Comment appréhender le management avec philosophie ? Quelle application pratique la philosophie pourrait-elle avoir dans l’entreprise ? En quoi la philosophie s’avère tout particulièrement pertinente pour analyser une stratégie d’entreprise ?
La philosophie en entreprise semble avoir surtout trois formes : 1° la conférence ; 2° l’atelier (ou le séminaire) ; 3° l’analyse de contenu. Ces trois voies, bien que je privilégie ici la dernière, sont très académiques et montrent que la formation philosophique dans les universités n’est pas une entreprise vaine pour le monde du travail.
Par rapport à la première, les philosophes comme gens de lettres peuvent être d’excellents rédacteurs, voire orateurs. Assez proches des sophistes, en somme, sans qu’il y ait ici de jugement moral. Elles.ils peuvent donc traiter de différents thèmes, comme les valeurs, la gouvernance, la spiritualité… Dans le second cas, il s’agit de débattre de ces thèmes avec un groupe de quelques personnes afin de clarifier leur interprétation de ces termes. Enfin, le dernier cas est plus rare, mais est le biais par lequel la ou le philosophe peut à mon sens aider la stratégie, telle la conduite générale et à long terme d’une organisation.
Trois questions se posent maintenant ici : 1° Qu’est-ce que la stratégie au regard de son histoire ? ; 2° Pourquoi la philosophie est-elle adaptée pour la réfléchir ? ; 3° Sur quels aspects une stratégie philosophique pourrait-elle se réaliser ?
Qu’est-ce que la stratégie ? Petit détour historique
Tout d’abord, il s’agit de revenir à une distinction présente dans la pensée militaire : celle entre tactique, ou placement des armes ou des troupes, et la stratégie, ou conduite (telle est l’étymologie du mot) des armées, et par extension de la guerre que fait une telle armée. Une philosophie des armes amène donc, avec la question de l’organisation militaire, à établir une pensée de la stratégie.
La stratégie, en tant que telle, renvoie d’abord au stratégat, c’est-à-dire une des plus hautes magistratures de la Grèce antique. Celle-ci comprenait des responsabilités civiles (ou politiques) et militaires de commandement des armées. Nous pouvons ainsi mentionner le fameux Périclès (495-429 avant notre ère), fondateur notoire de la démocratie athénienne. Cependant, après l’Antiquité, le terme de stratégie semble avoir été oublié (sauf peut-être dans l’Empire romain d’Orient) jusqu’à sa redécouverte au 18e siècle par le professeur de tactique théorique, Paul-Gédéon Joly de Maizeroy.
Ce dernier, traducteur d’écrits militaires byzantins, reprend le terme de « stratégie » (dite encore « stratégique ») et la qualifie, dans sa Théorie de la guerre, de dialectique. Il s’agit avec une telle dialectique de planifier les opérations (ou mouvements) armées et de lier, ensemble, toutes les dimensions nécessaires à une telle planification (arts du siège, de la marche, de l’établissement d’un camp, de la tactique…).
La raison de ce choix du terme de dialectique n’est pas claire (Joly de Maizeroy ne semble pas donner une définition rigoureuse du terme). Nous pouvons cependant estimer qu’il s’agit de la considérer comme un niveau assez abstrait de la conduite des armées, voire, par son abstraction, d’un synonyme de « philosophie ».
Je peux asseoir cette hypothèse d’un parallèle entre philosophie et stratégie sur mon propre travail, surtout avec Karl von Clausewitz (1780-1831) et Antoine-Henri de Jomini (1779-1869). En effet, ces deux auteurs militaires majeurs du 19e siècle ont pensé dans leurs ouvrages majeurs (De la guerre et le Traité de l’art de la guerre) la tactique et la stratégie.
Or, si la première apparaît en partie dépassée (il est question d’infanterie, d’artillerie et… de cavalerie), c’est moins le cas de la seconde, assez abstraite pour servir de base philosophique. Se posent ainsi les questions de définir ce que serait un bon général, le leadership dirons-nous aujourd’hui, du rapport entre guerre et politique, attaque et défense, l’importance de la psychologie (ou du moral), le théâtre des opérations (ou lieu de la guerre) …
Je me contenterai de dire ici que si j’ai pu traiter de stratégie militaire avec la philosophie, il est tout à fait possible de faire de même avec une stratégie d’entreprise[1].
En quoi la philosophie est-elle pertinente pour parler de stratégie d’entreprise ?
La démarche est encore par trop livresque, pourriez-vous dire. Et il est encore trop question de stratégie militaire. Est-il pertinent de penser de la même manière qu’une stratégie militaire une autre, non-militaire ou civile ?
Aristote, dans sa Politique, considère, à côté de l’économie, l’administration de la maison, un art de l’acquisition, la chrématistique, laquelle concernait la chasse, la guerre… mais aussi le commerce. Or faire un parallèle, par la chrématistique, entre commerce et guerre n’est pas si insensé : il s’agit pour une organisation, qu’elle soit militaire ou non, de soit s’étendre, soit protéger ses acquis. Une affaire de puissance ou d’influence en somme.
La question d’une définition de la philosophie dépend du philosophe lui-même. Ainsi, Platon définit la philosophie comme une dialectique, ou la confrontation de divers points de vue afin de dépasser une opinion courante : ex. « le politiquement correct nuit à la liberté d’expression ». Gilles Deleuze quant à lui définit la philosophie comme « création de concepts », concepts comme celui de « philosophie » lui-même.
La philosophie est donc responsable de ses propres frontières : elle peut s’inspirer de la littérature, voire des arts en général, des sciences et théories d’autres disciplines… Faire une philosophie de la stratégie n’est donc pas impertinent, ni même faire de la stratégie avec des moyens philosophiques.
Comment fonctionne la stratégie (des entreprises) en tant que telle[2] ? Je dirais qu’elle possède trois étapes que je vais considérer à rebours : 1° l’établissement de processus de travail ou voies à suivre pour appliquer la stratégie décidée par l’employeur ; 2° la décision elle-même de la stratégie ; 3° l’analyse du contexte dans lequel se prend cette décision.
Les deux premières (ou dernières selon l’angle pris) concernent davantage le management lui-même, en tant que gestion. Elles sont surtout affaire de « comment » diriger et de « quoi » choisir. L’analyse du contexte, quant à elle, permet de réfléchir la finalité de la stratégie, son « pourquoi », sa cause finale ou ses principes pour prendre un langage aristotélicien.
Une stratégie philosophique : acceptabilité, faisabilité et pertinence
Or pourquoi et comment penser un tel contexte avec la philosophie ? Il semblerait que la stratégie puisse être évaluée selon trois aspects : 1° son acceptabilité ; 2° sa faisabilité ; et 3° sa pertinence.
L’acceptabilité requiert une analyse de la stratégie du point de vue de la « culture d’entreprise », c’est-à-dire le système formé par ses rapports hiérarchiques, sa discipline, ses codes et valeurs. Selon cette culture, la stratégie adoptée est-elle acceptable ? L’approche ici peut être triple : sociologique, historique et axiologique.
Les compétences des philosophes les rendent aptes à se faire sociologues et à comprendre la culture d’une organisation. Ils peuvent de même comprendre son histoire, avec un accès à des archives ou une documentation sur l’entreprise en question. Enfin, l’analyse des valeurs est l’une des spécialités de la philosophie comme l’a bien montré Friedrich Nietzsche dans l’ensemble de sa bibliographie.
Le problème de la faisabilité peut sembler plus technique. Cependant, c’est aussi celle des missions et de la vision d’une entreprise. Sa « raison d’être » ou finalité.
L’histoire des trois tailleurs de pierre rend compréhensible ces concepts. Sur le chantier d’une cathédrale, un individu voit trois tailleurs de pierre faire leur métier. Curieux, il les interroge sur ce dernier : le premier, dépité, dit « je casse des cailloux », le second, plus neutre, « je taille des pierres », le dernier, enthousiaste à la tâche, « je construis une cathédrale ».
Si l’objectif (dans son action immédiate) d’une entreprise est de casser des cailloux, sa mission consisterait à tailler des pierres qui auront une valeur d’usage pour le client et la vision serait la contribution de ces pierres à la cathédrale ou à un projet plus vaste que cette seule valeur d’usage centrale qui forme pourtant la « qualité » d’une organisation.
La question de la faisabilité consisterait à se demander si une organisation a les moyens d’accomplir ses mission et vision ? Quelles sont ses forces et faiblesses en vue de l’accomplissement de ses fins ?
Enfin, la détermination de la pertinence consiste à déterminer quelles sont les opportunités et menaces de l’environnement d’une organisation. Qui sont les clients et concurrents immédiats ? Les philosophes sont susceptibles de faire dans ces conditions des analyses qualitatives (donc non quantitatives) de marché. Elles.ils peuvent aussi analyser de cette façon l’industrie ou le secteur dont fait partie l’organisation et qui l’influence. De même que le macro-environnement, avec ses dimensions politiques, économiques, sociales, technologiques, écologiques et légales (ce qui est nommé par certains stratèges « analyse PESTEL »). Or ces différents aspects ont été traités par la philosophie, surtout dite « pratique ». Les éclairages sur ces questions de la philosophie ne sont pas à négliger.
La philosophie peut donc entrer dans l’entreprise par le biais de conférences, de séminaires, mais surtout d’analyses. Et c’est sur ce point que je suis convaincu que la philosophie peut contribuer à la pensée de la stratégie dans ce qu’elle a d’acceptable selon la culture d’entreprise, faisable par rapport à sa finalité et pertinente dans son environnement. Telle serait une stratégie philosophique… Mais, nous pouvons aussi nous demander comment fonder une telle stratégie, voire la philosophie en entreprise elle-même.
Conclusion : stratégie philosophique et philosophie stratégique du management
La stratégie pouvait être considérée telle une philosophie militaire, et en tout cas une matière digne d’intérêt pour la ou le philosophe, qui peut donc se faire analyste stratégique. Mais un souci à mon sens demeure, même par rapport à la consultance en philosophie en général, quelles que soient ses formes : sur quelles bases la fonder ?
La rareté de références[3] à une telle fondation philosophique pour une telle pratique, ou à une philosophie du management, m’apparaît problématique. En effet, la recherche d’un fondement ou de principes n’est-elle pas à la source de la démarche philosophique ? Dès lors, il s’agit de penser pour conclure mon problème de la stratégie philosophique dans le sens inverse : quelle serait une philosophie stratégique du management ?
Nous pouvons considérer la stratégie telle un chaînon manquant entre la philosophie et le management, assez pour s’associer à des éléments philosophiques, et penser le management en son entier. L’approche du macro-environnement, afin de juger la pertinence d’une stratégie, est de même une base assez solide pour envisager le management dans sa globalité à partir des différents aspects politiques, économiques, sociaux, technologiques, écologiques et légaux qui le composent.
Toutefois, mon analyse s’en arrêtera là pour le moment. Tel est le projet qui est le mien : fonder une philosophie stratégique, une Philosophie du Cavalier !
[1] Sans nier les contributions des auteurs militaires ultérieurs (Ferdinand Foch, Basil Liddel Hart, Charles de Gaulle, J.F.C. Fuller…), je dirais que le tournant qui nous intéresse, par rapport à une philosophie en entreprise, se trouve dans les années 1960, avec l’historien économique Alfred Chandler et sa Strategy and Structure. Cependant, il fera l’objet de recherches ultérieures. Pour plus de détails par rapport à cette histoire du concept de stratégie, je vous renverrai au livre Strategy de Lawrence Freedman.
[2] Pour plus de détails sur la question, je vous invite à lire l’ouvrage collectif Exploring strategy, qui explore, comme son nom l’indique, les différents aspects de la stratégie d’entreprise.
[3] Voir peut-être les livres de Baptiste Rappin telle une exception.
Je suis avec curiosité, intérêt et interrogation les posts qui jalonnent votre réflexion et les propositions qui s’en suivent. Intuitivement, ne possédant qu’une formation élémentaire en philosophie, je crois que la discipline et la pratique du management pourraient profiter des apports de la philosophie. Comme enseignant théorique du management (université) les deux disciplines sont assez voisines, chacune représentant un système qui fonctionne grâce à des postulats qui appartiennent à une catégorie d’activités humaines spécifiques et qui sont les témoins d’une époque et du niveau d’évolution de la connaissance et des expériences humaines qui s’y rattachent . Sur le plan théorique, elles s’émulent, s’enrichissent et se complètent mutuellement. Comme formateur de managers en activité (formateur en entreprise) la philosophie est un outil puissant et cohérent pour permettre aux managers de choisir les outils et processus qui vont constituer leurs moyens tactiques et stratégiques pour remplir leur fonction et également pour trouver les modalités morales, psychologiques et osons le mot, philosophiques de leur mise en oeuvre. A ce niveau, la philosophie et le management s’infusent l’un et l’autre pour former les bases d’une pratique qui est acceptable par les managers pour résoudre e problème de l’injonction paradoxale du management, le résultat sans concession et le respect du collaborateur . Au niveau de la pratique (manager), les deux s’opposent souvent et peuvent devenir antagonistes .
Je vous remercie pour votre attention. En tant que discipline très théorique la philosophie est en effet un outil puissant. Elle interroge les théories et s’en nourrit. D’où mon postulat d’une possibilité de philosophie du management qui est à construire… Dans un projet de recherche, par exemple.
Si nous nous disons, avec Aristote, qu’il y a des arts architectoniques, qui commandent d’autres, nous pouvons comprendre un parallèle possible entre philosophie et politique. Voire, comme je le propose, entre philosophie et stratégie.
Comme me le disait un commentateur de mon dernier post LI sur la recherche, cette dernière se définit moins par la méthode (qu’elle choisit en fonction d’un problème donné) que par les éclaircissements qu’elle apporte. Ce en quoi la philosophie serait un outil non négligeable, du moins dans les aspects les plus exploratoires du management.