« C’est de nos vulnérabilités que nous tirons les inventions humaines les plus bénéfiques » – Présentation de la plateforme Ethique-Pandémie.com

La période que nous traversons actuellement constitue un exemple du fait que l’expertise pure et la compétence technique ne suffisent pas pour prendre une décision pleinement éclairée. Dans cette perspective, les “bonnes” décisions en démocratie reposent sur la capacité à comprendre l’ensemble des points de vue autour d’une même situation.

Face à l’urgence dans laquelle la crise liée au Covid-19 nous a collectivement plongés, la plateforme Ethique-Pandémie entend rassembler des chercheurs de tous horizons afin de penser ce que nous vivons. L’éthique est ici appréhendée au regard de sa capacité à permettre un débat contradictoire et démocratique.

Pour nous parler de ce projet, de ce qui a motivé sa création et des problématiques qui animent ses initiateurs, nous avons interrogé deux membres du conseil éditorial du site :  Sébastien Claeys, Responsable de la médiation et chercheur en philosophie à l’Espace éthique Île-de-France, et Florent Trocquenet-Lopez, professeur de littérature en Khâgne au lycée Jean-Pierre Vernant de Sèvres.

La concertation et l’interdisciplinarité pour éclairer la crise

La Pause Philo : Vous êtes à l’origine du projet “Ethique-Pandémie.com” : comment vous êtes-vous rassemblés et pourquoi ? En quoi consiste ce projet ?

Sébastien Claeys : Nous nous sommes rassemblés à l’initiative d’Emmanuel Hirsch qui dirige l’Espace éthique Île-de-France. Il nous a semblé qu’il était nécessaire, alors que nous allions entamer la phase de déconfinement, de mobiliser une équipe pluridisciplinaire qui rassemble des juristes, des philosophes, des sociologues, ou encore des médecins, en vue de réfléchir aux tenants et aboutissants de l’expérience collective que nous étions en train de vivre. A l’origine de ce projet, il y a un sentiment de déboussolement.

Florent Trocquenet-Lopez : Il ne s’agit pas d’imposer un savoir descendant sur une expérience qui a été vécue si diversement par l’ensemble de la population. L’idée est au contraire de permettre une concertation et des échanges éclairés entre les membres du conseil éditorial et les internautes, sur des sujets aussi divers que l’application StopCovid, les modalités du déconfinement, la définition de la vulnérabilité. Nous voulons être au cœur des débats et susciter le débat.

Réfléchir, débattre, gouverner

LPP : Quels sont les liens entre la réflexion éthique et la concertation publique que vous souhaitez activer ?

Florent Trocquenet-Lopez : On ne peut pas vivre en démocratie et ne pas donner aux citoyens la possibilité de se forger un point de vue en dialogue, voire en confrontation avec les points de vue de leurs concitoyens. En démocratie, gouverner c’est débattre.

Sébastien Claeys : Nous ne concevons pas l’éthique comme une discipline d’experts, comme un corpus de valeurs, ou comme une pratique du consensus à tout prix. Nous pensons l’éthique en acte comme une médiation qui permet de mettre en lumière les lignes de fracture d’un débat et de se mettre d’accord sur nos désaccords, comme le dit le philosophe Patrick Viveret

LPP : Vous partez du constat : “Il est plus délicat d’assumer les choix politiques dans la lutte contre une pandémie en démocratie, plutôt que dans le cadre d’un régime totalitaire.” Pourquoi ?

Florent Trocquenet-Lopez : C’est tout le paradoxe de la démocratie qui est posé : un régime fondé sur l’instabilité (des gouvernants, des lois, et même de la constitution). Il semblerait à première vue qu’un régime démocratique soit plus vulnérable qu’un régime autoritaire face à une crise comme la pandémie du Covid-19. On a beaucoup vanté le modèle chinois ou sud-coréen dans les premières semaines de la crise. Il s’est avéré que les hésitations de nos gouvernants dans le traitement de la crise n’ont pas généré des situations plus dangereuses pour les populations. Des citoyens autonomes individuellement et collectivement, et critiques face aux autorités, semblent plus à même de se comporter de manière responsable pour l’intérêt général.

Sébastien Claeys : Cela pose aussi la question de la parole des experts dans la gestion d’une crise sanitaire. Qui peut avoir une réponse sûre et certaine aux questions médicales, sociales, économiques et politiques dans un contexte d’incertitude comme celui que nous connaissons ? Personne ne peut maîtriser l’ensemble de ces champs. Et même dans un champ particulier, comme la médecine, les experts se sont montrés très divisés, ce qui est parfaitement normal dans le processus de production des savoirs. Pourtant, nous avons assisté à un retour en force du paternalisme médical dans les médias et dans le débat public. C’est un paradoxe. L’épidémie du Sida avait, au contraire, incité les patients dans les années 1990 à s’investir davantage dans le débat et à remettre en question ce paternalisme, à travers le mouvement de la démocratie en santé.

Répondre durablement à la crise : l’apport des sciences humaines

LPP : Quel est le rôle des sciences humaines et sociales dans la crise sanitaire que nous traversons ? La collaboration avec les dites “sciences dures” a-t-elle changé ou évolué au cours de la crise ? Et comment d’après vos expériences ?

Florent Trocquenet-Lopez : Au début de la crise, nous avons privilégié les « autorités sanitaires » par rapport à tout autre type d’expertise académique, ce qui a conduit à envisager le confinement comme une simple mesure préservatrice, sans envisager les dommages psychologiques, sociaux, économiques qu’il était en train de causer, les violences conjugales en augmentation, le chômage et ses conséquences, les conduites addictives renforcées, ou encore les processus de désocialisation. Autant de sujets qui relèvent des sciences humaines et qu’il s’agit d’étudier pour y remédier.

Sébastien Claeys : Tout à fait. Cela dit, les chercheurs en sciences sociales se sont rapidement mis au travail. Avec l’Espace éthique Île-de-France, nous avons créé un Observatoire « Covid-19, éthique et société » qui nous a permis d’identifier les enjeux éthiques de terrain pour les personnes vulnérables. Nous aurions pu penser que la temporalité de la recherche dans les sciences sociales était plus lente que celle des sciences dures pendant la crise et que nous serions intervenus après-coup pour faire un bilan. Et pourtant, cet observatoire nous a permis de sonner l’alerte à plusieurs reprises (par exemple, pour remédier à l’isolement des personnes en situation de handicap à domicile).

LPP : Comment avez-vous tranché sur les sujets des premières enquêtes publiées sur votre site ? Parmi les résultats, lesquels vous ont le plus surpris ? Et sur lesquels aimeriez-vous nous partager vos réflexions ?

Sébastien Claeys : Nous avons coïncidé avec les sujets qui se posaient sur le moment et qui nécessitaient, selon nous, une clarification et un débat public.

Florent Trocquenet-Lopez : C’était l’avantage d’un site internet que de permettre une très grande réactivité. Nous changions parfois l’agenda de nos publications en fonction de l’actualité, en essayant d’avoir un temps d’avance. Lors de nos échanges au sein du conseil éditorial, nous avons pu mesurer combien la définition même des sujets était déjà, en soi, un travail de recherche. Qu’est-ce qu’on appelle la vulnérabilité ? Quels mots choisir pour désigner les instances décisionnaires (« autorités sanitaires », « gouvernement », « pouvoirs publics », etc.) ? Ces notions, qui semblent, à première vue, claires pour tout le monde, recèlent, en réalité des ambiguïtés qui peuvent troubler le débat public. Désormais, le site est une ressource pour partager des idées et constitue même l’avant-poste pour un livre collectif à paraître octobre 2020 aux éditions du Cerf.

Vulnérabilité individuelle vs vulnérabilité collective

LPP : Beaucoup de thématiques philosophiques parcourent en filigrane votre projet. Deux nous tiennent particulièrement à cœur, l’une est la condition de la vulnérabilité et l’autre est le soin en tant qu’action relevant de l’éthique. En ce qui concerne la vulnérabilité : qu’est-ce que la crise sanitaire nous a montré au regard de la différence et imbrication entre la vulnérabilité collective (situation épidémiologique d’une population) et la vulnérabilité individuelle (fragilités, maladies, handicap physiques et/ou mentaux des individus…) ?

Florent Trocquenet-Lopez : La question que vous posez a de lourdes implications politiques. L’exercice de la démocratie suppose la considération de l’intérêt général, lequel entre nécessairement en tension avec les intérêts particuliers. Dans le cas de la crise, ces notions recouvraient de nombreux problèmes qui se sont cristallisés, en particulier, autour de la question de l’immunité collective. Devait-on exposer les individus pour permettre au groupe de développer des défenses immunitaires collectives contre le virus ? La France a fait, à cet égard, un choix mesuré, contrairement à l’Angleterre, au Brésil ou aux États-Unis, qui ont privilégié l’échelle collective sur l’échelle individuelle. L’actualité montre que c’était un choix désastreux. On ne peut remédier à une vulnérabilité collective sans protéger les individus. Mais c’est la notion même de « vulnérabilité » qu’il faut aussi questionner. Elle recèle un paradoxe : c’est de nos vulnérabilités que nous tirons les inventions humaines les plus bénéfiques. Nos faiblesses sont donc des forces. Mais il ne s’agit pas non plus de stigmatiser des populations qu’on a définies comme « vulnérables ».

Sébastien Claeys : C’est, en effet, l’enseignement de l’éthique du care : l’acceptation de nos vulnérabilités est la condition nécessaire du déploiement de notre « puissance d’agir » dans le monde et la société. Cela nous incite à penser notre interdépendance fondamentale, à l’égard des autres membres de la société et de notre environnement, et à renoncer au fantasme de toute-puissance et de maîtrise totale. Cette crise nous amène à penser et repenser les liens que nous entretenons avec notre écosystème social, psychique et environnemental, pour reprendre à Felix Guattari ses « trois écologies ». Elle invite aussi à rompre avec ce que les Grecs appelaient l’hubris : le sentiment de démesure.

Penser une éthique du soin

LPP : En ce qui concerne l’éthique du soin : sur le long terme, qu’est-ce que c’est que pour vous un “bon” système de santé ?

Sébastien Claeys : Il s’agit de faire en sorte que les valeurs et les finalités du soin soient cohérentes avec leur mise en œuvre au sein du système de santé. Nous ne soignons pas uniquement des corps. Nous accompagnons aussi des personnes dans la vie et, parfois, dans les épreuves. La « souffrance éthique » des soignants est un symptôme de cette décorrélation. Nombreux sont ceux qui ne se reconnaissent plus dans le métier qu’ils font. Ils « ne se sont pas engagés pour cela ». C’est pourquoi je pense qu’il faut revenir aux fondamentaux du soin et travailler autour de la notion d’accompagnement.

Florent Trocquenet-Lopez : En effet, la crise a révélé les erreurs qui ont été commises dans les politiques de santé menées depuis le début des années 2000, et notamment la tarification à l’acte et son approche comptable de la santé. La logique de l’évaluation, des performances et de la productivité l’a emporté sur l’acte de soin lui-même qui est profondément incommensurable, non-rentable – en un mot : humain.

 

Pour aller plus loin :

Une interview réalisée par Costanza Tabacco Toutes ses publications

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