En octobre dernier, est sorti sur les écrans de cinéma Joker : folie à deux, de T. Phillips. On y retrouve Arthur Fleck, dont la décompensation psychotique avait été donnée à voir dans un premier film : Joker (2019). Dans le titre de ce nouvel opus, un mot paraît saillant à l’esprit philosophique : « folie ».
Le Joker est-il fou ? Arthur Fleck lui-même est-il fou ? Mais qu’est-ce que la folie ? Quels sont ses traits définitionnels, qui la distinguent d’avec la non-folie ? La non-folie est-elle la normalité ? Enfin, y a-t-il encore un sens à parler de « folie » aujourd’hui, après les analyses de Foucault (Histoire de la folie) ?
Autant de questions qui ont motivé une discussion à propos de Joker et de la folie.
Antonin :
Voilà plusieurs fois que je vois ou plutôt regarde Joker, de T. Phillips et avec J. Phoenix, et me dis qu’il y a matière à réflexion psychanalytique, bien sûr, ou sociologique (quant à la place faite, dans la société, à l’état psychique des personnes) mais aussi philosophique : en effet, il me semble que dans et par ce film, un quelque chose du concept de folie se dit.
Lorsqu’on assemble folie et philosophie, il faut peu de temps pour que, par association d’idées, surgissent les noms de ces penseurs de la folie que sont Erasme et Foucault. Mais, indépendamment de ces penseurs, ce personnage qu’est le Joker et la manière dont l’interprète J. Phoenix, sous la direction de T. Phillips, me paraît aider à penser le concept de folie pour lui-même.
Entre autres choses, ce qui m’interpelle dans ce film, c’est le rapport que le Joker entretient à son corps en général et, plus particulièrement, à son visage. Le visage du Joker lui échappe : il rit, rit et rit encore jusqu’au fou-rire, justement. Mais, ce corps qui rit, ce n’est pas le Joker qui rit ; tandis que le corps objectif du Joker rit, le Joker ne rit pas – au-dedans de lui-même, il ne rit pas. Assis dans le bus, derrière cette fillette qui le regarde, il n’est pas amusé et pourtant son corps se met à rire ; assis dans la rame de métro, à côté du groupe de jeunes qui le passeront à tabac et qu’il tuera finalement un à un, il est pris d’un fou-rire alors que la situation appelle au sérieux et à l’apaisement et, surtout, alors qu’il a conscience de ce que ce n’est pas du tout le moment de rire… mais voilà, son corps rit malgré lui ! Et, là, c’est bien son corps tout entier et pas seulement son visage ; la maîtrise de son corps lui échappe, il n’est plus « maître en sa demeure », pour reprendre la formule de Freud. Dans la folie, il y a un quelque chose du sujet qui lui échappe ; et, ce quelque chose, c’est d’abord son propre corps – au sens du corps objectif, par différence d’avec le corps vécu ou corps propre. Avant de se dissocier de la société – aspect que le film montre aussi très bien et dont nous serons peut-être amenés à parler au fil de notre échange – le sujet se dissocie et file entre ses propres mains… le Joker échappe à lui-même tout comme son revolver lui échappe lors de son animation en clown à l’hôpital.
Et, tout en espérant demeurer dans la réflexion philosophique et ne pas verser dans la réflexion psychanalytique, il me semble retrouver là l’idée qui s’entend dans la formule dont Lacan use dans son Séminaire et que tu me rappelais en amont de cet échange, Sophie : « n’est pas fou qui veut ». Et si « n’est pas fou qui veut », c’est entre autres pour ce qu’il y a un quelque chose d’intrinsèque à la folie qui consiste à se produire en soi malgré soi-même, un quelque chose qui se révèle être immaîtrisable pour le sujet quoiqu’il en soit habité.
Sophie :
Lorsque je suis sortie du cinéma après avoir vu le film Joker, c’est un sentiment d’ambiguïté qui m’a saisie, celui de me dire que finalement la psychopathie dont souffre le personnage faisait peut-être de lui un personnage « attachant ». Le « fou », « le dingue », le « fada » (comme on dit dans le sud de la France et qui peut se traduire par « habité par les fées ») suscite à la fois une peur (car imprévisible) et une fascination car il se permet souvent ce que nous ne nous permettons pas (affranchissement des règles sociales, extraversions, absence de surmoi, violence etc.). Cette attraction/répulsion est me semble-t-il ce qui est au cœur de cette adaptation de l’histoire qui date des années 1940. Le film met en exergue une forme d’inversion dans la hiérarchie des catégories qui sont censées régir nos actions : le bien et le mal (le bien doit prévaloir), le corps et l’esprit (l’esprit doit contrôler le corps), la folie et la raison (la raison doit guider nos actions). Ici, on finit par se demander si ça n’est pas le « fou » qui a raison dans sa folie et le monde dans lequel il vit qui est plus « violent » qu’il n’est lui-même. Le sujet de la folie a effectivement suscité bon nombre d’écrits en philosophie comme dans les domaines du « psy » (la psychiatrie et la neuropsychologie) car il nous interroge sur les limites de la raison et la façon dont nous envisageons notre rapport au réel. Que ce soit la raison ou notre perception du réel, ces deux domaines ont toujours été à géométrie variable dans l’histoire de l’humanité : les anthropologies nous montrent à quel point la « folie » d’ici n’est pas celle d’un ailleurs (quelqu’un de « fou » au XVIème siècle ne le serait peut-être pas aujourd’hui ; un « sage » dans un groupe ethnique serait considéré comme « fou » dans nos sociétés etc.). La « folie » d’un temps n’est pas celle d’une autre temporalité historique et en cela tu as raison de citer Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique.
Le « fou » dit toujours une réalité, il s’exprime la plupart du temps avec sa raison propre, il « parle » de faits réels dans une logique qui est extérieure à nous qui l’écoutons, le tout est parfois une question de décryptage. Le Joker, dans la scène du train, ne fait que réagir à une autre forme de « folie » du monde dans lequel il vit. On finit même par se demander s’il vaut mieux en rire (comme lui) ou en pleurer. C’est l’aspect outrancier de sa violence portée à son paroxysme qui nous dit finalement qu’il est dans une psychopathie, avant cela, il ne fait que réagir à une violence autre qui est décomplexée. Le terme même du « joker » est double quand on y pense : dans les jeux, il peut être une « excuse » pour passer son tour, il peut aussi remplacer n’importe qu’elle carte. Il est représenté comme sympathique et historiquement il faisait rire le roi, le divertissait et pouvait provoquer des « fous rires » incontrôlables, ce qui semble être le cas du Joker qui subit ses propres rires jusqu’à accepter totalement sa condition et en faire sa « force ». Quand on découvre l’histoire d’Arthur Fleck (revisitée à loisir par Todd Phillips et Scott Silver à l’occasion de cette énième version), on s’aperçoit que ce personnage qui travaille dans une agence de clowns a choisi pour vocation l’exacte contraire de ce qui a fait sa vie faite d’une tristesse et d’une violence démesurées, à savoir faire rire. Ce dernier comme tu le dis, peut se faire « à notre corps défendant ». Nous avons tous expérimenté au moins une fois un « rire » qui n’avait rien à faire là, irrépressible, comme une décompensation : lors d’une situation dramatique, d’un deuil, d’un enterrement. Un rire peut aider l’esprit à ne pas être submergé, il peut aussi être une stratégie d’évitement consciente ou inconsciente (une question qui dérange, un malaise dans une situation, une envie de cacher la vérité, une réaction à un souvenir douloureux, à une blessure ou une attaque etc.). Il y a tant de choses à explorer dans cette thématique. Notre discussion me rappelle également un échange que j’ai eu en 2012 avec Simon Merle (Super-héros et Philo, Ed. Bréal) qui parlait « d’agents du chaos », de « super-vilains » dont la méchanceté était gratuite et sadique concernant les personnages tels que le Joker. En creux, dans l’histoire des super-héros, toute chose n’existe que par l’existence de son contraire (il y a un héros parce qu’il y a un « vilain » et inversement). Avec cette version de l’histoire du Joker, on se demande finalement si la « folie » et le « chaos » ne sont pas de tout côté et si le « raisonnable » n’est pas qu’une illusion ou une question de point de vue.
Antonin :
Que « toute chose n’existe que par l’existence de son contraire » : voilà une formulation bien hégélienne ! Je te rejoins sur ce point : c’est en s’opposant qu’Arthur Fleck parvient à se poser (au sens de faire entendre qu’il existe), dans cette société ; c’est en s’excluant qu’il parvient à se rappeler à cette société qui ou bien l’oubli, ou bien l’exclut, quand elle ne le raille pas.
Or, c’est là que la « norme » sociale se trouve interrogée : n’est-il pas légitime de soupçonner, à la manière du soupçon nietzschéen, que cela-même qui est tenu pour la normalité sociale, psychique, physique, etc., est une croyance ou une illusion, bref un point de vue arbitraire, qui pourrait être supplanté par un autre ? Afin de poursuivre dans cette direction, j’aimerais encore relever ceci : j’entends, de ton propos, que la folie serait relative – à une époque donnée, à un lieu donné, à une société donnée, à une conception donnée…
Dans ses Essais, Montaigne consacre un chapitre sur « les monstres », comme on disait alors, c’est-à-dire sur les personnes dont le corps était difforme. De ces pages, il ressort que la monstruosité de ces êtres repose surtout sur le fait qu’ils sont montrés – il fut un temps pas si lointain où les personnes physiquement difformes faisaient office d’attraction dans les cirques ou les foires. Le monstre est celui qui est doublement montré : il est pointé du doigt et il est exposé (voire s’expose). Le monstre, c’est l’autre ; quoique sa difformité soit plutôt d’ordre psychique que physique, Arthur Fleck est cet autre. Et c’est le vécu de cet autre qui est partagé avec le spectateur, dans le film.
Toujours dans les Essais, il y a cet autre chapitre (« Des cannibales ») où Montaigne attire notre attention sur le relativisme des mœurs : telles pratiques propres à une société et jugées par celle-ci comme marque de civilisation, seront vues comme pratiques barbares par une autre société qui les jugera dès lors comme marque de sauvagerie.
N’est-ce pas de cette même relativité dont il serait question entre le vécu de la folie et le vécu de la non-folie ? Pour le Joker, n’est-ce pas la société qui est folle ? N’y aurait-il pas un relativisme des structures psychiques et / ou états psychiques comme il y a un relativisme des mœurs dans la philosophie de Montaigne ?
Parler ici de perspectivisme, plus que de relativisme, me paraît plus juste. En effet, tandis que le relativisme nous inviterait à penser que la folie est un mode de vie analogue aux autres, parler de perspectives souligne que c’est un mode de vie, certes, mais sans suggérer pour autant une équivalence. Car, la folie… ce n’est pas drôle, à en écouter ceux qui en témoignent – je pense ici à Schreber (Mémoires d’un névropathe), mais il y en a tant d’autres dans la clinique contemporaine.
Aussi le film de T. Phillips aurait-il la délicatesse de nous faire entrer dans la perspective de la folie du Joker non pas tant pour nous montrer qu’il est d’autres manières de se rapporter à notre monde que pour nous amener, de là, à porter un regard critique sur les limites de nos propres convenances (sociales, morales, politiques, psychologiques…) et à les questionner.
Sophie :
La relation entre Le normal et le pathologique était la question de Georges Canguilhem et de ce que l’on entendait par ces deux termes. Ce qui est à étudier ce sont les anathèmes et les diktats de ce que l’on nomme couramment le normal au sens de « normes ».
De plus, il ne faut pas oublier que le Joker est un personnage de fiction qui cristallise à lui tout seul beaucoup de critères du sociopathe et/ou du psychopathe, ceux-là même expliqués et recensés dans le livre de Sébastien Bohler Human Psycho. Dans la littérature des super-héros, les super-vilains ou super-méchants étaient bien souvent détestés par les lecteurs, le super-héros était admiré et faisait valeur d’exemple, ce qui permettait à un jeune public de différencier de manière assez binaire, le bien et le mal en se forgeant des catégories bien distinctes. Ce que je remarque depuis quelques années c’est la fascination, l’engouement autour de ces « figures » de super-méchants issues de la fiction qui permettent parfois de trouver en celles-ci non pas un objet de détestation mais un objet d’admiration, c’est en cela que je m’interroge. Les psychopathes et autres sociopathes – qui sont une catégorie bien spécifique dans les maladies psychiatriques – souffrent parce qu’ils n’ont d’empathie que pour leurs propres déboires, ils se pensent dans leur bon droit et du bon côté de la morale. Celles et ceux qui souffrent de pathologies différentes de celles-ci, souffrent le plus généralement parce que le monde leur fait peur, parce que leur maladie est une souffrance, parce qu’ils se culpabilisent bien souvent de ne pas pouvoir avoir une vie « normale », de ne pas être dans une norme, ils voudraient être apaisés, ne plus subir leurs tourments et sont, dans une très large majorité, incapables de faire du mal intentionnellement à qui que ce soit mis à part eux-mêmes.
Le relativisme dont tu parles exprime l’idée que les normes morales varient selon les sociétés et qu’il n’y aurait pas de règles universelles. Je serai dans un entre deux : il existe des règles communes à toutes les sociétés, mais ces règles normatives voire dogmatiques sont à mettre en relation avec le temps d’évolution des sociétés. Le perspectivisme permet quant à lui de prendre en compte les multiples points de vue afin de connaitre la réalité. En ce qui concerne le Joker, il ne fait pas de doute que sa pathologie l’amène à poser des actes terribles, que toute morale réprouve. En revanche, sur l’appellation de « fou » qui est souvent étiqueté à tout bout de champs, Foucault a démontré que ce mot « valise » devait être envisagé avec prudence au travers de toute l’Histoire. De plus, je me dis qu’au pays des « fous », le normal serait le pathologique !
En somme, pour en revenir à ton propos sur « le monstre », je dirais que dans le cas du Joker, Arthur Fleck est effectivement le « monstre » au sens de Montaigne car il est « montré », il est la victime – de son histoire, des railleries de ses contemporains etc. – et que, dans une volonté de ne plus subir, le personnage du Joker comme « double » de lui-même – par son « masque » – permet à Arthur Fleck de « se montrer », d’être dans une forme de contrôle, d’être le bourreau, et ainsi de changer son « statut » aux yeux du monde, dans une sorte de « montré-caché ». D’ailleurs comme une véritable pirouette, dans la suite du Joker qui s’intitule Joker : la folie à deux, apparait Harley Quinn – de son vrai nom Harleen Quinzel – sous les traits de Lady Gaga. Ce personnage « super méchante » n’est rien d’autre que psychiatre. Arthur Fleck l’ayant rencontrée en tant que patient à l’hôpital psychiatrique d’Arkham à Gotham City. Elle se grimera en Arlequin (d’où son nom Harley Quinn) symbole de la Commedia Dell’Arte. Elle aussi « se montre » tout en se masquant, et le costume de l’arlequin qui arbore des losanges dans la tradition du XVIème siècle, représentent les multiples facettes que ce personnage peut prendre. Je dirais que le Joker et Harley Quinn finissent par n’être que les deux faces d’une seule et même carte bien sombre. L’étrangeté ici est qu’il s’agit du patient et de sa thérapeute. Situation bien effrayante, c’est le moins que l’on puisse dire.
Après nos échanges si passionnants, il est certain désormais qu’au cours d’une discussion, je ne dirais plus jamais « Joker ! » de la même manière.