D’un tsunami virtuel à une panique bien réelle : une nécessaire reprise de contact avec le monde

Le samedi 23 janvier un séisme d’une magnitude de 7,1 dont l’épicentre était situé en Antarctique aurait pu avoir des conséquences dramatiques pour la population chilienne. Assez rapidement, il est apparu que le phénomène n’aurait pas de conséquences importantes et que les seules personnes à évacuer étaient les 80 situées sur une base scientifique en périphérie directe du continent. L’alerte qui était censée leur intimer l’ordre de quitter les lieux a malheureusement été transmise à l’ensemble des Chiliens habitant dans les zones côtières (ce qui n’est pas peu dire quand on voit la géographie du pays). S’en sont suivies des scènes de paniques bien compréhensibles dans une région qui subit très régulièrement des séismes. Pour compliquer le tout, un tremblement de terre impactant Santiago, la capitale, s’est produit en suivant et a ajouté à la confusion bien qu’il n’ait heureusement pas provoqué de dégâts. L’absence de victime donne à la chose un caractère plutôt comique : des milliers de personnes semblent avoir été sommées inutilement de s’enfuir… Mais on peut avoir un sérieux doute sur le fait que la situation prête véritablement à sourire.

Un doute ? Surtout ne pas demander aux ours ce qu’ils en pensent

Le doute sur la façon dont il faut comprendre le réel est un indice assez sûr de la possibilité, voire de la nécessité, de mobiliser une réflexion philosophique qui est en générale associée (à mon avis à juste titre) à la volonté de (se) questionner. Philosopher c’est donc probablement être curieux c’est-à-dire porter attention aux êtres et aux choses ; c’est la curiosité qui permet de prendre acte de ce qui ébranle notre compréhension des choses (elle n’est donc pas forcément qu’une façon indiscrète, insistante, voire malsaine d’épier autrui). Si, donc, le doute nous conduit à porter un regard philosophique sur l’étrange affaire présentée plus haut, on peut commencer par y voir la confirmation du fait que la technique porte en elle ses propres risques, soit que son usage soit mal calibré aux problèmes qu’il s’agit de régler (ici un usage abusif de l’alerte par SMS), soit qu’elle comporte en elle-même des failles par nature imprévisibles (ici la difficulté de maîtriser des procédures complexes d’alerte en urgence par les opérateurs).

Ces deux thèmes, outre qu’ils nous confirment dans l’opportunité de douter de la valence comique de la situation, renvoient à des questions classiques en philosophie et le lecteur intéressé pourra, sur le premier, se reporter par exemple, et puisque la géographie polaire de ce texte incite à recourir à la faune correspondante, au « raisonnement de l’ours » étudié par V Descombes (Descombes, 2009) à partir de la fable de La Fontaine « L’Ours et l’amateur des jardins ». Le protagoniste de cette fable se demande comment éliminer la mouche qui empêche son ami le jardinier de dormir. L’animal répond : en écrasant l’insecte au moyen d’un pavé…avec les conséquences que l’on imagine sur le dormeur. C’est bien le même type de procédé que les Chiliens ont eu à subir. Mais je voudrais dans ce texte plutôt m’intéresser à la deuxième question, qui concerne les risques induits par la technique elle-même et pas seulement par son usage.

La fronde des glaces ?

Si porter un regard philosophique c’est aiguiser son attention au monde, alors il nous faut en premier lieu examiner de près ce qui constitue la situation en question. De ce point de vue, il n’est peut-être pas inintéressant de prendre en compte la spécificité du « sujet » en jeu : le continent Antarctique est en effet évocateur de dimensions très actuelles de la vie humaine. Il mobilise dans notre imaginaire collectif des questions relatives à notre survie, par exemple via la problématique du réchauffement climatique. On peut alors préciser un peu plus la nature du doute philosophique en jeu : nous avons affaire à un fait qui n’est ni vrai ni faux (un vrai-faux tsunami) et comportant de nombreuses ramifications : il mêle des dimensions physiques (le tsunami), sociales (les effets produits sur les organisations humaines), mais aussi symboliques.

C. Salavestru nous rappelle qu’une réponse à un problème ne peut prétendre à un régime de vérité que si le donné de départ est vrai. Si ce n’est pas le cas, la réponse sera par nature discutable (Sălăvăstru, 2020, p. 55). C’est bien dans ce cas que nous nous trouvons : le sujet abordé ici ne peut donner lieu à une déduction logique à partir d’un donné de départ indiscutable. Il s’agit plutôt de commencer par construire une représentation des questions en jeu.

La pensée d’Hartmut Rosa paraît être une bonne candidate pour cela. Rosa nous alerte en effet sur les conséquences de notre volonté de rendre le monde totalement « disponible », c’est-à-dire techniquement, économiquement, scientifiquement connaissable et mobilisable. Pour lui, c’est cet objectif qui rend impossible tout dialogue entre l’homme et le monde (Rosa et al., 2018) et qui est probablement l’une des causes 1/ de l’augmentation des risques naturels (dont celui des tsunamis) et 2/ de la difficulté à modifier nos modes de vie pour pérenniser notre possibilité d’existence sur cette terre.

Pour lutter contre ces regrettables penchants, Rosa promeut la résonance, qu’il caractérise par la capacité d’être affecté par le monde, de le prendre en compte et surtout d’accepter qu’il se manifeste dans des conditions que nous ne pouvons prévoir ou maîtriser. Que retenir de ces propositions pour questionner la mésaventure chilienne ?

N’ayons pas froid… aux  yeux

K. O. Knausgaard prétend 1/ que « les limites la réalité, notre réalité humaine, sont constituées de tout ce qui est visible ET reconnaissable en nous et entre nous. Chaque fois que cela change, la réalité change » (Knausgaard, 2020, p. 430) et 2/ que « la question est de savoir ce qu’est le sens : ce qui est important, c’est le regard, pas ce qu’il voit » (Knausgaard, 2020, p. 446).

Comme souvent quand le sujet est délicat, nous pouvons compter sur les écrivains pour nous aider à y voir (un peu) plus clair. En l’occurrence, que nous propose ce sauveur norvégien (il faut bien que l’issue nous vienne du cercle polaire) ? Deux idées essentielles et complémentaires au travail de Rosa :

  • d’abord, si un mouvement de repositionnement envers le monde doit avoir lieu, il ne peut être véritable que s’il est collectif
  • ensuite, que c’est la façon dont on est près à accueillir ce que l’on voit qui peut être le moteur de ce processus.

Si je peux me permettre cette expression douteuse, il faudrait que nous n’ayons pas froid aux yeux, même si les questions en jeu sont glaçantes et ont effectivement de quoi effrayer les plus courageux. Rosa et Knausgaard nous proposent leur aide à la condition que nous ayons été saisis d’un doute (philosophique) et que nous acceptions de mobiliser une vision poétique du monde, combinatoire du sensible et du sensé. C’est à cette condition que nous pourrons entrer en contact avec ce que peuvent nous dire les glaces australes, c’est-à-dire d’accéder aux signes d’un continent à la fois témoin et prophète de notre destin collectif. Les pôles, et l’Antarctique en particulier, donnent une image du monde tel qu’il pourrait être sans l’intervention de l’homme. Ce continent représente à la fois la force de la nature brute et un indicateur de l’altération de cette dernière. Le tsunami plus ou moins imaginaire qui aura bien occupé nos amis chiliens aura alors été un salutaire moyen de poursuivre notre travail de reprise de contact avec le monde.

 

Un article par Vincent Lorius Toutes ses publications

 

Pour aller plus loin :

Descombes, V. (2009). Le Raisonnement de l’ours Et autres essais de philosophie pratique. Seuil. Paris

Knausgaard, K. O. (2020). Mon combat. Roman 6, 6,. Denoël. Paris.

Rosa, H., Zilberfarb, S., & Raquillet, S. (2018). Résonance : Une sociologie de la relation au monde.

Sălăvăstru, C. (2020). Quand philosopher, c’est questionner. Revue internationale de philosophie. 2020/4

 

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