Non, la philosophie, ce n’est pas sexy ! (3/3)

La disqualification des diverses aspirations ésotériques parfois injustement prêtées à la philosophie nous invite à donner d’autres perspectives. 

Si la philosophie n’est pas en tant que telle mystique ou irrationnelle, quels sont ses fondements épistémologiques ? Que reste-t-il des filiations helléniques entre mathématiques et philosophie ? Que reste-t-il de ce prérequis, résumé par la gravure trônant à l’entrée de l’académie de Platon à Athènes : “Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre” ?

 

Cet article est la suite et fin d’une série proposée par Camille pour réfléchir au métier de « philosophe » :

Bonne lecture !

 


 

 

Rendre César à César

« On n’est philosophe que par l’esprit de conséquence et la rigueur de la logique. » Paule Méré

Pourquoi diable la philosophie serait-elle une discipline à part ? Pourquoi serait-elle réservée à quelques-uns ? Pourquoi ne pas l’enseigner avant la terminale ? Pourquoi « philosophe » ne serait pas un métier ?

Autant de conventions qui découlent de l’aura de mystère que la discipline inspire, et qui l’entretiennent. C’est ainsi que la philosophie fascine les un.e.s autant qu’elle éveille les soupçons des autres.

À rebours de ces aspirations inspirées, je considère la philosophie comme une pratique éminemment prosaïque, c’est-à-dire qui relève de l’ici-bas, du commun des mortels, qui concerne le quotidien et s’enracine dans la banalité. La philosophie me semble être une discipline rationnelle par excellence.

 

Par philosophie, j’entends ici la discipline académique enseignée dans les universités françaises ainsi qu’en classe de terminale. J’ai conscience que la notion de philosophie recouvre une réalité plus large, mais mon expérience et mes connaissances ne m’autorisent à parler que d’une certaine dimension de la philosophie, qui existe parmi d’autres dans le monde.

« Ce que je propose est donc très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons ». C’est Hannah Arendt qui le dit dans le prologue de la Condition de l’homme moderne. On aura beau invoquer tout le jargon possible, ce que j’ai appris à l’école, c’est bien cela : penser ce que nous faisons, penser ce qui est. Mettre des mots sur des choses, au moyen de raisonnements logiques et rigoureux. Non, la philosophie, ce n’est pas très sexy.

D’aucuns ne jurent que par l’amour de la sagesse, quand d’autres s’efforcent d’apprendre à mourir. Ce que j’ai compris de l’enseignement académique que j’ai reçu, c’est que la philosophie désigne avant tout une posture. C’est-à-dire une attitude, une façon de se tenir face au monde. Marie Garrau, maîtresse de conférence à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a dit un jour : « philosopher, c’est demeurer sans cesse inquiet.e ». On remboursera celleux qui avaient pris le module « philo » dans l’espoir de retrouver une sérénité perdue.

Ne pas être quiet, c’est ne pas se reposer sur ce que l’on pense acquis. C’est être en perpétuelle quête : interroger les mots employés, se demander ce qu’ils cachent et ce qu’ils révèlent.

Interroger les situations, se demander ce qu’elles signifient et ce qu’elles impliquent.

S’étonner de ce qui paraît évident : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »…

 

La philosophie est un exercice laborieux, parfois éreintant. Un exercice immanent et rationnel, quand bien même il porterait sur des sujets mystiques. Elle est une affaire d’observation et de questionnement du réel. Voilà pourquoi tout peut être objet de philosophie. Jean-Louis Chrétien entreprend de philosopher sur la fatigue, Silvia Federici sur les sorcières. Camus sur la révolte et Chantal Jaquet sur l’odorat.

La musique, la rue, le désir, les gilets jaunes, la maladresse, le hasard, la vieillesse, l’humour, la fiscalité…

Tout ressemble à un clou pour qui possède un marteau !

 

Implications politiques et bout de viande métaphysique

 

Le prosaïsme de la philosophie est donc recouvert d’un voile mystique parfaitement inadéquat et pourtant bien en place. Alors je vous le demande : à qui profite le crime ?

Si philosopher consiste en une pratique réflexive : un retour sur soi, sur une situation, alors elle implique un temps de pause qui rompt le rythme de nos activités quotidiennes. La suspension du jugement cartésienne ou l’épochè husserlienne en sont l’incarnation : s’arrêter un instant pour prendre du recul et décortiquer la chose… Mais… Est-ce bien rentable ?

Une hypothèse consisterait à remarquer que la pratique de la philosophie s’accommode mal des visions court-termistes, qui exigent au contraire de foncer : pas le temps de se regarder le nombril ! Tout mal en point fût-il.

À cette perte de temps, futile, s’ajoute un danger – le fameux esprit critique et ses tendances révolutionnaires. Puisque le geste philosophique est celui d’une inquiétude, d’une remise en question, le risque est évident : le philosophe dé-range. Et quel.le patron.ne est assez masochiste pour recruter de son plein gré celui ou celle qui viendra mettre le souk dans l’entreprise ? Pas folle la guêpe.

 

Dans un article sobrement intitulé « Contre la philosophie en entreprise », Xavier Pavie donne du grain à moudre et de la notion à déconstruire.

Son argumentation procède justement de la mythologie que j’ai essayé de mettre à nu : elle entretient l’idée selon laquelle la philosophie serait en décalage avec la prose du quotidien, des intérêts privés comme ceux des entreprises. Ainsi, elle incarne la tendance qui vise à dresser un portrait du philosophe comme une figure à part. Et à opérer une distinction à mon avis fallacieuse entre “le philosophe” et la pratique de la philosophie. C’est ainsi que Xavier Pavie implore de recruter, en entreprise, « des philosophes plutôt que de la philosophie ». Il précise et invoque, en filigrane, une prétendue ligne politique qui incomberait à la philosophie : « Il est pourtant une évidence que ce n’est pas le but de la philosophie que de se soumettre à de telles finalités. »

Alors que faire d’un penseur libéral comme Adam Smith ? Au bûcher ?

Et au fait, on n’avait pas dit que la philosophie visait à questionner les évidences ?

Xavier Pavie poursuit : « Il ne s’agit donc pas d’intégrer de la philosophie dans l’entreprise, d’utiliser ses techniques et qualités à mauvais escient, pour un but mercantile et égoïste – même s’il faut admettre que cela peut fonctionner. Il est préférable de veiller à recruter des philosophes au sein des organisations. Car si la philosophie doit demeurer un mode de vie, ce n’est pas à l’occasion d’un workshop ou d’une conférence de fin de séminaire. »

 

Toute jeune, gauchiste, énervée du capitalisme et terrifiée par l’entreprise que je suis, je ne me serais jamais permis…

À le lire, il y aurait d’un côté l’entreprise, mercantile et égoïste, à préserver de toute perturbation. De l’autre, le sacro-saint philosophe, dont la pureté inoffensive, surtout, doit rester cantonnée au “mode de vie” de quelques originaux.ales. Et laisser les mains libres aux opérationnels, histoire d’opérer vite fait bien fait.

Autrement dit, la philosophie fait le bien, mais dans son coin. Et pour l’éthique appliquée, on repassera.

Si je ne peux que louer la vigilance vis-à-vis de ce qu’on appellera sans faute “philosophy washing”, je déplore la réduction à une telle imposture de toute potentielle collaboration entre l’entreprise et les outils de la philosophie. Le refus catégorique de les voir s’acoquiner en criant à la com’ et aux artifices me semble douteux. Et dans cette affaire, il me semble que la mythologie du philosophe en sandales n’y soit pas pour rien.

 

“La philosophie, c’est fait pour qu’on en fasse, pas pour qu’on en parle !”

 

Qui peut se dire « philosophe » et qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce un métier ?

Finalement, le problème n’est pas vraiment là. Plutôt que de céder à la tentation de donner des réponses fermées, je me suis appliquée à analyser leur caractère problématique, pourquoi ces questions font problème. Voici ce qui m’a paru le plus intéressant : mettre en lumière la raison d’être de ces questions.

Pour illustrer la chose, attardons-nous un instant sur un moyen, bien connu et un peu facile, de décrédibiliser un interlocuteur casse-pieds. Je veux parler de l’accusation de faire de la « philosophie de comptoir ». D’après elle, il y aurait d’un côté la philosophie digne de ce nom (rendez-vous rue d’Ulm ou de la Sorbonne, c’est selon) et de l’autre… Le reste. Les wannabe philosophes.

La « philosophie de comptoir » est un lieu commun qui véhicule la mythologie que j’ai cherché à examiner et dont j’ai voulu mettre en lumière les ressorts.

Sans tomber dans un relativisme vain qui prétendrait que tout se vaut, il s’agit de battre en brèche le dualisme fantasmé entre le commun des mortels et les barbus à lunettes. Avec en option : calmer quelques ardeurs.

Et pour celleux qui ne seraient pas de mon avis, les nostalgiques du philosophe-barbu-qui-sait-mieux-que-nous, je les invite à muscler leur argumentation. Et je partage à ce titre une astuce : pourquoi ne pas s’adonner à la conception d’un article Wikipédia consacré : « le philosophe » ? Histoire de tenir compagnie à « une femme ».

 

Conclusion

 

Du reste, je laisse à d’autres le soin de se proclamer pour ou contre les philosophes et les imposteurs.trices et m’en remets pour l’heure à Vladimir Jankélévitch, qui dit sûrement mieux que nous autres combien la question « à quoi servent les philosophes ? » est une question de mauvaise foi. Ainsi posée, elle fait surtout le jeu de ses détracteurs.trices, qui attendent pour toute réponse : « à rien ». Soit. Accordons-leur. Nous sommes là pour « passer au problème directement », comme dit le poète.

Les philosophes aident à poser les problèmes, à penser les choses. Et, depuis que Karl Marx l’a déclaré, à transformer le monde, car l’interpréter ne suffit pas.

Il paraît que le monde ne nous attend pas. Que le monde, il bouge, et vite. Alors « gnagnagna les guitares, les troubadours, tout ça c’est fini »… Il est temps de cesser nos bavardages… Et de se mettre au travail !

 

Retrouvez les premières parties de cet article :

Non, la philosophie, ce n’est pas sexy ! (1/3)

 

Non, la philosophie, ce n’est pas sexy ! (2/3)

Un article par Camille Lizop Toutes ses publications

 

Sur le même thème :

La philosophie est-elle hors de ses gonds ? 8 propositions pour le développement d’une philosophie de terrain

Pour « faire l’expérience » de la philosophie

Un commentaire pour “Non, la philosophie, ce n’est pas sexy ! (3/3)

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