Simplifier ? Approches philosophiques

Cette année, j’ai eu de nombreuses occasions de réfléchir sur la simplification : entre autres, mon entreprise a décidé que sa stratégie serait sous le signe de la simplification. J’ai également été invité à plusieurs événements : le festival de l’Economie Engagée au sujet de la sobriété heureuse et volontaire, le congrès de la SFTS sur la thématique “Simplifier pour mieux maîtriser”, ainsi que d’autres initiatives de décroissance et de réduction dans nos manières de produire et de consommer. Dans le tourbillon de nos vies intenses, j’aimerais m’arrêter une seconde pour réfléchir à l’idée de simplification, pour penser ses apports, mais aussi ses dangers quand elle est mal faite.

J’ose le paradoxe : simplifier est une chose complexe, et cela mérite bien une Pause Philo.

I- Définir la simplification 

De quoi parle-t-on lorsqu’on souhaite simplifier ? Si l’on se penche sur la définition du terme dans le CNRTL, on apprend 3 choses :

  • Tout d’abord, c’est un verbe transitif : simplifier n’est pas un fait, mais une action à accomplir, un mouvement qui vient de quelque part pour aller vers plus de simplicité. Je ne peux pas m’empêcher de penser au second principe de thermodynamique, qui conduit à l’idée d’entropie. Je ne suis pas du tout physicien et j’espère ne pas trop dire d’âneries, mais j’ai toujours compris ce second principe comme justifiant le fait que les choses ont tendance à se complexifier et tendre vers le chaos plutôt que l’ordre. Par exemple, si je prends un paquet de feuilles et que je le jette en l’air, il ne se rassemblera jamais de manière à être aussi rangé et ordonné qu’il l’était au départ. Simplifier, c’est en ce sens une manière d’utiliser notre corps et notre esprit pour organiser ce qui tend vers le chaos.
  • La principale définition du verbe “simplifier” est de “réduire à l’essentiel”. Je comprends bien ici l’idée de réduction, mais comment définir ce qui est essentiel ? Comment savoir si j’ai assez réduit ou pas assez, si j’ai amputé ce qui est essentiel ? En cuisine, on parle de “réduction” pour un liquide dont on laisse s’évaporer une partie. Mais à quel moment être sûr que la réduction était suffisante, ou qu’elle n’est pas allée trop loin ? Définir l’essence, ou ce qui est essentiel, est un travail inépuisable, que la métaphysique adresse depuis l’antiquité. On se trouve face à une incertitude : est-ce à nous de définir ce qui est essentiel, ce qui est fondamental, dans un processus, dans une vie, dans une recette de cuisine ?
  • La seconde définition n’est pas moins déroutante : simplifier, c’est “rendre moins complexe”. C’est ce qu’on appelle une définition négative : définir une chose par ce qu’elle n’est pas nous aide, mais laisse encore un grand vide pour circonscrire ce qu’elle est !

On comprend donc que simplifier est un mouvement inverse à la complexification, mais rien ne dit que ces mouvements inverses s’opposent ou se contredisent. Après tout, faut-il faire un choix entre simplifier et complexifier ? Pourquoi ?

Dans le langage, on a tendance à séparer entre la dénotation et la connotation : si la dénotation est le sens usuel et objectif, le sens qu’on trouve dans le dictionnaire ou le CNRTL, la connotation est un réseau de sens beaucoup plus subtil, qui peut être différent en fonction des personnes, des cultures et des récits qui nous ont traversés. L’aspect moral d’un terme renvoie généralement à la dimension “connotative” d’un terme, et dire si l’acte de simplifier est un acte bon ou mauvais s’inscrit généralement dans ce réseau plus souterrain du langage. Et dans ce réseau, il semblerait que simplifier soit vu comme une dynamique puissante à laquelle il faut aspirer, parce qu’elle nous éloigne des dangers de la complexité et du chaos.

En 1999, Dave Snowden a conçu la matrice Cynefin, souvent utilisé dans la gestion de projet et les sciences de gestion, qui distingue entre 5 contextes pour un processus ou une prise de décision : le simple, le compliqué, le complexe, le chaotique et le confus.

  • Le simple est un état connu, clair et prévisible (les effets peuvent être facilement prévus des causes). Un exemple simple est celui de réaliser une recette de cuisine : il suffit de suivre la recette pour arriver au résultat escompté.
  • Le compliqué est un état où il y a de l’imprévisible, mais où il y a plus de connu que d’inconnu (les effets peuvent être prévus des causes, mais cela demande une certaine expertise). Un exemple pourrait être de réaliser une thèse de philosophie, ou bien de refaire des travaux dans la cuisine de son appartement.
  • Le complexe est un état où il y a plus d’inconnu que de connu (les effets sont très peu prévisibles, voire imprévisibles). Un exemple pourrait être de donner un cours à des étudiants, ou bien d’élever un enfant
  • Le chaotique est un état où il est impossible de connaître quoi que ce soit, les choses changent trop vite (Aucune prédiction et prévision sont possibles, on ne fait que réagir).
  • Et le confus est simplement l’état où nous n’avons pas pris conscience de l’état dans lequel nous nous trouvons, quand nous n’avons pas encore réfléchi à cette matrice face aux processus dans lesquels nous agissons.

Selon Snowden, cette matrice permet de sortir de l’état de confusion, d’augmenter sa conscience des processus et des manières de fonctionner en fonction des états où nous nous trouvons, mais elle est aussi une dynamique qui nous permet de descendre du chaotique vers le simple par la compréhension.

Son second intérêt est de nous faire prendre conscience de la différence entre quelque chose de compliqué et quelque chose de complexe. Écrire une thèse de doctorat est compliqué, mais ce n’est pas forcément complexe. Élever un enfant est complexe, mais pas forcément compliqué. Tous les mécanismes qui s’attachent aux formes du vivant sont hautement complexes et la complexité nous obligent à nous comporter différemment, comme nous le verrons plus loin. Prendre conscience qu’on se situe dans un environnement complexe impose de modifier notre manière d’être et d’agir, car nous savons que les plans et grandes théories seront trop incertaines.

On voit bien qu’il n’est pas simple de définir la simplicité, qu’on voit plus facilement ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est, mais qu’elle tend vers une réduction, une diminution et une organisation. Qu’on simplifie un processus, une recette de cuisine ou un raisonnement, cela demande un effort qui contredit le présupposé selon lequel simplifier se ferait simplement.

Mais alors, pourquoi simplifier ? Quelle est la raison d’être de cette simplification ? Dans quels cas de figure a-t-elle un sens ?

II- Pourquoi simplifier ? 

  1. Pour mieux comprendre

Lorsqu’on simplifie un raisonnement, on le rend en même temps plus accessible, et on améliore la compréhension. C’est une idée qu’on trouvait déjà chez le philosophe médiéval Guillaume d’Ockham (1285-1347), fondateur du principe d’économie ou de simplicité selon lequel si plusieurs propositions sont susceptibles d’expliquer un événement, l’hypothèse suffisante la plus simple est la plus vraisemblable. Ce qu’on pourrait exprimer en disant que l’explication la plus simple est généralement la bonne.

Mais attention néanmoins, car ce qui est le plus simple n’est pas forcément le plus “simpliste” ! Et il serait dangereux d’être trop réducteur lorsqu’on cherche à simplifier, ce qui aurait des conséquences inverses à ce qu’on recherche (à savoir, rendre encore plus complexe un sujet). La littérature scientifique a d’ailleurs soulevé les dangers d’une utilisation trop radicale de ce principe d’économie. Tout l’enjeu de la vulgarisation scientifique est un effort pour rendre accessible de manière simple sans être réducteur.

Descartes (1596-1650), dans le Discours de la méthode, propose plusieurs principes pour appliquer sa méthode. Le second principe revient à diviser les trop larges problèmes en problèmes plus simples pour mieux les délimiter. Lorsqu’on est face à un projet énorme, on est comme face à une montagne immense qui semble impossible à gravir. Mais si on découpe l’effort en des milliers de pas à faire les uns après les autres, on parvient à déplacer des montagnes sans s’en rendre compte.

 

2. Pour mieux transmettre

Conséquence directe : lorsqu’on comprend mieux quelque chose, on est plus à même de le transmettre et de le partager ensuite. C’est ce que Descartes explique dans ses réponses à la seconde Objection de Mersenne, à la suite de l’écriture de ses Méditations Métaphysiques. Pour cela, il distingue entre deux mouvements démonstratifs : l’analyse et la synthèse. Nous sommes habitués à utiliser encore aujourd’hui ces deux dynamiques de la pensée :

  • L’analyse décompose les démonstrations et permet à l’esprit de mieux comprendre.
  • La synthèse donne à voir “d’un seul coup d’œil” la connaissance vraie. Si elle n’est pas aussi précise, elle permet de convaincre un plus grand nombre de personnes qui trouveraient lassante et pénible l’approche analytique.

On voit bien que ces mouvements, s’ils sont différents, ne sont pas opposés, et que le premier peut conduire ensuite au second. Mais si la synthèse est plus rapide et brève, elle n’est pas forcément plus simple, car en réduisant le nombre de mots et d’idées, on peut convaincre et être plus percutant, mais on peut aussi en même temps créer plus de confusion et de complexité. Si l’on lit des Haïkus japonais ou des aphorismes nietzschéens, on est face à une simplicité trompeuse, où l’arbre cache une forêt de sens cachés et d’interprétations possibles. Le coup d’œil synthétique, s’il voit tout en même temps, voit quand même un peu flou, et risque de confondre les choses les unes avec les autres.

 

3. Pour mieux vivre

De nos jours, la pensée Lean (qui signifie “maigre” en anglais) s’efforce de réduire en complexité, éviter les gâchis et gagner en efficacité au quotidien. En catégorisant différents types de gâchis (de surproduction, d’attente, de déplacement…), on peut ainsi cibler certaines actions dont le temps de réalisation sera diminué et la réalisation simplifiée. Mais l’implicite derrière cette pensée est encore et toujours plus de productivité.

Au contraire, à l’heure de la sobriété heureuse, le paradigme qui se répand et fleurit est celui de la décroissance. Simplifier devient une nécessité pour beaucoup, afin de répondre aux enjeux environnementaux, politiques et économiques. C’est ce qu’on appelle la Simplicité Volontaire, à savoir, créer des conditions d’existence sobre et simple. C’est déjà ce qu’on trouvait dans de nombreuses sagesses antiques et ascétiques : l’Épicurisme, par exemple, prônait une réduction de nos sources de désir pour accéder au bonheur.

Moins produire et moins consommer, voilà les nouveaux enjeux qui poussent vers une nouvelle forme d’être au monde, remettant en question l’ensemble de la structure capitalistique moderne.

III – Comment donner du sens à la simplification ? 

1- Les risques de la simplification

La simplification a donc beaucoup de force et d’utilité, mais elle a besoin d’une direction, d’aller dans le bon sens. La simplification est loin d’être simple, elle comporte des risques dont il est important de prendre conscience.

En imaginant que la simplification passe forcément par une réduction en termes de temps ou de coûts, on s’insère dans un paradigme capitalistique et comptable où tout est considéré comme des données objectives : le risque est alors d’envisager toute la dynamique du vivant comme une “ressource”. Penser l’ensemble des salariés d’une entreprise comme une “ressource humaine” n’est pas négatif en soi, mais est un risque : le risque que la simplification prenne finalement la forme d’une réduction des “effectifs”, autrement dit des salariés d’une entreprise. De nombreux plans de restructuration ou de simplification d’entreprise ont pour première conséquence des licenciements importants. On a d’ailleurs souvent reproché à l’approche Lean de tomber dans ce piège, et de ne plus considérer les salariés comme des pions, en laissant de côté la partie émotionnelle, affective et existentielle qui fait partie de l’expérience du salarié.  Par exemple, la pause à la machine à café est-elle un gâchis ? Faut-il l’éviter ou la réduire ? De nombreux auteurs, notamment Simon Sinek, défende que ce sont justement ces moments de pauses qui ont le plus de valeurs, parce qu’ils permettent aux individus de se relier, de créer des connexions et relations qu’ils n’auraient pas autrement, et qui les rendent bien plus performants au quotidien.

Simplifier doit donc se faire en conscience, en interrogeant toujours en même temps les problématiques éthiques que cette simplification peut avoir comme conséquence.

 

2- La force de la complexité

Par ailleurs, simplifier n’est pas la réponse à toutes les situations. Simplifier une situation complexe risque de conduire à une confiance trop grande dans des situations en soi imprévisibles. Par exemple, les prévisions météorologiques sont complexes en elles-mêmes, et on n’est jamais à l’abri d’erreurs ou de changements. Il faudra donc s’adapter à cette incertitude, et celleux qui prennent ces prévisions pour des vérités absolues se retrouveront bien embêté·es !

C’est ce qu’a bien compris l’approche Agile, utilisée essentiellement dans le développement informatique : un environnement complexe implique un autre état d’esprit, dans lequel on accepte l’importance de l’adaptation et du changement. Lorsqu’on travaille en “mode agile” mais qu’on souhaite suivre un plan entièrement défini et très prévisible, on court droit dans le mur, sans être capable de s’arrêter ou de changer de cap. Au contraire, pour travailler efficacement avec Agilité, il importe d’accueillir la complexité et les changements qu’elle implique. Notre monde, qui ne cesse de s’accélérer, rend nécessaire un nouvel être au monde, et surtout une nouvelle manière de penser la complexité et la simplicité dans le travail.

Pour contrer ces mécanismes, certains penseurs proposent de revaloriser justement la complexité. C’est ce que fait notamment Baptiste Morizot dans Raviver les braises du vivant (Actes Sud, 2020). En s’inspirant des modèles écologiques, il rappelle que la nature et le vivant sont foisonnants, et que de ce foisonnement émerge une puissance vitale incroyable. Les monocultures sont infiniment plus faibles que les cultures croisées où chaque espèce vivante jouera son rôle dans la création d’un écosystème durable. C’est en inspirant de ce type de modèle plus complexe qu’ont été créés les modèles de gouvernance sociocratique et holacratique. Accueillir la complexité pour sortir d’une simplification infertile devient alors un nouvel enjeu pour les sociétés contemporaines. L’importance réside alors dans la construction d’un cadre ou d’une structure qui donne la force au collectif de créer, d’innover, et d’inventer des liens qui libèrent.

 

Conclusion

Il est bien difficile de simplifier correctement. Ce n’est pas une tâche à prendre à la légère, elle demande de la réflexion et de la précision. Même si l’accélération sociale nous pousse à vouloir réduire la complexité, à diminuer les sources d’information pour ne lire que des formats réduits, des tweets ou des “TL/DR” (Too Long, Didn’t Read), il est important de réaliser cette tâche de manière consciente et éthique. D’ailleurs, même si la simplification a de nombreux avantages, accueillir la complexité du monde et s’y adapter pour rendre le vivant plus fertile et puissant est une direction qu’il ne faut pas négliger

Simplification et complexification sont deux dynamiques que l’être humain est capable de produire dans le monde, comme les deux temps d’une même inspiration. On retrouve cette même dynamique dans les notions d’analyse et de synthèse qui me paraissent toujours aussi pertinentes de nos jours.

 

Pour conclure sur cet article peut-être un peu trop long, et pour citer Pascal dans ses Les Provinciales (lettre 16) : “Je n’ai fait pas [cette lettre] plus longue que parce que je n’ai pas eu le loisir de la faire plus courte”

 

 

Un article par Nicolas Bouteloup Toutes ses publications

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