Le film Joker (Todd Phillips, 2019), raconte l’histoire de l’ennemi excentrique de Batman avant que leur lutte pour le contrôle de Gotham City ne commence. Nicolas et Costanza vous proposent une pause Pop-Philo croisée pour décrypter ensemble certaines problématiques posées par le film. Enjoy !
/ !\ Spoiler alert : il est fortement conseillé de voir le film avant de lire la suite de l’article si vous ne voulez pas vous gâcher le plaisir de la découverte !
Entre critique sociale et divertissement
Nicolas :
L’un des éléments les plus marquants du film est la manière dont sont traités les outsiders dans la société. Arthur Fleck, joué par Joachim Phoenix, est de ceux-là : clown incapable de faire rire qui que ce soit, il semble inadapté dans cette société dont il ne comprend pas les codes, et dont les membres ne parviennent pas à communiquer avec lui. Mais le malaise vient justement du fait que Arthur Fleck est loin d’être le seul inadapté, le seul mis au banc de la société : la masse des outsiders augmente constamment en raison de décisions politiques malheureuses.
Si la majorité des gens est opprimée, ou même sortie du « système », peut-on encore parler de corps social ? A Gotham City, le pouvoir se concentre autour des figures des très riches dont Thomas Wayne, père de celui qui mettra le masque de Batman quelques années plus tard, qui en devient l’allégorie. Les happy-few (ces fameux “1% les plus riches” de la société contemporaine) n’entendent pas la colère qui vient de la société : pendant que de nombreuses personnes manifestent contre le système, les privilégiés continuent à se divertir devant un film de Chaplin, comme si tout cela n’était « qu’une comédie ».
Costanza :
L’un des éléments clés n’est-il pas justement le « masque » ? Ce récit est un conte de déguisements, dans lequel la politique n’existe qu’au prix de rester masquée. Or, rester caché est une condition de liberté absolue, et permet à la politique d’exister en tant que super-pouvoir, fantasmée par les outsiders qui en sont totalement privés. Considérons le clown, figure masquée par définition. Faire le clown est, dans ce film, la tentative d’exister socialement, c’est un boulot. Les clowns n’existent qu’en dehors de la société, comme autant de masques payés pour faire rire les gens. En tant qu’outsiders, ils représentent les prolétaires qui n’ont rien, même pas leurs moyens de production (d’existence). Le personnage tourmenté d’Arthur Fleck vit cette quête d’existence sociale par le biais d’un besoin plus profond, celui d’obtenir une visibilité tout court. De l’autre côté, que fait la politique pour eux ? Directement, elle ne fait rien. Elle ne se montre pas : elle se cache derrière les institutions (centre de santé mentale, hôpital, prison psychiatrique…) et les médias. En réponse au déguisement de la politique, le clown tragique qu’est Arthur Fleck comprendra à travers les différentes épreuves la véritable valeur de son masque.
Le rire e(s)t la violence
Nicolas :
Pour Henri Bergson, le rire possède une utilité sociale : il est une manière de faire corps avec la société et de témoigner d’une attention à l’autre. Que je ris de l’autre ou avec l’autre, je crée nécessairement un lien essentiel à la société. Arthur Fleck est désespérément à la recherche d’un tel rapport tout au long de sa vie : il souhaite faire rire et apporter de la joie aux autres, et c’est pourquoi il travaille en tant que clown. Mais il ne parvient jamais à être compris. Sa maladie nerveuse le pousse à avoir des crises de rire inopinées qui, au lieu d’amuser les gens autour de lui, créent malaise, incompréhension, et colère. S’il est attaqué avec violence, que ce soit physiquement ou verbalement, c’est souvent en raison de son rire. Il se retrouve enfermé dans un monde où personne ne le comprend, et où il ne peut communiquer qu’avec sa mère qui délire et son assistante psychologique qui ne l’écoute pas. Mais au fur et à mesure du film, Arthur Fleck comprend que le rire est au fondement même de son identité. Le « Joker », nom que lui donne le présentateur de Talk-Show qui l’invite dans son émission, indique son nouveau rôle. Le Joker a enfin trouvé le rire qu’il était : un rire de violence et de colère.
Or, le film laisse entendre que la moralité de cette violence est toute relative, et presque une réaction face à un monde qui ne lui laissait pas d’autres choix. On est loin de l’image habituelle d’un Joker fou qui tue sans raison : ici, au contraire, on comprend qu’il y a un réseau de déterminations principalement sociales qui le pousse au meurtre, et cela est lié à une morale d’utilité individuelle. Ceux qui sont mauvais, méchants, et qu’il tue sont donc ceux qui lui ont fait du mal personnellement. Quand les valeurs sociales n’ont plus de sens pour personne, à quoi bon continuer à les respecter ?
Costanza :
Est-ce que le rire possède une quelconque utilité sociale ? D’après Georges Bataille (1897-1962), philosophe et lecteur déçu de Bergson, le rire est une expérience révélatrice de l’impuissance du langage car il en dévoile ses limites. Alors que le langage s’arrête face à l’absurdité de la réalité, le rire non seulement admet le non-sens mais l’approuve.
Enfant d’une société en proie à une cruauté aveugle et désespérée, l’outsider a peu de choix qui s’offrent à lui. Il peut continuer à croire au rôle « tragique » que le système lui impose, qui l’intègre tout en le gardant aux marges et le plongeant dans l’angoisse, ou bien commencer à croire à son rire. Ôter le masque triste (qui appartient à son patron) pour personnaliser son déguisement et créer son propre maquillage. Pourquoi vouloir être clown malgré une tête triste et un rire fou ? Arthur a créé son personnage sur la base de souvenirs et vécus qui ont en réalité été forgés par sa mère. La découverte qui l’attend est terrible : son histoire est une construction issue de mensonges. Il est donc le fils d’une double mascarade : celle d’une mère victime de la violence d’un homme et celle d’une société manipulée par la violence du pouvoir. Mais quand les valeurs sociales n’ont plus de sens pour personne, à quoi bon continuer de les prendre au sérieux ?
Crédibilité et délire du Joker
Nicolas :
A plusieurs moments du film, on voit que les fantasmes d’Arthur Fleck et la réalité se mélangent. A partir de cette confusion dans l’esprit du personnage, tout le film n’est-il pas à interpréter comme un délire produit par le Joker afin de réécrire ses propres origines : la tonalité larmoyante qui justifie ses actions à partir d’une vie de souffrance et de noirceur, le délire mégalomaniaque où il fantasme être le frère caché de Bruce Wayne alias Batman, son ennemi juré dans la Bande-Dessinée ? Il devient même responsable de la mort de ses parents. Enfin, lorsqu’il est sauvé à la fin du film par les autres clowns, il est tiré de la voiture d’une manière particulièrement christique et tout le peuple galvanisé se met à l’entourer. Par la réécriture et le fantasme de sa propre existence, les barrières du rêve et de la réalité deviennent poreuses. La scène finale teinte l’ensemble du film d’une coloration clownesque ou cartoon (un peu à la manière de Chaplin dans Les temps modernes qui apparaît au milieu du film dans une mise en abyme fort intéressante) comme une injonction méta-cinématographique : tout cela n’est qu’un film, tout cela n’est que de la comédie. Oui, mais la comédie ne risque-t-elle pas de devenir la réalité ?
Costanza :
Et si c’était la comédie qui risque de devenir réalité ? Le rire fou (le handicap d’Arthur) devient l’arme même du clown « Joker » qui s’approprie enfin sa condition de personnage qui porte sur lui la vérité de l’ordre sociale. La vérité c’est que la politique doit rester masquée pour cacher sa violence et son irrationalité. Tout comme sa mère qui lui a menti pour préserver son propre bien-être, la politique raconte des histoires pour maintenir l’ordre et rétablir la propreté (l’invasion des « super-rats »). Le rire peut se libérer de toute justification morale pour éclater en un fou rire qui démontre l’impuissance de la rationalité et le caractère comique de l’existence.
Comment passer d’une tragédie à une comédie si ce qui est en jeu (ou pour mieux dire, sur scène) est la réalité externe elle-même ? A travers un acte à mi-chemin entre l’art et la magie, une « joke », un escamotage. Arthur Fleck passe d’outsider à héros du peuple sur la base de son manque absolu de pouvoir. S’il s’agit d’un renversement, non voulu, non maîtrisé, sûrement fruit de délires, il n’est pas pourtant un délire en soi. La clownerie appartient au réel, maintenant démasqué. La causalité et le hasard participent à la création d’une anarchie qui peut à tout moment briser les “menottes” de la réalité normative et normalisatrice. Cette anarchie paraît violente par réaction, car elle se doit de forcer les chaînes du système pour en sortir. Comme Charlie Chaplin dans Les Temps modernes qui devient, lui aussi, héros de prison.
Des ordres et des ordures
Nicolas :
Ce n’est pas un hasard si le film s’ouvre sur une grève du ramassage des poubelles. Signe avant coureur de fractures sociales majeures, la grève des poubelles installe l’histoire dans un climat où les classes les plus invisibles (comme le peuple des « ordures ») se révoltent et font surgir à la surface les saletés physiques et morales de toute la société. Cela rappelle étrangement les crises qui ont eu lieu à Naples, ou encore à Beyrouth : débutant par de simples grèves des poubelles, cela fit surgir les crises majeures dont le Liban témoigne encore de nos jours. Par un certain effet métonymique, ceux qui s’occupent de la saleté et des ordures en sont réduits à devenir eux-mêmes des ordures dont le Joker devient un avatar.
Costanza :
La « crise des poubelles » est un marqueur comique du « sens » de la politique. Car c’est bien elle qui garantit un ordre social viable et propre. Mais la prolifération des déchets dans les rues de Gotham sert plus précisément à rendre visible ce que l’on ne voudrait jamais voir, la mortalité et la pourriture auxquelles l’existence est soumise. L’impasse de la ville devant l’explosion du problème des « poubelles » devient donc la trace, sale, d’un système de production de marchandises et de sa déconnexion actuelle de la réalité. On produit plus de ce que l’on peut consommer. L’une des raisons pour lesquelles la « crise » qui traverse la ville de Joker est exemplaire des déclencheurs des désordres sociaux actuels, c’est qu’elle engendre une angoisse irrationnelle, car il n’y a pas un coupable identifié. Sauf, le « système » lui-même… Voilà comment Batman devint le héros (de la police) de Gotham.