L’été touche à son terme et ses marronniers éditoriaux également. Chaque année, les revues et les magazines arborent leurs unes sur le sexe : saisonnalité où les corps se libèrent des tenues quotidiennes pour s’exhiber sur les plages, au bord des piscines. L’été ou la saison des aventures sexuelles qu’elles soient initiatiques ou exploratrices. Aussi, je m’interroge : peut-on philosopher sur le sexe ?
J’écris cet article après avoir mené plusieurs ateliers de pratique philosophique avec les jeunes où le sujet du sexe s’est invité. Ce monde est intriguant, de 10 à 99 ans ; l’être humain interroge et questionne le monde pour en comprendre son essence. Voici les questions que se posent les jeunes que j’ai eu l’occasion de rencontrer :
- Pourquoi le porno, ça existe ?
- Que veut dire être “sexy” ?
- Quand est-ce qu’on a des rapports sexuels ?
- Pourquoi il y a des mangas “chelou” ?
Ces questions sont philosophiques en ce qu’elles sont abstraites, ont une portée universelle et demeurent ouvertes ; elles suscitent des réponses multiples et argumentées. Certaines d’entre elles révèlent, par un travail sur les présupposés, nos conceptions de la sexualité ainsi que nos modes de raisonnement sur ce sujet.
Le sexe est un sujet tabou
La sexualité est chose privée, cela relève de l’intimité. Parler ou philosopher sur le sexe est un acte obscène en soi puisque c’est mettre au jour la sphère intime, sans pudeur. Le sujet est verrouillé quand le sexe est tabou. La religion a codifié les rapports sexuels par des notions de tentation, de péché originel afin de réguler les rapports sexuels pour l’acte de procréation. La religion écarte du sexe et le sexe écarte de la religion.
En atelier philo, des collégiens cherchent : “Quand est-ce qu’on a des rapports sexuels ?”. Ils ne trouvent pas, je les invite à réfléchir par le contraire : quand est-ce qu’on n’a pas de relation sexuelle ?
Ils répondent : “quand on mange”, “quand on prie”… La réflexion va s’interrompre sur le sujet de la sexualité. Les jeunes vont demander à changer de sujet.
Ces liens, ces chemins de pensée sont intéressants à observer d’un point de vue métacognitif : ici la religion limite et empêche de penser au sexe.
Lancer un atelier de réflexion sur le sexe amène un halo d’émotions fortes comme la honte ou la gêne, éprouvées aussi bien par les jeunes participants que par la sphère adulte qui l’entoure. Jeux de regards, mains serrées, rougissements ou intervention de l’adulte pour changer de sujet sont autant de signes des limites de notre liberté d’expression collective. Le sexe devient un impensé.
Ce tabou nous conduit à une approche genrée : à l’école, la classe est séparée en fille et garçon pour que la parole soit plus libre lors des questions plus approfondies sur la puberté et le sexe. Cette méthode pose les principes de précaution au service de la liberté de parole mais elle acte également d’autres valeurs : la connaissance approfondie se fait par genre, la liberté de parole est autorisée par genre.
Cette approche genrée prend un écho sociétal quand la question du choix de la non naissance émerge (contraception ou avortement). Le droit à l’avortement est-il un combat féminin ? L’homme doit-il se taire sur ce sujet ?
Philosopher sur le sexe revient à sonder notre éducation sexuelle
Et vous, comment avez-vous été éduqué·es à la sexualité ?
Trois grands modes d’éducation à la sexualité existent : institutionnel, familial et individuel.
1) Institutionnel : le temps d’éducation à la sexualité orchestré par l’Education Nationale (fin primaire et 3 temps annuels au collège et au lycée) est inscrit dans une politique de :
– prévention et de réduction des risques : grossesses précoces non désirées, mariages forcés, infections sexuellement transmissibles, VIH/sida
– lutte contre les comportements homophobes, sexistes et contre les violences sexuelles
– promotion de l’égalité entre les femmes et les hommes et la prévention de violences et cyber violences sexistes et sexuelles
2) Familial : L’éducation sexuelle proposée par l’École ne se substitue pas à la responsabilité parentale et familiale. L’éducation parentale ne sera que le propre reflet de l’approche plus ou moins apaisée du parent sur la sexualité.
3) Individuel : l’éducation à la sexualité est réalisée également dans les faits par les intéractions entre pairs, avec leur niveau de connaissance plus ou moins fourni. Ceci est complété par toute recherche d’information sur internet et les réseaux sociaux.
De cette éducation résulte une inégalité de connaissance par rapport au sexe. Lors des ateliers de réflexion philosophique, tous les participants n’ont pas le même niveau de connaissance : que ce soit au niveau du vocabulaire, des aspects purement biologiques ou encore au niveau de l’expérience. On ne peut pas philosopher sur le sexe quand on ne se comprend pas ou qu’on ne sait pas de quoi on parle.
Resubjectiver le corps
La réflexion philosophique sur le thème du sexe est interrogé dans l’intégralité de ses dimensions et il me parait important de “resubjectiver” le corps des adolescents comme des adultes. En effet, les Sciences Naturelles en classe ont une approche biologique du sexe et de l’acte sexuel. Le corps est objet d’étude. La dimension émotionnelle n’est pas sondée : d’où vient la gêne d’en parler ? de quoi a-t-on peur si on parle de “prévention” ? Que veut dire être amoureux ? Le sexe est-il addictif ? Quelle est l’intention dans l’acte sexuel : prendre ou donner du plaisir ?
En sondant l’articulation des émotions et de l’acte sexuel, le corps devient sujet.
Cette subjectivation a d’autant plus de force dans un monde où le corps semble disparaître, devenant une simple image. La dimension virtuelle du sexe est d’autant plus importante que les jeunes explorent le sujet par internet où des vidéos pornographiques sont proposées sur les réseaux sociaux*. Ces vidéos ne sont pas contextualisées ni dans leur approche (rapport mis en scène, consentement), ni dans la représentation des rapports de domination-soumission, ni dans la vision des sexes montrés (totalement épilés, ou épilés selon certaines formes) : l’information est brute, sans analyse critique, sans réflexion ou recul possible.
Philosopher sur le sexe, c’est questionner notre contrat social
En interrogeant notre rapport à la sexualité collectivement, nous en interrogeons le pacte social concernant ses coutumes, ses lois, ses interdits par rapport à notre état de nature. Philosopher sur le sexe replace le sens commun, questionne les limites individuelles et collectives, revisite les représentations autour de l’acte sexuel.
Des jeunes postent des “nudes” sur les réseaux sociaux : photo torse nu ou de leurs organes génitaux, ce qui est un rite d’acceptation dans un espace où les jeunes construisent leur identité numérique par les photos et vidéos qu’ils envoient d’eux
Le “sexe Tinder” propose des intéractions sexuelles quasi immédiates entre inconnus où les pratiques sexuelles sont répertoriées et contractualisées avant la rencontre. L’approche de la sexualité contient une dimension virtuelle, irréelle qui amplifie notre approche des relations humaines : discriminer, mettre en vitrine, consommer et être consommé·e.
Nous l’avons vu précédemment, la pudeur ou le peu de connaissance des participants amènent à explorer une notion centrale dans l’acte sexuel : le consentement. Chaque atelier philosophique en lui-même est conduit en tenant compte de ce principe de consentement : sonder l’accord pour réfléchir sur le sujet, identifier le désaccord ou la non expression de l’accord, éclairer le cadre (vocabulaire, fous rires, l’écoute sans jugement), toute demande d’arrêt de réflexion sur le sujet est motivé et acté. Ce sujet d’accord de réflexion sur le sujet du sexe est central dans les classes car des relations d’harcèlement latent peuvent exister au sein des groupes.
Toute parole, tout acte a pour fondement initial une pensée, une vision du monde. L’acte sexuel et la parole autour du sexe reflètent nos propres ancrages.
La philosophie a pour vocation d’interroger ces ancrages pour en éclairer les contradictions, les fausses-évidences et envisager les impensés.
Voici quelques questions ;
- La sexualité est-elle tabou ? La sexualité est-elle sacrée ?
- La sexualité est-elle régie selon un contrat social ?
- Pourquoi l’industrie du porno est-elle prospère ?
- Comment est-on initié à la sexualité ? Le porno est-il un tuto ?
- Qu’est-ce que le consentement ? Y a-t-il une éducation au consentement ?
- La contraception est-elle une question sociétale ? ou la contraception revient-elle à un acte individuel déterminé par son genre et son éducation ?
- Qui porte la responsabilité de la non-naissance ou de l’avortement ?
- À quoi associe-t-on l’acte sexuel ? Au plaisir ? À la reproduction ? À la religion ?
Pendant l’atelier de pratique philosophique, sont observés les modes de raisonnement, les concepts reliés, les méthodes argumentatives, le champ lexical, l’asymétrie des éventuelles prises de parole – autant de révélateurs de notre rapport à la sexualité.
Avec qui parlons-nous de sexe (genre, âge, rôle) ? Sur quel mode (informatif, laudatif, péjoratif) ? Quelles sont nos attitudes dans le dialogue quand nous parlons de sexe ?
Dans les ateliers philo sur le thème de la sexualité, les hommes ou les garçons ont une attitude curieuse, affirmée, ils prennent la parole, voire la monopolisent. Les femmes ou les filles sont pudiques, muettes, écoutent, elles sont parfois outrées par le sujet. Quelles sont les raisons d’une telle asymétrie dans la prise de parole et dans la réflexion collective ?
Philosopher sur le sexe, c’est mettre au jour sa propre relation à soi et sa relation à l’autre. C’est changer de posture : de la consommation sexuelle pure et simple, je prends peu à peu conscience de mon rapport au sexe et des conditionnements qui sont en jeux. J’évolue, ou non, en me questionnant sur ma pratique sexuelle. Je ne recommande pas de se faire un noeud au cerveau, ni aux ovaires, et le temps de la réflexion sur le sexe n’est pas celui de la sexualité à part entière, mais par l’expérience de ces ateliers, je suis convaincue qu’on peut modifier notre pratique sexuelle grâce à la philosophie.
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Un article par Elsa Massah Toutes ses publications