : on le questionne, non avec une certaine répulsion, mais bien avec un vif intérêt, qui laisserait entendre que cette tendance aux relations avec des jeunes filles mineures font tout son charme. Spécifiquement dans cette scène, il apparaît que la société s’amuserait d’un tel comportement – les convives rient en écoutant les deux parler de leur relation.

C’est le rôle de cette aura, d’abord propre à l’entre-soi du monde de l’édition mais aussi à une certaine frange de la société, qui est souligné dans une des dernières scènes du film. Alors que Vanessa arrive dans le salon, où sa mère est installée sur le canapé, la télévision diffuse un extrait de l’émission Apostrophes, où il est ouvertement question de l’attirance de Matzneff pour les adolescentes. Le choix de cet extrait n’est sans doute pas fortuit ; sur le plateau, une invitée (D. Bombardier) s’insurge puis déclare : “(…) on sait que les vieux messieurs attirent les enfants avec des bonbons. Monsieur Matzneff, lui, les attire avec sa réputation.”

C’est alors le lien entre de tels comportements et la pratique artistique qui doit être interrogé.

Un brouillage des frontières entre l’art, le fantasme et le réel

Quand on s’interroge sur la démarche “artistique” de Matzneff et sur la façon dont on peut le rapprocher des sempiternels débats sur la “séparation de l’homme de l’artiste”, on peut être tenté de se dire que ces écrits sont datés, qu’ils s’inscrivent dans un contexte socio-historique précis et qu’ils ne pourraient être publiés aujourd’hui.

Sur l’absence de prise de responsabilité de la part du champ de l’édition, des polémiques récentes nous rappellent que rien n’est moins sûr, et que des textes pouvant être considérés comme une forme d’apologie de la pédophilie continuent d’être publiés à l’heure actuelle. Citons l’affaire Bastien Vivès, qui en début d’année 2023 est venue secouer l’univers de la BD francophone, lorsque le très célèbre festival d’Angoulême a décidé de lui consacrer une exposition. Le monde de la BD n’avait pas encore réellement connu son #metoo, c’est désormais chose faite, puisque la parole a pu s’ouvrir au sujet de certains albums de Vivès, mettant en scène de jeunes enfants aux parties génitales disproportionnées et ayant des rapports sexuels avec des adultes. Revendiqués comme “fantasmes” de la part de l’auteur, au sujet duquel par ailleurs rien n’indique qu’il fut passé à l’acte un jour, ces dessins ont entamé une polémique nécessaire sur des sujets qui ont trop longtemps été traités à la légère. La dimension subversive de sa démarche artistique est enfin apparue comme ce qu’elle est, une excuse de mauvaise foi.

Au prisme de la philosophie, la pratique artistique peut être vue comme une échappatoire ; elle est ce qui permet de faire un pas de côté vis-à-vis de la banalité quotidienne. Aussi, l’œuvre d’art – entendue comme cela-même qui résulte de la pratique artistique – se trouve dotée d’une aura, qui la définit alors. Ainsi, l’œuvre d’art se définit comme cet objet à part des autres et même, bien souvent, comme cet objet au-dessus des autres – il y a jugement de valeur et hiérarchisation.

De là, c’est l’artiste lui-même – ou celui-là même qui est reconnu comme artiste – qui se trouve mis sur un piédestal, d’où il se pare d’une certaine immunité. Là, la pratique artistique, qui était échappatoire, se fait exutoire : elle est la voie d’expression de pulsions, inconscientes ou conscientes, comme des fantasmes. Or, s’il faut entendre par là des fantasmes moralement et pénalement admissibles, il faut tout en même temps entendre des fantasmes moralement et pénalement répréhensibles.

C’est ce que montre le film de V. Filho : si le personnage de Matzneff se comporte ainsi, c’est entre autres parce que son statut social de célébrité artistique le lui permet. Ses productions sont pétries de ses fantasmes, puisqu’elles racontent, presque factuellement, ses relations ; c’est bien ce qui frappe de stupeur Vanessa lorsque, dans cette scène à la fin du film, elle voit dans la vitrine d’une librairie – où Matzneff, à l’arrière-plan, est d’ailleurs en séance de dédicaces – le livre dont le sujet est la relation qu’elle a elle-même entretenue avec l’écrivain.

Et, dans le film, Jean-Paul Rouve incarne un Matzneff obnubilé par ce lien entre les fantasmes et la production artistique. Alors qu’il est avec Vanessa, dans son appartement, une scène le montre se précipiter à son bureau, laissant pour compte l’adolescente et alléguant qu’elle l’inspire. Les nombreuses lettres écrites témoignent également de ce que l’écrivain ne saurait se passer de sa relation à la jeune fille, sans laquelle il ne serait pas inspiré et ne parviendrait pas à écrire. Tel est bien encore le ressort sur lequel joue Matzneff, dans sa chambre d’hôtel, le jour où Vanessa se lance pour lui annoncer qu’elle veut mettre un terme à la relation.

Mais, outre les frontières de l’art, le film de V. Filho interroge le concept-même de consentement ; quelles en sont les limites ? L’assentiment suffit-il pour définir le consentement ? Pour assurer le consentement, l’assentiment ne doit-il pas être éclairé, c’est-à-dire être donné avec discernement ?

Quel consentement sans discernement ?

Question centrale tout au long du récit de Vanessa Springora : qu’est-ce que le consentement ? Amoureuse, la jeune fille affirme vouloir vivre cette relation et y être heureuse. Alors, qu’est-ce qui nous permettrait de dire qu’elle ne consent pas ? Le concept de consentement est central dans les débats législatifs ces dernières années autour de la pénalisation du viol.

La philosophe Manon Garcia vient nous apporter quelques pistes de compréhension autour de ce concept et de son importance. On ne peut pas comprendre ce qu’est le consentement si on le dissocie du contexte intime dans lequel il se joue. Dans une relation de couple, il y a des enjeux de pouvoir, de domination, renforcés par les enjeux affectifs et la vulnérabilité qui en découle. Aussi, un viol n’est pas nécessairement une attaque violente : il existe une “zone grise”, où les relations ne sont pas un viol au sens légal, mais où l’on se force pour faire plaisir, où l’on veut respecter un “devoir conjugal”, parce que l’on a peur que l’autre se fâche…

Dans l’idée courante que l’on s’en fait, le consentement est compris comme un acquiescement, ou a minima une absence d’opposition à la situation qui est en train de se jouer, il n’empêche que ce qui apparaît central est ce qui se passe dans la tête de la victime. Mais est-ce possible lorsque son discernement est altéré, comme ici parce qu’elle est très jeune, et soumise à de puissantes logiques de domination par son agresseur ?

 

Si le récit n’apparaît pas donner beaucoup d’éléments sur le point de vue de Matzneff, c’est bien parce que ce n’est pas le sujet, d’autant plus que ce point de vue a eu pignon sur rue pendant des décennies. Adopter le point de vue de la victime permet de saisir ce qui relève du consentement et ce qui relève de la domination, de la manipulation. Les mécanismes à l’œuvre apparaissent ainsi bien plus clairement, et le jugement que nous effectuons sur Matzneff est éclairé par la réalité crue de ses actions et de leurs conséquences.

 

Un article co-écrit par Christopher Bénil, Antonin Curioni et Marianne Mercier

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