« C’est moi le chef ! » Nombreuses sont les situations où l’enfant teste son pouvoir sur son entourage, cherche à l’imposer et pas toujours pour de bonnes raisons. Lorsque l’on prend conscience que son « pouvoir de » (parler, agir…) peut devenir un « pouvoir sur » (les choses, les autres), il est tentant de l’utiliser dans son propre intérêt. Ce phénomène se retrouve au sein du pouvoir politique. On peut penser à ce titre aux propos de Montesquieu dans De l’esprit des lois, IX, VI, « c’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser : il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites […], il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Mais c’est aussi la nature propre du politique, régime permanent de l’exception selon Carl Schmitt, qui risque de faire apparaître les décisions comme arbitraires, précipitées ou polémiques . Il n’est pas toujours aisé de déterminer selon quel principe il faudrait gouverner étant donné la contingence des affaires humaines (fluctuations économiques, imprévus climatiques, guerres, épidémies, conflits sociaux…). En outre, les normes ne dérivent pas des faits mais présupposent toujours des valeurs qu’on a jugées d’intérêt supérieur. Gouverner c’est donc toujours privilégier et renoncer. Et c’est bien ces valeurs qui dans une démocratie doivent faire l’objet de discussion et nous amènent à nous demander : Comment bien gouverner ? Qu’est-ce qu’un bon chef ?
Ce sont ces questions que l’on retrouve au cœur de l’album Je veux voir le directeur d’Anne-Isabelle Le Touzé aux éditions Clochette. Il s’inspire de La ferme des animaux de Georges Orwell qui utilise le même procédé : l’anthropomorphisme pour décrire les rapports humains en société. « A la ferme des Mille fleurs, c’est la grogne générale. Le fermier a fêté son anniversaire et donné tous les restes du repas au gros chien. Et pas question pour celui-ci de partager ! » C’est dans ce contexte (injuste ?) de répartition des richesses, que débute l’histoire de cet album. Le même jour, la ferme accueille un nouvel arrivant : un cochon qui demande immédiatement à voir le directeur. Mais quel directeur ? Et pourquoi devrait-il y avoir un directeur?
« Pour régler les problèmes, prendre des décisions, diriger la vie de la ferme. », dit le cochon qui se propose immédiatement pour ce poste. Mais c’est sans compter sur l’escargot, le coq qui se proposent aussi ! Comment choisir alors ? « Comment savoir qui sera le meilleur directeur ? ». C’est le problème de départ, le partage des restes du repas, qui permettra de départager les différents candidats : quelle est la meilleure répartition, la plus juste ? On peut ici arrêter l’histoire et demander aux enfants ce qu’il choisirait s’ils étaient candidats au poste de directeur de la ferme. On peut ensuite les inviter à évaluer les propositions de chaque animal. Que dire de l’escargot qui veut qu’on fasse attention à lui ? Du coq qui s’estime le plus vieux donc le plus sage ? Ou le cochon qui a eu l’idée ?
Cet album est vraiment intéressant pour aborder la question de la démocratie et de ce qui fait un bon chef. On s’aperçoit au final que le vrai chef, c’est les autres puisqu’en décidant tous ensemble qui serait le bon chef ils sont déjà dans une démarche démocratique. L’album est aussi intéressant pour questionner la juste répartition des richesses et imaginer qu’elle peut aussi impliquer l’équité et la fraternité.
Thèmes : Pouvoir, Chef, Démocratie, Vivre-ensemble, Société, Justice/Injustice
Questions de compréhension et de discussion avec vos enfants, ou pour animer un atelier-philo :
-Pourquoi à la ferme des Mille Fleurs, est-ce “la grogne générale” ? Trouves-tu que c’est une bonne raison pour qu’il y ait un conflit ?
-Pourquoi à ton avis le chien ne veut-il pas partager son repas ?
-Pourquoi le cochon est-il étonné qu’il n’y ait pas de directeur à la ferme ? Faut-il forcément un chef ? à quoi ça sert ?
-Les animaux de la ferme pensent qu’il n’y a pas de problèmes à la ferme. Le cochon rétorque qu’il y a toujours des problèmes”. Qui a raison ? Pourquoi ?
-Si tu devais proposer ta candidature pour être chef de la ferme (de la classe, d’un groupe), que dirais-tu pour convaincre les autres de voter pour toi ?
-Que penses-tu de l’escargot qui souhaite être chef pour qu’on fasse attention à lui ? Penses-tu que c’est une bonne raison pour être chef ?
-Que penses-tu du cochon qui se propose “puisque personne ne sait à quoi ça sert” ? Penses-tu que c’est une bonne raison pour être chef ?
-Que penses-tu du coq qui se propose parce qu’il est “le plus vieux et le plus sage de tous” ? Penses-tu que c’est une bonne raison pour être chef ?
-Pourquoi penses-tu qu’avant de voter, il faut savoir “qui sera le meilleur directeur” ? Les raisons de l’escargot, du cochon et du coq ne sont-elles pas suffisantes ?
-Quel test proposent le chat et l’oie ? Trouves-tu que c’est un bon test ? Pourquoi ? Que cherchent-ils à voir avec ce test ?
-Pourquoi les animaux ne veulent-ils pas du cochon, du coq et de l’escargot ?
-Que penses-tu de la proposition du chat et de l’oie ? Pourquoi le chien n’est-il pas d’accord ? Trouves-tu qu’il a raison de ne pas être d’accord ?
-Qu’est-ce qu’un chef ?
-Faut-il un chef ? À quoi sert un chef ?
-Qu’est-ce qu’un bon chef ? Comment savoir si un chef est bon avant de voter pour lui ?
-Pourquoi peut-on souhaiter être chef ? Pourquoi peut-on ne pas vouloir être chef ?
-À quoi reconnaît-on un chef ?
-Les chefs peuvent-ils tout décider ?
-Que nous apprend cette histoire sur le pouvoir ?
Une chronique par Charlie Renard Toutes ses publications
Pour aller plus loin :
–Mario Ramos, Le petit Guili, École des loisirs, Collection Pastel
-Jérôme Ruillier, Ubu, Bilboquet-Valbert
-Charlotte Labaronne, Truc, Didier Jeunesse
-Brigitte Labbé, Michel Puech, Le chef et les autres, Milan, « Goûters Philo »
–Jorg Mühle, Deux pour moi, un pour toi, Collection Pastel, Ecole des Loisirs
–« L’homme est par nature un animal politique. » Aristote
–« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Étienne de La Boétie
Et les grands classiques :
Max Weber, Le Savant et le Politique
Machiavel, Le Prince
Platon, La République
Aristote, Politiques