Quand la littérature ne prend pas l’enfant pour une bille ! – Interview de Michel Piquemal

Comment permettre aux enfants et aux adolescents de s’emparer de leur pouvoir de penser ? Comment leur offrir le matériau sensible et intellectuel pour les accompagner dans la construction de leur identité en devenir ? Quels textes leur glisser dans les mains afin qu’ils y trouvent la nourriture nécessaire pour découvrir la complexité du monde, pour le comprendre, pour pouvoir agir sur lui et grandir en émancipation ? Comment leur permettre de construire en autonomie la puissance de produire leurs propres idées ?

À La Pause Philo, nous sommes allés à la rencontre de Michel Piquemal, auteur prolifique de littérature jeunesse et de textes philosophiques, pour le questionner sur sa vision du monde, sur son œuvre et sur ce qui l’anime depuis plus de trente ans.

 

Michel Piquemal est né en 1954 à Béziers, dans l’Hérault. Après avoir fait des études de lettres modernes, il devient enseignant en école primaire. Passionné très tôt de lecture, il finit par avoir lui aussi envie d’écrire pour lui et les autres. Son premier roman Samani, l’Indien solitaire est paru en 1988. Il est un des auteurs majeurs de la littérature jeunesse d’aujourd’hui avec plus de 200 titres publiés et traduits dans une douzaine de pays. Ses ouvrages ont été récompensés par de nombreux prix (Le Jobard :Grand prix du livre jeunesse ; La boîte à cauchemars : Prix des Incorruptibles ; Dis d’où ça vient : Grand prix de la presse, etc.). Son défi, depuis ses débuts jusqu’à nos jours, est d’œuvrer à la transmission des valeurs humanistes qu’il considère menacées par l’ultralibéralisme et la société de consommation. Auteur prolifique, il a publié de nombreux ouvrages de philo-jeunesse (Les Philo-fables, Le conteur philosophe, Piccolo-philo…), mais a écrit aussi pour les adultes des romans (Le cri du poisson rouge, aux Éditions Eden), des nouvelles et un pamphlet anti-libéral truculent (Le Prophète du libéralisme, Éditions Mille et une nuits, sous le pseudonyme de Kosy Libran).

Au commencement…

La Pause Philo : Michel Piquemal, dans le monde de la philosophie pratique avec les jeunes, vous êtes une figure qui compte. Vos très nombreux ouvrages sont connus et très souvent utilisés par les animateurs et les enseignants. J’ai lu qu’enfant, vous rêviez d’être « collectionneur d’archéologie » : vous pensiez à quoi exactement, et diriez-vous quelque part que votre métier aujourd’hui s’y apparente ?

Michel Piquemal : Oui, enfant, j’étais fasciné par l’archéologie et je ramassais tous les morceaux de poterie que je trouvais. Je voulais devenir « collectionneur d’archéologie » et finalement, je le suis un peu devenu, au vu de tout ce que j’ai accumulé comme tessons de poterie depuis plus de 50 ans.  Mon métier d’écrivain est en effet lié à cet acte de collectage et de transmission que j’essaie de perpétuer à travers mes livres. J’ai été maître d’école et passionné de littérature et de philosophie. J’ai donc essayé de transmettre ces passions, c’est vrai, d’une manière plutôt prolifique. Je dirais aussi que j’ai été un maître d’école plutôt engagé. Quand je lisais des textes philosophiques à mes élèves, je cherchais à les faire réfléchir. Je pense que c’est de ces expériences que sont nées les philo-fables.

Et mes passions sont toujours là. D’ailleurs, dans mon actualité du moment, on retrouve mon intérêt pour la Préhistoire, l’archéologie mais aussi pour la Guerre de 14/18. Je travaille sur plusieurs projets de romans de littérature  sur ces thèmes ; je pense que toute bonne littérature est philosophique, de même qu’ il y a un  rapport philosophique à la mort dans le fait de ramasser des poteries qui ont appartenu à quelqu’un qui a vécu il y a très longtemps, et dont la trace perdure. La Préhistoire c’est l’origine, c’est de là que l’on vient finalement…

L’écrivain

«  Ne me racontez jamais votre vie, je risquerais d’en faire un bouquin ! »

LPP : J’ai lu que parmi les 200 livres que vous avez écrits, ceux dont vous êtes particulièrement fier sont, pour ne citer qu’eux : Le Jobard (chez Milan), parce que grâce à ses milliers d’exemplaires vendus, et ses nombreuses traductions à l’étranger, c’est celui qui vous a fait connaître. Ensuite, toujours chez Milan, Moi Sitting Bull, parce qu’il a représenté trois ans de travail pour essayer de comprendre comment pouvait penser un chef amérindien. Enfin, publiées chez Albin Michel, Les Philo-fables et Petites et Grandes fables de Sophios. Sur les 200 ouvrages que vous avez écrits, pourquoi ceux-là particulièrement ?

MP : Quand on écrit, on s’implique parfois plus dans un livre que dans un autre. On y met plus de soi. Et c’est le cas pour Le Jobard. Les lecteurs doivent le sentir.  Paru en 1988, c’est un livre qui ne semble pas vieillir. Il a été vendu à plus de 400 000 exemplaires et il recueille toujours tous les suffrages dans les classes ; c’est pour cela que je l’aime. Pour Sittting Bull, je me suis mis dans la peau d’un chef indien (j’ai donc utilisé le “je”).  Un amérindien ne pense pas le monde comme nous et c’est intéressant de s’immerger dans sa pensée. Je pense avoir réussi ce roman historique, c’est à dire être parvenu à faire sentir la vie de gens du passé sans que cela se transforme en un cours d’Histoire. Il y a hélas d’autres romans historiques que j’ai écrits pour lesquels je n’ai pas réussi à contourner cet écueil.

Pour les Philo-fables, le succès a été aussi au rendez-vous. Elles ont été rapidement traduites dans une douzaine de langues. Et suivi de plusieurs autres volumes : Philo-fables pour vivre ensemble, Philo-fables pour la terre

L’éditeur

« Je passe ma vie entre les lignes des livres (…) Tout me fait ventre : poésie, comptines, romans policiers, fantastiques, biographies, anthologies, pièces de théâtre, scénarios de BD, de films, et même lettres d’amour (…) Tout simplement parce que tout ce qui touche à la vie mérite d’être débattu ». 

LPP : Vous avez créé chez Albin Michel une collection qui présente les grands textes-clés de « l’aventure humaine ». Intitulés Les Carnets de Sagesse, ce sont, comme vous le mentionnez, « des petits livres faciles à lire et qui permettent d’aborder la spiritualité chrétienne, bouddhiste, musulmane ou juive…mais aussi la pensée laïque, maçonnique, humaniste ou écologiste »… En quoi la découverte de ces textes fondateurs peut-elle aider au développement de la pensée critique et à l’émancipation des futurs citoyens ?

MP : Avec cette collection, j’ai voulu rassembler les textes fondateurs majeurs des différentes philosophies et spiritualités humaines. Destinée au départ aux adolescents, c’est une collection qui a eu finalement beaucoup de succès chez les adultes. Ces sagesses anciennes,  parfois très complexes, je crois qu’il faut les aborder par des textes simples et courts, permettant au lecteur, si cela lui plait, d’aller plus loin. À lui s’il le souhaite de creuser la voie du soufisme, du tao, du zen… Dans cette collection, on a dépassé la vente des 3 millions d’exemplaires. Les religions y sont bien présentes mais aussi toutes les sagesses laïques (Paroles de francs-maçons par exemple). L’important, me semble-t-il,  consiste à ne pas s’enfermer dans une seule pensée. Il y a danger à ne suivre qu’un seul texte sans regarder au-delà…

LPP : Vous êtes ainsi non seulement auteur mais aussi éditeur. « C’est autant une responsabilité qu’un engagement, dites-vous. Et ma sensibilité laïque et libertaire se retrouve de fait au cœur des livres que j’édite ». Pouvez-vous développer cette idée ?

MP : Un éditeur édite ce qu’il aime, c’est une sorte d’autoportrait ; lorsque je refuse un texte, je le fais en revendiquant ma propre subjectivité, et lorsque je l’accepte c’est aussi en fonction de cette subjectivité et de mes engagements. Je suis laïque, je veux donc faire passer au public cet engagement. Cela me paraît légitime. Mais depuis quelques années, je suis de moins en moins éditeur. Aujourd’hui il y a un « politiquement correct » dans l’édition qui me gêne. Je ne pourrais plus publier ce que je souhaiterais. Dans les années 70/80, je crois que nous avions beaucoup plus de liberté.

Les ateliers philo : une école de la liberté

« Nous pouvons être fiers, je crois, de notre littérature jeunesse qui n’a pas froid aux yeux et qui ne prend pas l’enfant pour une bille ! »

LPP : Concernant la pratique philosophique avec les enfants, vous avez déclaré : « À l’école primaire, on se situe dans une initiation à une pensée raisonnée, une initiation à un questionnement philosophique. Je crois que la confusion chez ceux qui raillent la philo à l’école est là :  ils confondent toujours histoire de la philosophie et philosopher. Nous n’avons pas pour but d’enseigner une discipline appelée philosophie, nous apprenons à philosopher ! Ce n’est pas la même chose ! ». 

Que pensez-vous de cette polémique entre ceux qui redoutent que la pratique philosophique infuse toutes les strates de la société et qu’elle se retrouve entre les mains des enfants, et ceux qui au contraire soutiennent son développement ?

MP : Pour moi, il n’y pas de polémique possible : j’ai observé et participé à une foule d’ateliers philo pour enfants. Ceux qui critiquent devraient vraiment aller voir ce qui se passe dans les classes, cela les rassurerait. Les mômes adorent ces moments et en sortent grandis. Cela fait maintenant presque 30 ans que ces ateliers sont pratiqués (voire plus, car Célestin Freinet faisait déjà de la philo avec les enfants), il n’y a pas de polémique à avoir.

En Terminale on n’apprend pas à philosopher, on fait essentiellement de l’Histoire de la philosophie ; le prof est tenu par le temps et la perspective du bac. Nous sommes nombreux à penser que c’est dommage et qu’il faudrait que cela commence bien plus tôt. Dans ces ateliers, les enfants apprennent à réfléchir, à avoir l’esprit critique. Bien-sûr, ce n’est pas la même chose qu’un cours de philosophie : c’est un premier palier, une première marche d’escalier ! En maths on ne commence pas par des équations du second degré, on commence par des soustractions et des additions. En philo, on commence de même par des choses très simples. En maternelle, on pose par exemple la question « Qu’est-ce qu’un ami ? »,  on ne fait pas un débat sur Heidegger.

Dans notre système éducatif, on n’apprend pas aux élèves à penser, et c’est le but de ces ateliers. Les enfants qui réfléchissent ensemble sont confrontés à d’autres pensées et cela leur permet de réfléchir. Ils ne sont plus les perroquets de la pensée de leurs parents ou d’un seul livre. Le but de la philosophie est de choisir sa vie. Si l’on ne réfléchit pas, on suit le troupeau et on peut arriver à la vieillesse sans vraiment s’être demandé ce que l’on voulait faire soi-même. C’est une école de la liberté. C’est pour cela d’ailleurs que la pratique philo est dérangeante pour les pouvoirs en place.  Le grand paradoxe, c’est que la philosophie est à la fois officiellement encouragée par l’Éducation Nationale et sabordée en douce :  ceux qui décident sentent bien que c’est un enseignement dangereux.

Au niveau de la discipline universitaire « Philosophie », je crois que celle-ci a longtemps été enfermée  et étouffée dans les concepts et les querelles de spécialistes… Alors que son but premier devrait être de nous aider à vivre, à être heureux. La philo pour les enfants est un bain de jouvence, elle engage la philo universitaire à revenir aux sources, comme chez les Antiques .

Des fables, des contes et autres voyages… pour grandir en conscience

LPP : Quand on regarde votre bibliographie, on est saisi par le nombre d’ouvrages qui nous font voyager très loin… D’où vient votre fascination pour les cultures du monde en général et pour l’Amérique amérindienne plus particulièrement…, et pourquoi vos personnages sont-ils très souvent des êtres différents, en marge de la société ?

MP : Enfant,  j’ai lu beaucoup de contes (j’étais abonné à une revue qui en publiait tous les mois) qui m’ont donné envie d’élargir mes horizons : contes africains, indiens et hindous… Beaucoup de ce que j’ai écrit me vient de mes lectures d’enfant. Si je n’avais pas lu La guerre du feu de Rosny Aîné, je n’aurais pas écrit sur la Préhistoire ; et c’est souvent vrai pour toutes les vocations. Quand je demande à des amis préhistoriens d’où vient leur passion, ils me disent qu’ils ramassaient dans les vignes des terres cuites ou qu’ils lisaient Rahan avec délectation. L’enfant est le père de l’homme…

Par ailleurs, vous avez raison de le souligner, il est vrai que beaucoup de mes personnages campent des personnes marginales. Ces vies de marginaux nous interrogent. Elles sont des leçons de philosophie à elles toutes seules. Elles passionnent les enfants toujours très sensibles à l’altérité et à la différence. Voilà pourquoi la problématique de la différence sera toujours un thème majeur de la littérature et de la philosophie.

LPP : Michel Piquemal, vous avez reçu de nombreux prix pour vos livres. Personnellement, j’utilise beaucoup les textes contenus dans vos Philo-fables pour animer mes ateliers philo. Leur succès ne se tarit pas. Pour preuve le nombre croissant d’animateurs philo qui les utilisent pour lancer les débats. Pourquoi avoir choisi de réunir des fables et légendes du monde pour faire réfléchir les enfants, et en quoi les mythes et les fables sont-ils d’excellents supports inducteurs à la discussion philosophique ?

MP : Si ce sont des textes qui ont résisté au temps comme l’histoire d’Œdipe, de Sisyphe ou d’Eurydice, c’est qu’ils ont une leçon à nous transmettre, et c’est important pour moi de les donner à lire dans une forme claire et simple. À voyager partout dans le monde, on s’aperçoit que l’être humain se pose en tous lieux les mêmes questions (sur la vie, la mort…). Il se les pose et se les posera toujours . Ces fables cristallisent toutes les grandes questions existentielles. Je pense notamment à Antigone par rapport à la problématique de la liberté… ou à Sisyphe par rapport à la condition humaine. Ces fables interpellent les gamins. Par exemple, il est plus facile de parler de liberté à partir de la fable du loup et du chien de La Fontaine, plutôt que de s’asseoir devant les enfants et de leur dire : « Bien, maintenant on va parler de la liberté ». Le loup se revendique libre, mais le chien qui est enchaîné mange à sa faim. On peut ensuite élargir le débat : est-ce que l’on peut être totalement libre ? Ou sommes-nous bornés par notre éducation parentale, par nos moyens physiques ? La fable est un excellent embrayeur à la pensée. De même, pour réfléchir sur le thème de la mort, par exemple, je préfère partir du mythe d’Orphée et Eurydice plutôt que d’évoquer le concept de manière abrupte.

Faire découvrir pour la première fois à un adolescent la puissance et l’énergie d’auteurs comme Walt Whitman, Khalil Gibran est un vrai bonheur. J’ai l’impression de pouvoir tendre un relais à de nouvelles générations… Relais de plaisir, de compréhension du monde mais aussi de dynamite pour se défendre contre ceux qui continuent encore et toujours à crier comme les soldats de Franco : « À mort l’intelligence… Et vive le journal de 20h ! »

LPP : Quand vous dites : « Écrire pour la jeunesse, c’est écrire pour la vie, pour l’optimisme », que voulez-vous dire exactement ?

MP : On a le devoir de donner aux enfants l’envie de lire, mais on a surtout le devoir de leur dire que la vie est belle et mérite d’être pleinement vécue ; on n’a pas le droit de les plomber. On n’a pas le droit non plus de leur refiler nos angoisse d’adultes. C’est très dangereux. Il faut installer une distanciation. Et les contes et les fables remplissent merveilleusement ce rôle cathartique. J’ai écrit parfois sur des sujets graves mais toujours de manière résiliente. Il doit y avoir à la fin une fenêtre qui s’ouvre et l’espoir de voir le monde changer. C’est notre impératif d’écrivain pour la jeunesse !

Par contre, je le reconnais, il m’arrive d’être pessimiste et grinçant lorsque j’écris pour les adultes !

Une interview réalisée par Myriam Mekouar Toutes ses publications

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