La main à l’œuvre

On balaie d’un revers de la main, on tape du poing sur la table, on ajoute des guillemets, on désigne du doigt, autant d’occasions de se servir de ses mains quand on parle. Or, les mouvements spontanés de nos mains, cette faculté́ innée que l’on rattache à la culture, reflèteraient bien plus qu’il n’y paraît. Et si, finalement, ceux-ci traduisaient nos pensées pour en accentuer le sens et en dire plus qu’avec les mots ?

Au même titre que l’odorat pour Proust et sa madeleine, faire ces gestes active également d’autres facultés que la mémoire verbale afin d’accéder à certains mots et les rendre plus parlants. Utiliser ses mains nous permettrait ainsi de mieux communiquer, en dire davantage que les mots pour les compléter, la « chorégraphie manuelle » se faisant plus intense en fonction de l’environnement. Les mains créent ainsi le lien : le lien entre la pensée et sa matérialisation, le lien entre deux interlocuteurs sur le chemin des idées. Et, c’est ainsi que s’exprime le chef d’orchestre, partenaire engagé, qui, par le simple mouvement de ses mains devenu langage, dirige ses musiciens.

Ce lien c’est également celui que l’on retrouve dans la fonction de management. Ce rôle convoité mais aussi craint est loin d’être une promotion rêvée pour tout un chacun. Dans le film “Un autre Monde” sorti en salles en 2022, nous suivons l’itinéraire de Philippe Lemesle, devant licencier 10% de ses effectifs et l’impact de son investissement professionnel sur sa vie familiale. Ce film met en lumière les moments de doute et de peur d’un manager qui sombre peu à peu, pris en étau entre les injonctions contradictoires de sa hiérarchie et de sa conscience morale. C’est également le portrait d’un homme devant naviguer entre sa direction et son équipe. Être manager aujourd’hui ne fait plus rêver, entre quête de sens, injonctions financières et performance sociale, retour sur ce concept à travers l’histoire.

L’art de la manipulation

Management » provient du verbe italien « maneggiare » qui correspond au verbe français « manier », voire « manipuler », lui-même reposant sur le mot latin « manus » : la « main ». Le manager, au premier sens, serait donc celui qui, par sa dextérité, prend puis tient le cheval en main, se montre capable de le conduire et d’orienter sa course par son doigté (« manus agere »). Nous ne sommes pas très loin du manœuvre qui, pas sa dextérité, met la main à la tâche. Le management serait donc un « art de gérer les hommes efficacement ». Au XVIIIe siècle, on parle de management dans la sphère domestique pour qualifier des relations personnelles établies dans la prise en charge d’êtres dépendants. A ce titre, le premier des « managers » ne fut-il pas la « ménagère » ? Nous ne sommes pas très loin déjà du care management.

Jeu de mains, jeu de ….

Quelle est la place de la main dans les fonctions du manager ? Hannah Arendt affirme que la modernité privilégia le corps et le travail à la main et à l’œuvre. Dire que la modernité valorise le travail au détriment de l’œuvre, c’est affirmer qu’elle réduit l’homme à son corps, avec une main qui se fait invisible dans notre société capitaliste. Pour Heidegger dans son livre Qu’appelle-t-on penser ? « La main est une chose à part. La main, comme on se la représente habituellement, fait partie de notre organisme corporel. Mais l’être de la main ne se laisse jamais déterminer comme un organe corporel de préhension, ni éclairer à partir de là. […] Seul un être qui parle, c’est-à-dire qui pense, peut avoir une main et accomplit dans un maniement le travail de la main ». La main crée le cadre dans lequel l’action et la parole humaines peuvent prendre place. Avec la Révolution industrielle, on abandonne le rôle prioritaire de la main au profit de la mécanisation puis de l’automatisation mais on transfère également la capacité manuelle à la population des managers.

Bien faire faire

Or, le manager ne se sert pas de ses mains puisque le rôle du manager est de planifier, organiser les activités et prendre des décisions. Ce que le manager manie, ce sont des désirs, c’est pourquoi le management, au sens étymologique, devrait être l’émancipation des travailleurs manuels. Aujourd’hui, il ne suffit plus pour le manager d’avoir en tête les objectifs économiques de l’entreprise, il faut aussi mettre en place les conditions de la performance sociale qui passe par le bien-être, par exemple ou l’engagement.

Henry Mintzberg, théoricien des organisations disait : « faire du management, c’est faire faire des choses extraordinaires à des gens ordinaires ». Et si nous n’étions pas plutôt dans un chemin inverse, celui de faire faire des choses ordinaires à des personnes extraordinaires ? C’est peut-être finalement la reconnaissance de la richesse et de la singularité des collaborateurs qui rend le manager performant.

 

 

Pour Julia de Funès dans un entretien donné au Parisien le 21 février 2023, « En France, le management est une promotion. Vous êtes bon techniquement, vous devenez presque automatiquement manager. Or, c’est une compétence. ». Avec la remise en question de la notion de travail et la quête de sens recherchée par les plus jeunes, il serait donc plus qu’urgent de repenser le rôle du manager en intégrant l’hypothèse anthropologique de l’homo emoticus, c’est-à-dire de l’intelligence émotionnelle et faire sienne cette phrase de Théodore Roosevelt : « Le meilleur manager est celui qui sait trouver les talents pour faire les choses, et qui sait aussi réfréner son envie de s’en mêler pendant qu’ils les font. »

 

 

Un article par Delphine Jouenne Toutes ses publications

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