Y a-t-il une humeur à avoir pour mourir ? Face à la mort, faut-il être triste, joyeux, la redouter, l’embrasser ? Pour espérer avoir une réponse encourageante, il faudra aller voir la conférence d’Yves Cusset lors de la semaine de la Pop Philo !
Yves Cusset est un philosophe et comédien français, il est l’auteur de plusieurs ouvrages de philosophie politique et de philosophie de l’art (notamment Réussir sa vie du premier coup, 2019). Il est aussi l’auteur de multiples pièces de théâtre à l’humour philosophique (notamment N’être pas né, 2014).
Du 17 au 22 octobre 2022, se tiendra la saison XIV de la Semaine de la pop philosophie, rendez-vous annuel marseillais incontournable, abordant « Une approche philosophique, artistique, sociologique et politique du rire et de la chanson ». Yves Cusset interviendra lors de la conférence-performance inaugurale, le 17 octobre à 19h au théâtre national de la Criée, sur le thème du « Tractatus philo-comicus : La Bonne humeur pour mourir ». Plus d’informations sur le site de la Semaine de la pop philosophie.
Libérer la philosophie par l’art
La Pause Philo : Dans votre parcours, vous semblez faire des allers-retours entre la philosophie et l’art dans ce qu’il a de plus créatif, – diriez-vous que la philosophie inspire votre art et que votre art inspire votre philosophie ? Si oui, de quelles manières ?
Yves Cusset : La philosophie et l’art, voilà deux gros mots bien intimidants, dont je ne sais trop que faire ! Je ne dirais pas – même si je ne suis peut-être pas le mieux passé pour en parler – que je fais des allers-retours ou des va-et-vient, mais plutôt que j’essaie de philosopher comme je peux, à ma manière, et que cette manière s’est progressivement libérée du cadre, sinon du carcan, dans lequel j’ai été formé à la philosophie, et qui a fait rentrer dans mon être des manières de faire usage du langage et de manier les concepts, propres à ceux qui peuvent légitimement revendiquer le statut de philosophe.
L’humour, la pratique du café-théâtre et plus encore du clown de théâtre, m’aident à libérer mon être de ces usages intériorisés, et me permettent d’accéder à des formes plus spontanées, plus joyeuses, et sans doute aussi plus partageables, de la pratique de la philosophie, même si elles sont de toute évidence moins légitimes socialement pour me permettre de prétendre encore au noble statut de philosophe ou d’intellectuel, et qu’elles m’ont écarté définitivement de la carrière universitaire.
Ma pratique artistique, limitée à l’écriture, au jeu dramatique et au clown, est donc avant tout libératrice, on pourrait même dire, de manière plus péjorative : thérapeutique, elle me guérit du caractère invasif que la philosophie institutionnelle et universitaire a pu prendre dans mon corps, et m’offre la possibilité extraordinaire de faire de la pensée un jeu, au double sens de ce avec quoi l’on s’amuse et rit comme un enfant, et comme quelque chose qui peut être incarné sous la forme d’un rôle, d’un personnage, d’un clown.
Un nihilisme joyeux
LPP : Ne pas prendre le monde au sérieux, ni soi-même, car nous allons tous mourir comme le rappelle l’adage « memento mori » (souviens-toi que tu vas mourir) : on pourrait premièrement vous penser nihiliste. Mais ce n’est pas le cas je me trompe ? Pouvez-vous nous dire la force que vous avez trouvée dans le rire pour dépasser ce « rien n’a de sens » ?
YC : Je voudrais croire à la possibilité d’un nihilisme joyeux. Même si je considère que le nihilisme renvoie plus à une manière d’être et d’agir qu’à une forme de pensée : le nihiliste n’est pas celui qui considère que rien n’a de sens, mais qui, sous ce prétexte, est disposé à détruire ce qui est, accusé de vacuité, à l’anéantir au nom d’un sens fictif et prétendument supérieur.
Moi cela me réjouit de ne pas pouvoir découvrir de sens au monde dans lequel j’ai été jeté sans raison, cela ne me donne aucun désir de destruction, d’annihilation, pas même symbolique. J’aimerais profondément qu’il soit possible que l’inéluctable précipitation de toute chose vers le néant, qui saute aux yeux (et c’est pourquoi il faut les fermer et/ou croire à l’invisible pour ne pas la voir), puisse servir de tremplin à une forme inédite de naïveté, depuis laquelle on s’étonne jusqu’à l’hilarité de baigner ainsi au bord du néant, sans qu’on ne puisse jamais rien y comprendre (et en comprenant simplement qu’il n’y a sans doute là rien à comprendre).
Dire que « rien n’a de sens » cela présuppose que la vie nous offre quand même de la lumière sur cette absence de sens, et qu’on peut faire quelque chose de cette étrange lumière jetée sur le non-sens. Cette lumière donne finalement du sens à notre incompréhensible et si éphémère présence au monde ; on peut se ressaisir de cette présence, on peut la goûter, mais aussi l’exprimer, exprimer notre désarroi, notre enfance irréductible, notre doux désespoir.
On peut surtout, plutôt que de s’attarder sur le non-sens, s’intéresser à la multiplicité des stratégies imaginées par les êtres humains pour conférer du sens à l’insignifiant, avec tout le sérieux que cela requiert, et c’est l’une des plus intarissables sources du comique. Et la proposition « Rien n’a de sens » peut elle-même s’entendre en une multiplicité de sens : les choses peuvent apparaître tantôt insensées, tantôt insignifiantes, tantôt absurdes, tantôt insaisissables…ouvrant à autant d’approches différentes. Elle peut aussi laisser libre cours à l’ivresse de la relativité (la définition de l’humour selon Kundera).
Et si je m’évertue à pratiquer l’humour c’est que je préfère un monde où rien n’a de sens à un monde où le sens est imposé par d’autres, par on ne sait qui, bref par « on », pour nous rassurer et nous rendre dociles, où le prétendu sens que l’on donne à notre présence sur terre est hypnotique, mensonger ou manipulatoire. C’est cela que je ne pourrai jamais prendre au sérieux, parce qu’il est la source même du sérieux. Tel est le sérieux, celui contre lequel l’humour ne peut que se dresser : l’assurance avec laquelle certains sont capables de dire où réside exactement le sens des choses, et de manière plus générale, l’assurance avec laquelle nous croyons qu’elles en ont.
Peut-on rire de la mort ?
LPP : Le sujet de la mort semble beaucoup revenir dans vos écrits, pouvez-vous nous dire pourquoi ?
YC : Je vous renverrai la question : comment faire autrement que de penser à la mort ? Pourquoi n’est-ce pas le seul et unique sujet ? D’ailleurs, n’est-ce pas le seul et unique sujet ? Celui qui fait qu’on est fondamentalement seul, qu’on écrit, qu’on crée, qu’on pense, qu’on est en rapport avec soi ? Je ne sais plus qui disait (on va dire que c’est Platon) : la mort est philosophe. En tout cas, elle agit profondément sur la conscience, elle produit cette inquiétude intérieure sur fond de laquelle se joue le questionnement philosophique, à partir de laquelle émerge une pensée baignée de doute et d’incertitude, démunie et sans réponse, et pourtant d’une infinie richesse, qu’on retrouve dans la méditation philosophique et plus encore dans l’ébranlement poétique. Et elle est surtout pour moi le fond de l’attitude humoristique. La mort, dans son abstraction, sa soudaineté, son incompréhensibilité, son égalitarisme, dans la manière dont elle met en cause notre prétention à être des vivants et non des pantins ou des machines, dont elle sait « plaquer du mécanique sur du vivant », pour reprendre les mots de Bergson sur l’art du comique, possède une incontestable vis comica.
La mort, mais pas mourir. Pas la réalité du mourir, pas les gens qui meurent. Là, la distance exigée par le comique est abolie, l’émotion ne peut plus être anesthésiée pour faire place à cette froideur de l’intelligence depuis laquelle on s’amuse à regarder les hommes tomber. Ce n’est pas drôle de mourir, d’être mourant, de n’avoir pas d’autre issue à la souffrance que la fin de la vie, ce n’est pas drôle d’accompagner quelqu’un dans un tel chemin de solitude, même s’il peut toujours y avoir des moments drôles et de francs moments de rire en fin de vie, mais c’est une autre affaire.
On pose souvent la question : peut-on rire de tout ? Mais la réponse est dans la question. « Tout » est l’objet même du rire, c’est parce que tout peut soudainement apparaître dérisoire, ridicule, sans exception, sans limites, que le rire est possible ; il ne peut pas y avoir de tabou là où tout repose sur le plaisir de la désacralisation. En revanche, on ne peut pas rire n’importe quand, dans n’importe quelles conditions. La souffrance et la peur constituent en particulier deux grands inhibiteurs de l’hilarité.
Performance et contreperformance
LPP : Vous allez faire une conférence-performance lors de la semaine Pop Philo sur le sujet de « La bonne humeur pour mourir » qu’apporte selon vous le côté « performance » à votre conférence ?
YC : Une performance, carrément ! Je l’ignorais. J’aurais tendance à dire que c’est beaucoup plus une contre-performance, une conférence que je fais contraint et forcé, un ratage, une catastrophe, qui n’accomplit pas grand-chose, sinon le mot de Beckett « rater encore, rater mieux » qui est devenu de manière aussi obscène qu’insupportable le mantra des chefs d’entreprise et autres spécialistes en développement personnel venus vous chanter les vertus de l’échec. C’est ce que j’aime tant dans le clown – et peut-être aussi chez Beckett -, c’est d’être condamné quoi qu’on fasse à la contreperformance, c’est qu’à force de se planter, on finisse non pas par pousser, mais seulement par rester planté là, comme le chantait si bien Daniel Balavoine. Ce sera ma performance, sur cette scène intimidante de la Criée, de rester planté là, sans trop savoir ce que je peux bien faire de mon pauvre corps dans cette situation, et à essayer malgré tout de faire croire que j’ai plein de choses à dire sur le rire et l’humour, que j’ai même de quoi rire dans ma besace ! Et si je parviens un tant soit peu à faire partager la fragilité de ce pauvre petit corps animé et parlant planté là malgré lui, à faire du ridicule de mon exposé de quoi nous attendrir de notre fragilité commune, alors peut-être qu’on s’autorisera à rire ensemble. En tout cas je l’espère et même j’y compte. Puissé-je être entendu !