Comment penser les dynamiques de changement à l’oeuvre dans les organisations ? En quoi la philosophie peut-elle aider à appréhender les différentes étapes à conduire pour mettre en oeuvre un changement au sein de son entreprise ? Cet article propose d’explorer les liens entre ce que nous dit la philosophie du changement et la conduite du changement telle qu’elle est menée dans les entreprises actuellement.
Assise à ma table de travail, pour écrire cet article, je perçois autour de moi différentes choses et différents mouvements. Il y a d’abord, au fond de la salle, s’étendant à perte de vue, les lumières jaunes et vertes de la Bibliothèque qui forment un long couloir lumineux. Plus proche de moi, les livres sur les étagères, immobiles. Il me faut lever les yeux de mon clavier pour apercevoir mon voisin de table qui photographie les pages d’un livre. Et plus haut encore, sur la droite, les cimes des arbres qui frémissent doucement. Les feuilles sont encore accrochées à leurs branches, mais nous sommes passés à l’heure d’hiver et bientôt, ces dernières seront dépouillées.
Très tôt les hommes ont compris quels enjeux le changement provoque en passant sur le monde
Dans cet univers calme, constitué de mobile et d’immobile, tout change. Progressivement, les lampes s’usent, les livres vieillissent, tout comme leurs lecteurs, et les saisons passent sur les éléments naturels. Bien sûr, ce que nous délivre la seule perception de tous ces éléments est que certains objets ne bougent pas, qu’ils paraissent immuables, ainsi le changement n’est pas toujours une réalité perceptible. Et pourtant, très tôt les hommes ont compris quels enjeux le changement provoque en passant sur le monde. Cette question se pose de tout temps, jusque de nos jours où nous nous interrogeons sans cesse sur les causes et les effets d’un monde toujours plus changeant.
Héraclite est reconnu comme l’un des premiers penseurs du changement, d’ailleurs il n’est pas rare qu’il soit cité, outre dans les leçons de philosophie, dans les introductions aux pratiques de changements en entreprise. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de repartir de ce penseur du changement pour mener cette réflexion sur la transformation permanente du monde et ce qu’elle nous apprend de nous. Que nous apprend le changement sur nous-mêmes, en tant qu’hommes de notre temps, des hommes qui travaillent, qui managent, qui suivent des process, et sont les acteurs du changement dans leurs environnements de travail ?
« Toutes choses changent toujours et rien ne demeure »
Mais revenons d’abord à Héraclite, sa renommée en tant que penseur du changement vient de sa proposition selon laquelle « Toutes choses changent toujours et rien ne demeure » et de sa théorie : le changement est ce qui confère au monde son harmonie. C’est-à-dire que pour que cette apparence de stabilité demeure il est nécessaire que tout « s’écoule ». Pour que nous puissions percevoir la lumière des lampes, il faut que l’onde lumineuse se produise, c’est-à-dire se déplace dans l’environnement qu’elle éclaire. Et pourtant nous ne voyons pas ce déplacement, nous n’en percevons que la partie lumineuse, les effets et la stabilité. C’est-à-dire que le premier problème que pose le changement est que nous n’en constatons que les effets mais que jamais nous ne le percevons s’opérer.
Pour qu’un morceau de matière soit transformé par l’action humaine en une table, une voiture, un courant électrique, il faut que le changement agisse et s’incarne dans le travail des individus ; là, le changement est plus visible, plus accessible au regard. Malgré tout, ce changement s’exprimant dans la transformation de la matière reste difficilement accessible à l’esprit. Prenez donc le temps un instant de réfléchir à ce qu’est le changement : vous êtes assis au boulot, ou debout dans le métro, en train d’attendre le prochain bus, ou bien encore dans votre lit ; regardez les objets qui vous entourent, tous sont le produit de matériaux bruts, tous ont été transformés, ils ont une matière initiale et un créateur qui a actionné une machine, programmé un système ou, plus traditionnellement, utilisé des outils pour produire cette chose. Vous percevez donc la fin du processus dans tous ces objets, vous en concevez le commencement dans leur matérialité, mais parvenez-vous à vous représenter le changement en lui-même ?
Voilà quel est le paradoxe du changement : selon Héraclite, pas de réalité sans changement, et bien que l’homme soit confronté au réel, connecté à lui, à chaque instant, sa nature changeante nous échappe.
La notion de changement : quand la philosophie et l’entreprise parlent le même langage
C’est de ce paradoxe que je souhaite parler dans cet article et s’il y a un lieu de notre vie quotidienne dans lequel il s’exprime, c’est bien dans le monde du travail, dans les entreprises. Depuis la fin du siècle dernier, les entreprises sont confrontées à la multiplication des changements, digitalisation, changements managériaux, évolution des réglementations et des besoins des consommateurs. De ce constat est née une discipline, souvent externalisée, parfois intégrée aux services internes des organisations, la « conduite du changement ». Mesurer l’impact d’un changement, traiter la résistance à celui-ci, structurer son déploiement, promouvoir ses effets, le faire accepter par les acteurs du terrain … toutes ces étapes des projets de changement sont à peu de choses près les mêmes dans les différentes théories socio-organisationnelles du changement en entreprise.
De ces premiers éléments de philosophie sur le changement naît un paradoxe : soit l’entreprise et la philosophie ne parlent pas le même langage, les notions de changement traitées par celles-ci n’auraient de commun que le nom et la logique d’un passage du point A au point B, soit certaines questions peuvent se poser et fournir des clés de lecture communes sur cette réalité. La cohérence de ces langages se trouve dans l’objet au cœur de la réflexion sur le changement : l’individu. La philosophie ne connaît pas les limites de la création de valeur que rencontre l’entreprise, pour autant, l’un de ses premiers objets est bien l’individu, ancré dans ce qui constitue sa réalité. Le travail constitue une part considérable de cette réalité et avec lui la confrontation de tout un chacun à des changements.
L’accompagnement du changement, un objet à la nature impalpable
Mais puisque le changement est notre réalité, en tant qu’homme et au travail, deux questions se posent alors à la conduite du changement. La première est de comprendre pourquoi celle-ci se revendique comme nécessaire à la réussite des projets de changement, alors que nous sommes tous confrontés depuis toujours à cette réalité selon laquelle tout autour de nous se transforme ? Comme Platon le fait dire à Héraclite, nous ne nous baignerons jamais deux fois dans le même fleuve. La seconde est de se demander quel est l’objet réel de l’accompagnement du changement, puisque sa nature est si impalpable.
A mon sens, c’est Henri Bergson qui répond le mieux à cette question. Pour lui, la perception du changement et de sa réalité nécessite un effort, l’un des plus grands qu’il peut être donné de faire, celui de se détourner de la vie pratique, du quotidien, pour saisir quelque chose qui va au-delà de ce que ce rapport direct au monde peut nous apporter. Le problème de perception que nous rencontrons, face au changement, lorsque nous ne parvenons pas à en saisir plus que les seuls effets, vient donc d’une lacune de notre conscience. Nous sommes conscients et nous connaissons les réalités de notre vie pratique, mais nous ne les percevons pas à la lumière de ce changement permanent. Héraclite aussi, avait identifié un défaut de connaissance, un endormissement de ses concitoyens face aux grandes questions de la nature du monde et des choses. Dans cette lignée, mais avec plus d’indulgence, Bergson dit : « Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous regardions non pas à droite, non pas à gauche, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher ».
Depuis tout jeune, l’homme est éduqué à un monde de variations mesurables. Le temps auquel nous nous référons, celui des horloges et des montres divise une réalité qui pourrait bien être, en fait, indivisible. Les exigences de la vie pratique, nous forcent également à rythmer notre quotidien, selon différents temps. Nous menons plusieurs vies en une, nous parlons d’équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle, mais nous n’avons en réalité qu’un seul temps insécable et ce que la vie professionnelle prend à notre vie personnelle, rien ne nous le rendra. En résumé, nous ne pouvons ni percevoir le changement autrement que par ses effets, ni avoir conscience du fait que nous sommes en permanence plongés dans le changement.
Quand le malaise survient : un changement indivisible et indécoupable de la réalité
C’est contre les croyances relatives à cet état de fait que Bergson soutient sa thèse d’un changement « indivisible » et constitutif de la réalité. Cela signifie qu’il considère infiniment plus riche le fait de voir au-delà de la vie quotidienne pour saisir la réalité du changement et, avec elle, une part de notre propre réalité, puisque le changement nous traverse également et s’exprime à travers nos vies. Le malaise qu’on peut ressentir face à un changement est ainsi dû à notre tentative de faire de ce qui change une étape. Ce que Bergson nous apprend c’est que quel que soit le paramètre qui change dans notre quotidien, celui-ci est dans la continuité de tout ce qui le précède et il constituera également tout ce qui le suit. Il s’agit de retrouver l’unité et la continuité sous-jacente à tout ce qui nous arrive dans le présent et au travail.
Ces perspectives sont infiniment riches pour concevoir ce que touche un accompagnement du changement en entreprise. D’abord, cela justifie que cette approche soit parfaitement sensée et pertinente, non pas pour les chiffres qui prouvent son efficacité, mais en raison de la nature vertigineuse du changement. Là encore, c’est Bergson qui nous éclaire, ce vertige dont nous sommes victimes lorsque nous pensons à l’ampleur du bouleversement que le changement opère sur nos vies est un symptôme de notre ignorance sur le sujet. Replacer ce changement dans la continuité du temps que nous vivons permet de relativiser ses dimensions et son impact gigantesques. Là où la philosophie répond à des angoisses existentielles, la conduite du changement a également un fort travail d’accompagnement pour répondre à la résistance au changement des individus qui découle de ce vertige.
C’est parce qu’elle traite du rapport humain au changement qui survient dans son quotidien au travail, que la conduite du changement peut se nourrir des dimensions philosophiques du changement. C’est le rôle de l’accompagnement du changement de prendre d’avantage en compte les impacts existentiels du changement dans la vie des populations qu’il aide. Comme je l’ai dit, il ne s’agit pas d’une étape à passer, mais d’une transformation continue des problématiques auquel l’individu répond chaque jour dans son travail. Envisager le changement de cette manière et inventer des solutions pour que chacun s’approprie le changement, et parvienne à l’inscrire dans la continuité de son vécu au travail, voilà la mission d’une conduite du changement éclairée.
Alors comment faire ? Comment intégrer ces éléments philosophiques dans une stratégie de conduite du changement ? Ma théorie sur le sujet est qu’il faut rendre l’homme maître de son temps. Quel que soit sa place dans la hiérarchie, un individu touché par un changement perd en premier lieu sa maîtrise de la manière dont il est censé employer son temps. Pour qu’il en redevienne maître, il lui faut comprendre le changement, se l’approprier, l’accepter, le voir dans la continuité du passé et comme un tremplin de l’avenir.
Un commentaire pour “Penser le changement, de la philosophie à l’entreprise”