Pour « faire l’expérience » de la philosophie

« S’il vous plaît lecteur…dessine-moi un philosophe ! »
Au fur et à mesure, apparaît un homme, seul.
Il porte une barbe, des lunettes, il a les cheveux hirsutes…il pose sa tête dans sa main.
– Dis lecteur, pourquoi tu le dessines dans cette position ?
– Parce que le philosophe se pose plein de questions, il se “prend” littéralement la tête. C’est la pose philo quoi !
– Ah ah ! Merci pour ce clin d’œil cher lecteur ! Mais dis donc, c’est pas très confortable ton histoire…
– Oui, mais le philosophe se moque du confort. D’ailleurs il n’est pas très pragmatique, son truc à lui c’est les grandes idées !
– Justement, il me semble que tu l’as dessiné dans le ciel…
– Oui, parce que le philosophe vit en théorie, c’est bien connu ! Il cherche la vérité et le bien, et en théorie, tout se passe bien…

Clichés dites-vous ? Points de vues réducteurs sur le philosophe et la philosophie ? Oui. Mais pas que. Il est une part de vérité qui peut s’expliquer, en partie, dans la manière dont est enseignée la philosophie aujourd’hui dans de nombreuses universités françaises : un apprentissage principalement théorique, déconnecté de l’expérience. Il peut effectivement conduire à enfermer le jeune philosophe dans un « monde » un peu trop abstrait, où sa pratique de la philosophie n’a pas de liens avec ce qu’il vit.
Comment se traduit cet apprentissage ? En quoi est-il réducteur selon nous ? Quelles pistes proposons nous de creuser pour élargir le champ d’enseignement de la philosophie et donc sa pratique future ?
Pour parler plus concrètement, nous – La Pause Philo – nous appuierons sur notre expérience partagée de l’enseignement de la philosophie à la Sorbonne, que nous avons suivi pour la plupart jusqu’à la maîtrise (5 ans). Sachant que c’est un constat que nous avons fait depuis un certain moment et sur lequel nous avons beaucoup échangé durant nos études. Le fait est qu’il est partagé par de nombreux autres étudiants venant d’autres universités de Paris, de France, mais aussi d’autres pays.

POUR QUE LE PHILOSOPHE « FASSE L’EXPÉRIENCE » DE LA PHILOSOPHIE

1. Cet enseignement est figé : on nous apprend surtout « la philosophie », beaucoup moins « à philosopher ».
En effet, ce qui nous est enseigné c’est principalement les textes fondateurs de l’histoire de la philosophie. Ce qui n’est pas un problème en soi, au contraire, c’est essentiel ! C’est la manière dont ils sont envisagés qui pose problème : comme des éléments à connaître et non à comprendre ou à interroger. Voilà pourquoi nous disons que l’enseignement de la philosophie est figé : il s’apparente plus à une science qu’à une pratique.
Deux exercices uniques nous sont proposés pour nous évaluer : le commentaire et la dissertation. La dissertation étant, à l’initial, l’exercice dans lequel on « pratique » à proprement parler la philosophie, dans lequel on peut élaborer une réflexion critique… mais ce n’est pas vraiment le cas. Quel jeune philosophe n’a pas vécu cette désillusion en se rendant compte que le but de ces exercices était en fait principalement de ressortir ces connaissances et de bien les organiser ?
Cet enseignement est, selon nous, réducteur pour le philosophe et la philosophie. Essentiellement parce que la philosophie est avant tout une pratique, c’est-à-dire non pas une théorie figée mais une activité, un mouvement, une dynamique de la pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est fondamentalement une recherche. Philosophe, en grec philo-sophos, signifie l’« amoureux » ou l’« ami de la sagesse » comme le répétait sans cesse Socrate, et non pas “le sage”. Car le philosophe ne possède pas la sagesse, il la cherche ; il est celui qui est animé par cette tension, ce désir permanent de sagesse. Cette dernière, la sophia, n’équivaut donc pas à l’acquisition de connaissance mais bien à la recherche de la connaissance. C’est pourquoi il est nécessaire d’exercer l’apprenti philosophe à « faire l’expérience », par lui-même, de la recherche et de la construction d’une réflexion critique.

ArticleJuliettePozPhilo(1)
Dessin Fiamma Luzzati,
Le jour où Socrate s’est invité chez moi

POUR QUE LE PHILOSOPHE EXPÉRIMENTE LA PHILOSOPHIE

2. Cet enseignement est également assez fermé sur le monde, sur ce qui nous entoure. Ce que nous voulons dire par là c’est que la réflexion générée par l’étude d’un texte ou d’une question philosophique est rarement poussée au delà du cadre théorique, du côté de « l’expérience », de ce que nous vivons. L’histoire de la philosophie étant enseignée, comme nous l’avons vu, davantage pour elle-même – en tant qu’objet de connaissance – que pour développer notre propre pensée – ici en tant qu’outil de la connaissance – , nous sommes peu exercés à réutiliser nos connaissances pour faire des liens avec la réalité concrète. La philosophie à l’université, c’est comme si elle ne regardait pas le monde mais qu’elle se regardait elle-même…
Ne parlons même pas d’interaction avec le monde ! Le jeune philosophe est très peu incité à effectuer des expériences autres que côtoyer les bancs de la fac ou de la bibliothèque, ayant pour seule compagnie les Méditations métaphysiques de René Descartes et avec un peu de chance, son café froid…

ArticleJuliettePozPhilo(1)
Comprenez : « I Love Bibliothèque Saint Barbe »
…et non pas Backstreet Boys

L’exemple de Descartes choisi ici n’est pas pris au hasard puisqu’il renvoie à une longue tradition philosophique dont ce dernier fut l’un des penseurs clefs, et qui peut expliquer en partie cette espèce d’indifférence pour l’expérience : le dualisme ou la séparation entre l’âme et le corps. Dans cette lignée, la philosophie est considérée comme une discipline qui ne concerne que l’âme seulement, l’expérience philosophique est donc uniquement à envisager comme une « expérience de pensée », qui procède par abstraction du monde. Nous pensons que l’enseignement de la philosophie en France et en particulier à la Sorbonne dont nous parlons plus précisément, est encore empreint de cette tradition. Ainsi, et dans cette vision globalement abstraite de la philosophie, peu d’expériences concrètes sont proposées aux philosophes. Nous pensons ici aux stages par exemple, aux études de terrain, à des projets transverses, etc.
Derechef, comme dirait Descartes, nous soutenons que cet enseignement est limité et limitant pour le philosophe et la pratique de la philosophie.
En effet, la philosophie nous dit aussi que nous pouvons tirer des leçons de sagesse l’expérience. La sophia, signifie « jugement » ou « discernement », mais aussi « comportement » ou « conduite ». En ce sens, l’« ami de la sagesse » est celui qui cherche au moyen de la raison, mais aussi de l’expérience. Peut-être plus spontanément finalement…comme les enfants, dont nous pouvons dire après avoir effectué des « ateliers philo » avec eux, qu’ils sont de grands philosophes ! Et c’est souvent au moyen d’une expérience qu’ils en viennent à philosopher. A ce titre, j’ai vu un superbe film récemment sur un de nos plus grands philosophes français actuel, Marcel Conche, dans lequel il racontait qu’à l’âge de 6 ans, en se baladant dans les terrains en friche de son père, il eut une expérience métaphysique : il se demanda si le bout du sentier qu’il apercevait indiquait non seulement la fin de ce sentier mais aussi la fin du monde…
Marcel Conche est moins un philosophe de la nature qu’un philosophe dans la nature : elle est pour lui une réalité vivante dans laquelle il s’inscrit, un terrain d’échanges et d’expériences à partir duquel il construit sa philosophie. C’est d’ailleurs ce film qui m’a fait revenir à cette réflexion sur la vision qu’on a du philosophe, sur l’enseignement de la philosophie et ses limites, comment cela pourrait être dépassé.

DES PISTES DE RÉFLEXIONS À EXPÉRIMENTER

3. Nous proposons donc que l’enseignement actuel soit moins théorique, en creusant les possibilités qu’ouvre « l’expérience ».

1. Exercer davantage le jeune philosophe à « faire l’expérience », par lui-même de la réflexion critique. Ce n’est pas un exercice facile. Peut-être, en complément de l’étude des textes philosophiques, lui proposer de construire sa réflexion à partir d’une question simple, d’un sujet qui le questionne ou qui le touche personnellement. De la confronter aussi avec les autres, car c’est dans l’intersubjectivité que naît aussi sa réflexion critique.
Pourquoi ne pas proposer des « ateliers philo » à la fac ?
2. Se détacher de l’écriture qui ne constitue pas le seul médium pour exprimer la réflexion philosophique. Au contraire, si la philosophie est une réflexion en mouvement, l’écriture peut avoir tendance à la figer. Ainsi proposer davantage d’oraux, d’exposés, d’échanges ou de débats. Pour rappel, le doyen de la philosophie, Socrate, n’a rien écrit de son vivant. C’est Platon qui a retranscrit sa philosophie qui constituait en un mode de vie : il allait sans cesse à la rencontre des gens dans les gymnases, les échoppes, dans la rue, pour échanger directement avec eux sur différents sujets.
3. Évaluer moins ou autant sur les connaissances que sur la capacité à prendre de la distance avec les théories étudiées, à les interroger, à les comparer. Valoriser davantage la capacité à créer des liens entre les différentes idées, entre un concept théorique et une expérience pratique, etc.
4. Faire plus de sorties ! Même avec un petit budget, il est possible d’aller voir beaucoup de choses pour confronter la théorie à la pratique.
5. Dans la même lignée, proposer plus de stages, de projets collectifs, d’études de terrain, de la « recherche-action ».

Nous, les rédacteurs de La Pause Philo, nous avons fait un Master appelé Ethires, qui propose par exemple des missions en groupe, pour des entrepreneurs dans le but de leur apporter un éclairage philosophique et éthique sur leurs projets. C’est très formateur pour le philosophe car ça lui apprend à mobiliser ces connaissances sur un sujet concret, et à enrichir sa réflexion au fur et à mesure de la mission, et avec les autres.

ArticleJuliettePozPhilo(1)

Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Quelles idées souhaiteriez-vous partager avec nous pour améliorer la pratique de la philosophie ?

 

Un article par Juliette Didier-Champagne Toutes ses publications

5 commentaires pour “Pour « faire l’expérience » de la philosophie

  1. Sujet très concret basé sur de vécu ! La piste de réflexion numéro 3 : “Évaluer moins ou autant sur les connaissances que sur la capacité à prendre de la distance”, est en effet un point primordiale. Si nous ne sommes pas capable de remettre en question certaines pensées, finalement nous ne sommes plus à la “recherche” mais uniquement dans un jeu restitution. C’est un thème à développer dans plein de domaines…
    Merci pour cet article !

  2. Bravo pour la démarche que je découvre!
    Cet esprit critique vis-a-vis de l’enseignement que vous avez reçun est assurément un premier par vers la mise ne pratique de la philosophie et sur son sens.

    Je verrais bien un objectif supplémentaire s’il vous inspire: que vous puissiez faire le lien entre la pensée et le vécu humain. Quelle est la place de chacun? Quels sont les liens entre eux?
    Que la pensée et l’intellect ne soit plus juste détachés de “l’entièreté humaine”, mais en soit un aspect. D’ailleurs j’aime à penser que l’intellect devrait être un outil au service de la relation et du bien-être sur cette planète!! et vous?

  3. En vous lisant votre article je repense il y a bien longtemps au cours de philo du jeudi matin 2heures! Étude de Descartes : lecture d’un texte et question du professeur “que dit Descartes “??? Long silence…
    Petite expérience qui est tout à fait en accord avec votre article. Oui à la philo “sur le terrain” et grand merci à ces Rdv philo!

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