Peut-on croiser les chemins de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) et de la philosophie de terrain ? Est-ce que la détermination à penser l’action et le désir de donner du sens aux enjeux du vivre ensemble seraient les vecteurs d’un tel rapprochement ? En quête de réponses et de nouveaux émerveillements, La Pause Philo a interviewé Emmanuel Soulias, directeur général d’Enercoop, autour les idées et valeurs concernées par les services livrés par son entreprise. A la loupe : responsabilité environnementale, pensée écologiste, gestes militants et la notion (pas que) économique de “valeur”. Bonne pause !
Société coopérative d’intérêt collectif, Enercoop a pour objectif principal de développer les énergies renouvelables en France. Sociétés et associations telles que la coopérative Biocoop, l’ONG Greenpeace et la banque éthique La Nef, figurent parmi les fondateurs de cette coopérative qui rassemble notamment professionnels des énergies renouvelables, associations citoyennes, collectivités locales et citoyens. Son offre est unique car composée de 100% d’énergie renouvelable issue de petits producteurs. Enercoop garantit une traçabilité commerciale de l’électricité, ce qui permet de reverser aux producteurs ce qui est facturé aux consommateurs.
La Pause Philo : Pour commencer, pouvez-vous nous présenter Enercoop ?
Emmanuel Soulias : Enercoop a été créée en 2004 afin de contribuer au développement des énergies renouvelables, avec l’objectif de mettre les citoyens au coeur de cette dynamique. En impliquant les consommateurs dans les choix économiques, la gouvernance, et la relocalisation au sein d’un territoire de ces activités, il s’agit de créer un circuit court entre les producteurs d’énergies renouvelables et les consommateurs, et où l’on sait que derrière l’interrupteur il y a une activité économique, des gens, des emplois.
Enercoop a plusieurs métiers, dont le principal est celui de fournisseur d’électricité. Nous achetons de l’électricité auprès de producteurs d’éolien, solaire ou biomasse, afin de la revendre à nos clients. Nous comptons aujourd’hui 55 000 clients, dont à peu près 90% de particuliers ; les 6000 clients restant sont des entreprises, des PME, des collectivités… C’est un métier très technique, qui implique de manipuler de nombreuses données : celles des producteurs, de nos clients et celles d’Enedis, le réseau de distribution français d’électricité. Au quotidien, il faut également gérer l’intermittence et l’équilibre global, en s’assurant que les producteurs injectent suffisamment d’énergie pour suivre les consommations de nos clients. Par exemple, 95% de notre mix est lié à l’hydraulique, ce qui nous rend très dépendants de la pluviométrie. 2017 ayant été une année très sèche, nous avons moins produit et avons donc dû racheter des compléments.
À l’horizon 2020, l’objectif est d’avoir 150 000 clients, et de progressivement développer d’autres offres en élargissant la palette de métiers d’Enercoop.
« Nous sommes à présent en train de changer d’échelle, et nous avons eu des débats presque philosophiques qui ont duré longtemps au sein de la coopérative »
Pour ces nouvelles offres, nous nous adossons sur le scénario « négawatt », basé sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique , pour aider nos clients à mieux gérer leur facture d’électricité et la baisser, avec :
- la proposition d’une offre gaz renouvelable, issu de méthanisation ;
- le développement de la partie « production », en devenant nous-mêmes producteurs d’électricité ;
- et, pour un usage plus fin de nos consommations, la proposition de dispositifs allant au-delà de Linky “le compteur intelligent”.
Enercoop est un projet qui a démarré très lentement il y a une dizaine d’années. Nous sommes à présent en train de changer d’échelle, et nous avons eu des débats presque philosophiques qui ont duré longtemps au sein de la coopérative entre les salariés, les administrateurs et les sociétaires à ce sujet. Nous avons finalement fait le choix de grandir, avec des questions de fond : est-ce que grandir fait courir le risque de perdre son âme, de trahir le projet ? Ce changement d’échelle implique beaucoup de recrutement, d’investissements dans la partie système d’information… Cela veut dire aussi que nos pratiques ne sont plus tout à fait les mêmes : on fait plus de communication, de relations presse, et nous avons recruté des commerciaux qui vont voir des clients ou des prospects pour les inciter à souscrire. Nous essayons de garder le côté collégial et participatif : les salariés sont sociétaires et donc très impliqués dans la dynamique, et nous essayons de mettre en place un mode d’organisation plus holacratique. Nous faisons attention au bien-être au travail et veillons à ce que les collaborateurs soient impliqués dans le projet.
Un distributeur d’énergie
LPP : Qu’est-ce que ça veut dire pour Enercoop d’être distributeur d’énergie : c’est aussi gérer des parties prenantes, être engagé sur une action politique ? Est-ce qu’on peut voir la distribution comme une action politique ?
E.S. : Au sein de l’écosystème énergétique, nous occupons la fonction de fournisseur, à savoir un intermédiaire, qui achète l’électricité à un producteur et la vend à des consommateurs. En tant que coopérative, nous faisons un peu plus que ça, car nous mutualisons des moyens de production et des besoins de consommation. Nous agrégeons des producteurs qui veulent se développer et des consommateurs qui veulent changer le système, et qui ne résonnent pas que par le prix. Cette agrégation des moyens de production et des consommateurs se fait alors dans un système avec de la transparence, de la gouvernance économique.
Enercoop est une communauté qui rassemble des producteurs d’un côté et des consommateurs de l’autre, c’est pourquoi son modèle économique doit être équitable pour toutes les parties prenantes, en rémunérant correctement les producteurs tout en étant accessible aux consommateurs.
Une responsabilité vis-à-vis des citoyens et des territoires
LPP : Enercoop n’est pas qu’un fournisseur d’énergie, mais est aussi un acteur novateur de l’économie et de l’innovation sociale en France. Quels sont d’après vous, du point de vue de la responsabilité, les enjeux d’Enercoop envers les citoyens et les territoires ?
E.S. : À l’origine d’Enercoop, se trouvent des mouvements citoyens, des associations, des acteurs de l’ESS et des ONG environnementales. Mais ce qui a déclenché la création de ce projet a été la libéralisation du marché de l’énergie en France. Enercoop a été créée avec deux marqueurs forts :
- l’anti-nucléaire : il y a un scandale en France autour de cette énergie, dont on pouvait dire il y a trente ans qu’elle n’était pas chère, sûre et disponible… C’est un discours que l’on ne peut plus tenir aujourd’hui. Nous avons alors fait le choix de proposer du 100% renouvelable, avec une traçabilité et un contrat direct avec le producteur, dans une logique de commerce équitable, où l’on s’astreint à bien rémunérer les producteurs ;
- créer le service public citoyen de l’énergie : l’énergie est un sujet sur lequel il n’y a pas de transparence, qui est confisqué et géré par des technocrates. Nous mettons le citoyen au coeur de cet enjeu, afin qu’il ne soit plus uniquement un consommateur mais un consomm’acteur, impliqué dans les choix politiques, technologiques et les modalités de gouvernance.
« Enercoop appartient à ses sociétaires et non pas à ses fondateurs, à ses financiers ou à des individus. »
Nous avons décidé d’adopter un statut coopératif, et plus particulièrement un statut SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) : ce format permet d’intégrer toutes les parties prenantes à la gouvernance du projet. Nos 30 000 sociétaires sont organisés en collèges : les producteurs, les consommateurs, les salariés, les collectivités territoriales ou les acteurs de territoires sur lesquels on travaille, et nos partenaires de l’Économie Sociale et Solidaire. Dans le panorama des fournisseurs d’électricité, nous sommes les seuls à avoir ce statut coopératif. Notre gouvernance est démocratique, avec une transparence sur les comptes et le fonctionnement de la coopérative. Enercoop appartient à ses sociétaires et non pas à ses fondateurs, à ses financiers ou à des individus. Nous n’avons pas d’objectif de rentabilité à tout prix et sommes statutairement tenus de réinvestir 57% du profit dans le capital, des projets, des innovations.
« Ce choix de s’organiser en coopérative locale, c’est aussi pour que les territoires s’approprient ces enjeux »
Ce choix de s’organiser en coopérative locale, c’est aussi pour que les territoires s’approprient ces enjeux et pour prendre le contre-pied d’un système énergétique très centralisé, en estimant que l’enjeu énergétique en France n’est pas au niveau du pays mais d’un territoire et nous avons donc créé des coopératives locales (Enercoop Bretagne, Aquitaine, Midi-Pyrénées…). Il y en a 9 aujourd’hui et bientôt une dizaine à la fin de l’année. On ne consomme pas de la même manière selon que l’on soit près de Marseille ou de Lille : il s’agit de créer de la proximité. A terme, un consommateur à Marseille ayant une offre Enercoop saura que l’électricité qu’il consomme a été produite dans un rayon de 60 km et qui en sont les producteurs.
L’autre enjeu de la re-territorialisation est celui de l’emploi local. Plutôt que de créer de l’emploi autour des 58 réacteurs nucléaires en France, on essaime sur un territoire.
Enfin, nous avons fait le choix de rémunérer les producteurs d’électricité renouvelable un peu plus cher que le marché. Nous pensons que c’est vertueux car il y a de la transparence, des conseils et de la traçabilité. Chez Enercoop je paye légèrement plus cher, mais je sais que cet argent va aller directement rémunérer un producteur, qui a un projet renouvelable familial ou participatif.
Le militantisme chez Enercoop
LPP : Si au départ il y avait déjà une niche avec des citoyens déjà très engagés et acculturés, avec un rêve politique, maintenant les choses ont beaucoup changé. Comment peut-on faciliter l’appropriation de nouvelles conduites écologiques en restant dans cette posture militante ? Que devient ce militantisme chez Enercoop aujourd’hui ?
E.S. : Nous avons eu ce débat aussi en interne il y a quelques années lors de la refonte de la marque, nous nous sommes demandés si on gardait la baseline « L’énergie militante ». Les agences de communication interpellées nous disaient que c’était trop guerrier, qu’il fallait s’ouvrir à une autre cible, plus écolo-sensible. Nous avons décidé de garder ce slogan car il est fort et que, même si les choses ont changé, il nous dit qu’il y a toujours besoin d’être impliqué, engagé, parce qu’on n’est pas encore sortis du tunnel. Ce slogan nous dit qu’’Enercoop reste un projet transformateur et qu’il s’agit de transformer par l’exemple. S’il n’y a pas besoin d’être militant pour passer chez Enercoop, le geste est militant : on fait le choix de payer une facture à un acteur qui ne va pas s’enrichir, et on choisi un fournisseur qui va continuer à développer les énergies renouvelables. Ce système n’est pas encore tout à fait stable et au point. Rien que le fait de devoir payer plus cher nos producteurs pour qu’ils puissent survivre est un vrai acte militant, dans la mesure où c’est un choix politique et économique : je « vote » en tant que consommateur (il est d’ailleurs beaucoup plus efficace de voter avec son porte-monnaie que de voter avec son bulletin parfois !), et en privilégiant la décentralisation, le choix du renouvelable, la non-lucrativité.
Valeur économique et efficacité énergétique
LPP : Depuis 2014 le secteur de l’ESS est sorti de l’obscurité grâce à la loi Hamon : désormais on parle de l’ESS comme véritable créateur d’emploi. L’Etat s’attend donc à ce que les structures qui le font augmentent leur échelle et leur performance économique… Le questionnement sur ce qu’est la valeur traverse en effet les acteurs de l’ESS, les think tank notamment, car on ne peut pas rester sur la valeur économique au sens classique du terme. Pour ce qui est d’Enercoop, il me semble que vous faites une double promesse, celle de l’efficacité énergétique et celle de l’efficacité économique sur le long terme. D’après vous, la valeur dans l’ESS qu’est-ce que c’est ? Est-ce qu’on ne risque pas de monétiser l’écologie ?
E.S. : D’abord, Enercoop est une entreprise : nous avons un enjeu purement économique d’être rentable, car on ne pourra pas vivre uniquement avec des subventions et il faut montrer que notre modèle fonctionne, parce que nous sommes dans un milieu très concurrentiel.
Mais ce n’est évidemment pas notre seul objectif et notre seule valeur : notre système crée de l’emploi à l’échelle locale. Par exemple, nous avons fait le choix d’internaliser notre relation client, ce que la plupart de nos concurrents sous-traitent à des centres d’appel au Maroc ou au Sénégal, etc. Ici, ce sont des gens en CDI dans nos locaux, qui sont salariés et sociétaires de la coopérative. On contribue à aider les petits producteurs, à ce que eux-mêmes embauchent et puissent montrer que leur modèle fonctionne.
Pour la valeur environnementale, plus nous avons de clients et plus ça veut dire qu’il y a des gens qui utilisent des énergies renouvelables et ne génèrent pas de gaz à effet de serre, et autres externalités sociales et environnementales négatives.
Tout n’est pas valorisable et traduisible en chiffres et, si le bilan carbone est facile à mesurer, les modes de consultations plus participatifs le sont plus difficilement. Cet enjeu de rendre compte en permanence de la valeur créée est ce que le philosophe Patrick Viveret, qui nous aide à réfléchir sur ces questions, appelle la « quantophrénie », comme la schizophrénie qui, lorsque l’on crée une valeur extra-financière, implique pour l’évaluer de d’abord mettre des grammes, des nombres de réunions et des euros. Nous pensons que donner quelques chiffres et indicateurs montre qu’un projet ne manque pas de sérieux, mais on ne quantifie pas tout non plus. Nous ne sommes pas dans cette dynamique de monétiser à tout prix et nous nous limitons à une explication des plus transparentes.
Le site d’Enercoop : http://www.enercoop.fr/
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