En dépit du succès que la philosophie de terrain rencontre dans des domaines disciplinaires et professionnels variés, et dont nous nous revendiquons nous-mêmes sur La Pause Philo, elle manque d’un sol d’appartenance spécifique, à savoir d’une base théorique propre à elle. La “philosophie de terrain” reste un concept vague à côté de termes-satellites comme “philosophie appliquée”, “recherche appliquée”, “pratique(s) de la philosophie” : ferait-elle l’objet d’un désintérêt, d’un évitement ou bien d’un oubli théorique ? Par où, et comment, alors, fonder la légitimité épistémologique de cette catégorie qui se veut l’issue de pratiques qui ne sont pas “a priori” scientifiques ?
Dans ce contexte, Christiane Vollaire prend la parole, ou plutôt met les pieds dans le plat, en essayant de penser de manière à la fois méthodique et empirique la notion, les conditions de possibilité et les “passeurs” de la “philosophie de terrain”. Paru en 2017, Pour une philosophie de terrain est une contribution passionnée, dont le caractère est théorique et politique en même temps ; un ouvrage qui se veut aussi dans la transmission, proposant un retour sur trois enquêtes de terrain réalisées par l’auteure en collaboration avec le photographe Philippe Bazin entre 2011 et 2014.
A retenir du livre Pour une philosophie de terrain :
Une découverte : les travaux de Christiane Vollaire et Philippe Bazin ;
Une approche : critiquer les rapports entre savoir et pouvoir au sein de la recherche philosophique de terrain ;
Des ressources : la bibliographie thématique.
Le livre en 1 question : Quelle est la spécificité de l’entretien philosophique ?
Un manifeste
Christiane Vollaire esquisse un manifeste pour la philosophie de terrain à travers une réflexion en trois temps, en indiquant les concepts clés et les auteurs exemplaires, et en illustrant aussi les fruits de son propre parcours philosophique. Elle part de la conviction que ce qui est neuf dans la “philosophie de terrain” aujourd’hui n’est pas tant l’interrogation du rapport entre idée et action, ni celle des conséquences de l’une sur l’autre, mais le questionnement de l’expérience de l’entretien. C’est à partir, et autour, de cette pratique, que la philosophie de terrain révèle toute sa capacité à revitaliser la réflexion notamment celle portant sur l’analyse et compréhension de l’actualité.
« La philosophie de terrain se distingue à la fois d’une tradition philosophique dominante et des usages du terrain dans l’ensemble des sciences humaines, soulevant la question d’une politique de l’entretien ».
En s’appuyant sur l’étymologie plurielle du mot “terrain”, Vollaire adopte une posture critique : “terrain” porte en effet deux significations opposées, celle de l’appartenance et celle de l’appropriation. Du latin “terra”, il signifie à la fois « la planète terre comme espace universel des êtres humains et la portion de sa surface sur laquelle une activité s’enracine » ; mais en français, “terrain” est aussi l’ancrage dans un sol avec la stratégie de la conquête militaire. Penser une politique de l’entretien découle nécessairement de la philosophie de terrain.
Oxymores
Christiane Vollaire fait jour sur les conditions de possibilité de la conduite des entretiens, une activité prise entre des liens d’enracinement d’un côté, et des logiques d’invasion de l’autre.
« Le travail de terrain engage une double problématique, liée à deux exigences différenciées : celle de la distance et celle de la rationalité. »
Vollaire défend une application autre de la pratique de l’entretien : il faut résister, en s’y opposant, à la logique d’appropriation, car interroger le réel signifie d’abord rencontrer des personnes. L’entretien ne doit pas donner aux chercheurs le pouvoir de s’approprier le savoir qui leur vient des interviewés. Le travail de Vollaire est authentiquement polémique, car elle se bat contre l’idée que la pratique de l’entretien augmenterait « l’espace territorial d’un savoir ». Les sujets que les philosophes vont rencontrer détiennent souvent un savoir qui n’est pas vraiment un, car il leur vient d’une expérience. Le savoir des interviewés n’est donc pas un objet dont on peut s’approprier : il reste, au contraire, inaccessible. L’interrogé détient, écrit Vollaire, « une parole réflexive portée par l’expérience ».
Ce constat permet à l’auteure d’aboutir à éclairer la différence du terrain philosophique par rapport à celui des autres disciplines : le sociologique, lieu d’une enquête qui collecte des données neutres ; l’anthropologique, l’espace d’une récolte de constantes contextuelles ; le policier, le champ visant l’accusation par la résolution d’énigmes. Au-delà de cette distinction, le terrain “philosophique” se caractériserait aussi par la posture tenue par le philosophe, un chercheur qui se sait « quêteur », voire « quémandeur ». Lors d’un entretien, les personnes interviewées sont donc pour Vollaire les « partenaires » de la pensée, que le chercheur philosophe développera ensuite.
Histoire ou contre-histoire ?
L’entretien philosophique est une expérience immersive dans la mesure où l’immersion n’est pas le moyen pour attendre une enquête, mais la fin même de l’entretien, lequel devient ainsi une véritable rencontre. “Terrain” devient pour Vollaire le nom du réel, car c’est bien le lieu où la réflexion surgit et là où il faut se rendre, physiquement, et opérer une critique, intellectuellement. Interroger les personnes signifie toujours, remarque l’auteure, toucher à un contexte sociopolitique qui fait l’objet de discours, interprétations, représentations multiples, conflictuels, à deconstruire.
En tant que terrain de la pensée, le réel n’est donc jamais à prendre comme un objet neutre à penser : l’enquête partage dans ce sens quelque chose d’une « inquiétude » philosophique. Cette dernière, n’est pas nouvelle pour Vollaire qui convoque sept auteurs ayant abordé l’actualité avec un même esprit critique.
Baruch Spinoza est le premier convoqué car il a su le premier ramener, et dénoncer, la complicité de la philosophie avec les jeux politiques ;
le “tandem” de la modernité est composé par Karl Marx et Friedrich Engels : ils ont fait de la polémique une manière de philosopher et ils ont considéré comme interlocuteur la classe qui était objet de leur pensée ;
Simone Weil, partie travailler en usine, a dévoilé la discrimination qui était derrière la division du travail ;
Hannah Arendt, en réalisant la couverture du procès à Heichmann en Israël, elle a réinscrit la justice moderne dans le contexte qui l’a produite, à savoir la “banalité du mal” ;
Pierre Bourdieu, en particulier avec le livre “Le Déracinement” coécrit avec Abdelmalek Sayad, sur la situation algérienne aux années 60, prouve comment la nécessité de prendre parti est le levier pour penser le terrain ;
le détour historique se conclut avec Michel Foucault, véritable inspirateur de l’approche de Vollaire, dont elle retient en particulier l’idée que la pensée philosophique « serait moins l’origine des décisions d’action qu’elle n’en serait le produit ».
Une éthique du déplacement
Les auteurs cités sont exemplaires du rôle de l’intellectuel de terrain, en tant qu’acteur convaincu que son travail interagit avec le réel, dont il est en même temps issu. Ils montrent aussi le terrain comme modalité de déplacement, ce dernier consistant à faire une expérience de « vitalité intellectuelle et de plasticité mentale ».
Après cet excursus historique, Vollaire peut illustrer ses trois derniers projets de terrain. Véritables « déplacements » dans des pays assujettis par des épisodes d’extrême violence politique et sociale :
en Égypte en 2011, autour du « printemps arabe » ;
au Chili en 2012, autour des revendications du logement et autour des politiques de la mémoire ;
en Bulgarie en 2014, autour des réactions aux protestations et immolations de 2013.
Autant de “terrains” où médiatisation et censure, engouement journalistique et complexité analytique se retrouvaient mêlés. L’auteure revient sur les rencontres faites, les témoignages les plus percutants et sur les conséquences philosophiques qui en complètent le cadre : l’expérience de l’exil (du chercheur), les rapports entre le travail philosophique et le travail artistique, le rôle de l’image en tant que reflet de la « puissance imaginative de la pensée ». A la fin, c’est le rapport à l’espace public en tant que l’objet d’une représentation de soi, et qui fait de l’homme un animal esthétique car politique, vient définir la fabrique de la philosophie de terrain.
La philosophie, pour Vollaire, a aujourd’hui la possibilité de s’appliquer en tant que « pratique inductive du rapport à son objet », se bâtissant sur la « reconnaissance des processus de subjectivation à l’œuvre dans la pensée des acteurs du terrain et dans les interrelations qu’ils tissent avec leurs interlocuteurs ». Le philosophe se trouve de son côté dans l’obligation d’un déplacement constant, qui seul lui permet d’aller physiquement là où la source de la pensée est vivante, en apportant du dehors les outils conceptuels pour l’analyser.
L’ouvrage : “Pour une philosophie de terrain”, Créaphis Editions, 2017, 192 pages.
Pour aller plus loin :
- Le site de l’auteure philosophe Christiane Vollaire ;
- Le site du photographe Philippe Bazin ;
- La journée d’études doctorales “Pour une philosophie de terrain ?”, ENS de Lyon, 11 avril 2019 ;
- Le colloque “Les rapports sociaux comme objet d’enquête. Entre théorie et empirie.”, Université de Paris Nanterre, 14-15 mai 2019.