Quoi ?
Vu que lorsque je pense je reste moi-même, comment serait donc possible que je devienne ce que pense ? En quoi ressemblerais-je aux choses que “je” pense ?
Car penser, nous dit Serres, s’apparente à une invention, à savoir à insérer dans le monde quelque chose de nouveau. Entre la pensée et le monde, il y a une relation de réciprocité, car les deux partagent le rare, l’improbable, le hasard.
La pensée, comme le monde, est l’effet et la manifestation de mouvements, bifurcations, puissances non-préétablis à l’avance.
Sur la base de la thèse que tout vivant émet des informations, Serres associe à la pensée le monde dans son universalité. L’information se définissant d’abord comme la rareté (en opposition à la notion courante d’ “infos” diffusées par les médias), elle circule dans et entre la totalité du vivant.
Il ne s’agit ni d’une polémique ni d’une métaphore littéraire : la phrase invite à pénétrer dans une philosophie relationnelle, qui pense les correspondances intimes qui lient les existants et qui veut transmettre une conception forte de la Raison en tant que force génératrice. Les hommes, à l’instar de tout ce qui existe, émettent des informations et co-inventent ainsi le réel, en participant à l’évolution du monde.
Pourquoi ?
Ce qu’on appelle “nature” est un ensemble de relations sujets-objets insérées dans un changement perpétuel, dynamique. Lorsque l’on pense, nous ne restons pas en dehors des choses, mais nous en faisons une expérience immersive, qui nous change forcément même si chaque fois de manière difficilement perceptible, et dans laquelle nous tenons la position d’inventeurs.
Cette interaction, qui structure notre être-au-monde, est ce qui permet à Serres de penser le réel d’une manière véritablement globale et d’affranchir la pensée de l’anthropocentrisme, sans pour autant renoncer à la notion de “dignité humaine”.
Qui ?
– Pour les scientifiques qui veulent concilier leur soif de sens avec la rigueur de la vérité. La convergence des savoirs n’est pas nocive, bien au contraire !
– Pour les penseurs issus des sciences humaines ayant hâte de remettre la “philosophie naturelle” au goût du jour : la pensée de Serres ouvre à une réflexion écologique qui ne craint pas les développements futurs de l’imbrication homme-nature-technique…
– Pour les citoyens que nous sommes, tantôt rassurés tantôt effrayés par les accélérations de la révolution numérique et des transformations de la vie humaine sur Terre. La pensée reste l’outil primordial pour inventer “demain” autrement…
Comment ?
En pensant ce qui nous arrive !
Philosopher consiste à plonger les concepts dans des expériences concrètes, en alternative à l’intemporalité de la philosophie classique. Dans ce sens, penser est un peu comme partir en randonné, lorsqu’on se retrouve… là où on n’aurait pas pensé !
Penser, comme marcher, commence par le corps, nous dit Serres, et non pas par un bagage culturel donné. Il faut, au contraire, partir légers pour être le plus réceptif possible !
Ce qui donne…
Penser est une expérience qui me mène ailleurs, me mettant en communication avec le réel en dehors de moi, et qui me ressemble.
Pour aller plus loin :
L’essai Le Gaucher boiteux : Figures de la pensée publié en 2015 aux éditions Le Pommier (réédité en 2017 sous le titre Le Gaucher boiteux : Puissance de la pensée).
L’ouvrage reflète l’approche singulière de Michel Serres qui fut maître dans l’art de s’appuyer sur tous les savoirs pour penser le réel, qui échappe à toute notion prête-à-l’usage. En compagnie du personnage du gaucher boiteux, qui n’est que l’autoportrait de Serres lui-même, on plonge dans une narration où langage métaphysique, faits scientifiques et écriture autobiographique coexistent. Après Hermès et Petite Poucette, le personnage du Gaucher Boiteux incarne une nouvelle communication envoyée par Serres aux jeunes générations pour l’invention du monde de demain.