De la vie en transit des migrants, à la vie hors-la-loi des gangsters au cinéma : quand la philosophie mène l’enquête – Interview de Sophie Djigo

Peut-on imaginer un quelconque point commun entre les migrants de la “jungle” de Calais et les films de gangsters ? D’un côté, une vie “en transit” dans des non-lieux, certes pleine de violence mais aussi de projets et d’espoir, et de l’autre des figures fictionnelles romanesques et hors-la-loi : et si leur point commun était la lutte contre les déterminismes sociaux ?

La philosophe de terrain Sophie Djigo nous expose dans cette interview deux versants de ses travaux de recherche, guidés par une même interrogation autour du poids des déterminismes et des politiques publiques qui pèsent sur chacun d’entre nous.

En vivant aux côtés des migrants de la “jungle” de Calais, Sophie Djigo a pu recueillir leur parole et faire émerger une autre figure du réfugié que celle que l’on voit dans les médias. La philosophie de terrain apparaît comme le moyen de passer des idées à l’action, et la figure du chercheur se découvre une facette militante dans le choix de ses sujets de recherche.

Sur un versant en apparence tout à fait différent, le succès des films de gangsters s’avère pourtant riche d’enseignement sur nos propres peurs et désirs de réussite.

Sophie Djigo présentera également ses travaux lors de la prochaine édition de la Semaine de la pop philosophie, à l’occasion d’une table-ronde aux côtés de Franz-Olivier Giesbert autour de “L’éthique du gangster au cinéma : une enquête philosophique”, le mardi 29 octobre à 19h au théâtre de la Criée. 

Une philosophie ancrée au terrain

La Pause Philo : Pour commencer, pouvez-vous vous présenter ainsi que vos sujets de recherche ?

Sophie Djigo : Je suis professeur de philosophie en lycée à Roubaix, et je mène par ailleurs une activité de recherche en tant que philosophe de terrain : j’ai le souci dans mes travaux de coller au réel et d’être dans un démarche factuelle, empirique. Mes champs de recherche sont assez variés si on regarde les différents ouvrages que j’ai publié, mais l’on y retrouve essentiellement de la philosophie politique.

Je m’intéresse tout particulièrement aux questions sociales. J’ai notamment travaillé sur la figure du gangster par la médiation du cinéma (ce qui est plus facile que de se confronter aux gangsters réels !). A travers cette enquête, je me suis interrogée sur les raisons d’un tel intérêt populaire pour ces personnages fictionnels.

Depuis 2014, je travaille également sur les effets des politiques publiques sur ceux qui les subissent directement, notamment autour des migrants de la “jungle” de Calais.

Je revendique tout particulièrement un ancrage et une participation au terrain. Si le monde académique s’intéresse plutôt à l’histoire de la philosophie, aborder l’actualité sous un angle philosophique n’est pas quelque chose de nouveau. Beaucoup de chercheurs privilégient partir de l’empirique pour leurs études et traitent de questions très contemporaines.

Pour moi cela relève de la transmission. En tant que chercheur, il s’agit d’avoir un regard approfondi sur ce que nos sociétés traversent actuellement, et de faire en sorte que ces questions ne soient pas confisquées par les médias.

La philosophie peut avoir envie de tenir le pari du terrain sans passer par la sociologie, et nous disposons de nos propres outils conceptuels pour mener cela à bien.

Des figures comme Pierre Bourdieu en sociologie et Jeanne Favret-Saada en ethnographie m’ont beaucoup marquée. Ils ont tous les deux fait des études de haut niveau en philosophie avant de « basculer » vers d’autres formes de recherche. Il me semble pourtant qu’ils sont restés des philosophes de terrain dans leurs travaux car ils abordent le terrain avec des outils qu’ils ont hérité de la philosophie. En particulier ils démontrent un grand intérêt pour le discours et les représentations qu’ont les personnes rencontrées dans leurs enquêtes. Ce choix relève aussi d’une forme de modestie, où l’on sollicite directement l’expertise de ceux qui vivent une situation, plutôt que de les appréhender avec distance en tant qu’objets de recherche.

 

Vivre aux côtés des migrants : l’autre facette des politiques publiques

LPP :  Vous avez publié deux enquêtes autour des migrants : Les migrants de Calais, enquête sur la vie en transit en 2016, et Aux frontières de la démocratie, de Calais à Londres sur les traces des migrants, qui vit tout juste d’être publié en septembre 2019. Pouvez-vous nous dire ce qui a motivé vos travaux sur ce sujet et comment vous les avez menés en tant que philosophe de terrain ? 

S. D. : L’élément déclencheur de ce travail est un questionnement autour des mots employés pour qualifier les campements de migrants. Ces campements n’étaient pas un phénomène nouveau, mais il n’y a qu’à Calais qu’on les appelait des “jungles”. Ce terme est très choquant, j’ai donc commencé à m’interroger là-dessus afin de savoir pourquoi il avait été choisi. Derrière cette qualification, il y a des raisons historiques et politiques issues d’un imaginaire colonial assignant une identité à l’étranger, dont il ne peut se départir.

J’ai ensuite voulu voir quels sont les mots qu’utilisent les migrants eux-mêmes pour qualifier leur expérience de la vie dans les campements, en dépit de ces termes imposés. Grâce à ce travail d’enquête, il s’agit produire un contre-discours par les migrants eux-mêmes, restituant leur propre expérience de vie dans ces zones de frontières, qui sont un peu des non-lieux.

Mon parti pris était de considérer ces personnes comme des sujets : ils sont autre chose que des victimes d’horreur, ce sont de “vrais gens” qui utilisent leur raisonnement pour agir. Ces migrants se pensent comme des résistants. Malgré l’impuissance dans laquelle on essaye de les confiner et les violences dans lesquelles ils sont plongés, les migrants ont des projets et luttent pour les mener à bien. Ce travail est aussi une interrogation sur ce qu’est être un être humain. Même dans des conditions extrêmes, privés de droits et d’à peu près tout, on essaye de garder un minimum la main sur notre existence.

J’ai été à l’écoute de leurs mots, afin de tirer un maximum de connaissances à partir du savoir qu’ils possèdent. La construction de mon travail philosophique s’apparente à un acte de traduction, ainsi que d’une valorisation de leurs voix.

Ces personnes sont en effet dans une position de subalternes et hors du champ du savoir académique. Personne ne les entend dans leur propre langue, et ils vivent des choses tellement difficiles qu’elles ne se racontent pas. En donnant une voix à ceux qui en sont privés, je montre que l’on peut engager un travail conceptuel faisant le lien entre ces récits, ces analyses et les politiques migratoires dont elles sont issues, montrant ainsi la réalité des actions de nos gouvernements. C’est pourquoi, mes travaux s’adressent directement aux citoyens, ce ne sont pas des confessions thérapeutiques. Ils possèdent une dimension militante et s’inscrivent dans le cadre d’une volonté de réforme politique. On ne peut pas faire comme si on ne savait pas comment vivent ces gens.

J’ai utilisé des méthodes d’enquête différentes pour ces deux travaux. Pour le premier, Les migrants de Calais, enquête sur la vie en transit publié en 2016, j’ai passé 9 mois sur le terrain dans les campements, dont 6 à réaliser des interviews. J’ai ainsi pu recueillir les témoignages de plus d’une centaine de personnes, ce qui m’a permis d’avoir une approche quantitative basée sur le recoupement, en regardant quels étaient les mots et les représentations qui émergeaient de ces discours.

Dans mon dernier livre, la situation politique ayant changé entre temps, j’ai adopté une toute autre approche, en suivant cette fois-ci un petit groupe d’une dizaine de jeunes éthiopiens qui se connaissaient entre eux. Durant un an et demi, j’ai vécu avec eux autant que possible, et lorsque je ne pouvais pas être présente nous échangions quotidiennement par vidéo call ou messenger.

Les premiers temps, l’enquête fut difficile à commencer puisqu’il fallait gagner leur confiance et leur sympathie. Je les ai obtenues petit à petit, en leur expliquant que tout ce qu’ils allaient me dire pouvait finir publié dans le livre. Le moment de la restitution les a fait beaucoup rire, en découvrant les moments et échanges que j’ai choisi de raconter. Il y avait chez eux un réel plaisir d’avoir contribué à ce travail : ils ont conscience d’avoir vécu quelque chose d’inédit, et que cela doit être dit. Ils ont eu le souci de participer à ce livre avec la conviction qu’il sera utile. Il s’agit peut-être d’une forme de naïveté de croire que cela pourrait changer quelque chose, mais c’est en tout cas une naïveté que je partage aussi en tant qu’auteur et qu’ont peut-être certains de mes lecteurs…

Car la philosophie peut participer au développement d’un engagement citoyen : j’ai moi-même fondé un collectif d’hébergement citoyen des migrants (Migraction59). Une fois qu’on est conscient de cette réalité, on ne peut pas ne pas agir. On touche ici quelque chose de primordial en philosophie : le lien entre la vérité et l’action. Une fois que l’on est informé, la manière dont on réagit relève d’un choix et ne rien faire c’est quelque part être complice.

 

La figure du gangster au cinéma : une cristallisation de nos peurs et de nos désirs

LPP : Par ailleurs, une partie de vos travaux porte sur des aspects plus “pop philo”, avec L’éthique du gangster au cinéma, une enquête philosophique, paru en 2016. Pourquoi avoir choisi ce terrain de recherche ? Une approche relevant de la pop philosophie permet-elle de mieux toucher le grand public ? 

S. D. : J’ai choisi le cinéma comme objet de recherche car c’est un art qui intéresse un large public, les films de gangsters en particulier car ils ont beaucoup de succès dans des milieux hétérogènes. Ces films font partie d’une culture commune, ils touchent même les jeunes générations. Tout le monde connaît le parrain ! Cette culture commune a également la particularité d’être récente (les premiers films de gangsters remontent aux années 30) et de ne pas passer par l’enseignement scolaire.

Ces œuvres ont bien souvent de grandes qualités formelles, ce qui les rend appréciées par les cinéphiles, ainsi que des qualités sur le fond, puisque ce sont des récits tragiques de grandes figures, dont l’ascension et la chute sont très intenses. Il y a quelque chose de très romanesque chez les personnages des gangsters.

Pour autant, ce qui est rare dans le cas de ces films par rapport à d’autres catégories, est qu’ils touchent également beaucoup les classes populaires. La figure du gangster exerce une grande séduction dans les quartiers sensibles de par sa violence révolutionnaire, qui consiste à utiliser la violence physique pour endiguer une symbolique venant d’en haut.

Ces figures fictionnelles sont attrayantes car elles cristallisent nos peurs. Nous avons peur de la violence que l’on a en nous, de mal finir, de n’être rien, d’être exclu du système, d’être responsable de nos échecs… Mais les gangsters cristallisent également nos désirs, en particulier celui d’être quelqu’un. “Être quelqu’un” est plus fort que le désir de réussite, il ne s’agit pas juste d’avoir un diplôme ou un bon emploi, il y a une dimension morale derrière, un prestige. Dans ces films, une notion de succès dépend directement de nos actes. Les gangsters ont souvent une morale forte, des codes d’honneur, des valeurs. Tous ces éléments sont très puissants au regard de notre imaginaire.

Mais ces films racontent aussi et avant tout l’histoire de gens subalternes destinés à reproduire les inégalités sociales. Les gangsters au cinéma se révoltent contre les déterminismes dont ils sont victimes. Ils refusent cette situation et utilisent des voies parallèles pour conquérir une forme de réussite. Étant nous-mêmes victimes de déterminismes, nous avons donc de la sympathie envers ceux qui réussissent à court-circuiter le système…

 

Pour aller plus loin :

Une interview réalisée par Marianne Mercier Toutes ses publications

Un commentaire pour “De la vie en transit des migrants, à la vie hors-la-loi des gangsters au cinéma : quand la philosophie mène l’enquête – Interview de Sophie Djigo

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