Femme travaillant le bois

Manager, un métier manuel à repenser

Il est des activités délaissées par la pensée en raison d’excès de vertu : c’est le cas, par exemple, du secteur de l’aide sociale, où l’on se contente de présupposer de « belles âmes » au service des personnes vulnérables. « Mon Dieu, c’est bien qu’il y en ait », se dit Monsieur Prudhomme. Le management souffre, au contraire, de l’excès de vice qu’on lui prête : la main sur le cœur, l’on dénonce le « managérialisme », le « paradigme gestionnaire » – il faudrait, ma foi, que de management, il n’y en ait pas !

De l’obscur en management

Mais alors comment, d’une « invitation à penser moins », faire une « provocation à penser plus » ? Comment, dans les termes de Paul Ricoeur dans sa fameuse conférence intitulée « Le Mal », lever le voile sur « l’arrière-fond ténébreux », le « clair-obscur » des réalités humaines ?

D’abord, le management n’a pas le monopole du Mal. Combien de personnes admirables, d’engagement dans le travail, mais combien, aussi, de collectifs et d’individus dysfonctionnels et nocifs ?

D’autre part, quand bien même on voudrait qu’il ne fût pas, le management est là. Il est même partout – et y compris dans les organisations qui tiennent à déconcentrer le plus possible le pouvoir en leur sein (il n’y a qu’à voir comment se passe la gestion des ressources et des personnes dans certaines associations qui pratiquent la gouvernance horizontale) ou qui prônent des « valeurs » des plus « solidaires » (il n’y a qu’à voir comment les choses se passent dans le secteur associatif ou humanitaire). « Construit » social, peut-être – mais en attendant, le management est un donné avec lequel il faut compter.

Aussi, pour bien penser le management, sans doute importe-t-il de se refuser à tout catéchisme, toute théodicée, à toute posture trop prude, comme le kantisme qui, selon Charles Péguy, « a les mains pures, mais […] n’a pas de mains ». Sans doute importe-t-il de dessiller le regard.

Que voit-on alors ? Un théâtre humain chargé d’images – au fond, de poésie. D’ailleurs, Baudelaire, à sa manière fulgurante, avait bien posé le problème dans « Le Thyrse » (poème n° 32 des Petits poèmes en prose) : sont-ce vraiment les fleurs qui servent à orner le bâton ? Ou bien plutôt n’est-ce pas le bâton qui sert à montrer les fleurs et le pampre ? Wittgenstein le disait d’une manière plus sèche dans son Tractatus : certes, l’homme fait des images à partir des faits, écrit-il. Mais ces images sont, elles-mêmes, des faits !

Imaginaires ou « représentations », diraient les sociologues. Imaginaires des métiers, professions, et corporations ; des publics et clientèles ; de l’équipe ; de l’éthique (chacun a une image de ce qu’est la bienveillance, la bientraitance, etc.) ; et pour finir, imaginaire du rôle du manager ou du dirigeant (père, mère, castrateur, nourricier, etc.) Pour bien repérer ces imaginaires, la littérature, la philosophie, la mythologie et l’art ne sont-ils pas d’un secours plus grand que les analyses distanciées et quelque peu refroidies de la sociologie des organisations et la psychosociologie ?

Le manager imaginaire

C’est que les êtres humains au travail se révèlent pour ce qu’ils sont : des êtres de clan, de conflit, de « coutume » et de « croyance », dit Hume dans son Abrégé du traité de la nature humaine. Mais aussi des enfants (qui dévorent le sein de la mère, hurlant, frappant) et, plus que tout, des êtres d’ambivalence, qui veulent et attendent tout et son contraire. « Dites-nous quoi faire… mais ne nous le dites surtout pas ! » clament-ils au manager. « Soyez comme nous… Mais surtout ne soyez pas comme nous ! » « Soyez loin de nous… mais surtout soyez proche de nous ! »

Cela explique que dans nombre de cultures et milieux professionnels, la direction ou le management puissent être régulièrement « mis en pièce », comme par un sacrifice religieux, à la manière d’un carnaval ou mardi gras permanent, où l’on brûle l’effigie du pouvoir pour mieux admettre son existence, pour mieux vivre avec lui.

Pour en avoir largement abusé, il n’est peut-être pas injuste que le jargon managérial contemporain finisse par se retourner contre lui-même : « participatif », « concertation », « co-construction », « consultation » … rhétorique incantatoire que les salariés et agents de tous secteurs reprennent en chœur pour demander des comptes à leurs dirigeants, sur l’air de : « quid ? », « qu’en est-il ? » Et les pauvres managers de courir vainement après un « consensus » qui s’échappe.

D’une part, par défaut de méthode. En effet, on ne sait plus bien, de nos jours, comment construire des décisions. Aristote avait pourtant déblayé le terrain, dans son Éthique à Nicomaque, en insistant sur l’idée que ce n’était qu’après avoir bien posé les problèmes que l’on pouvait valablement délibérer (en grec, boulein) ; et qu’avant toute décision proprement dite, il convenait de tirer adroitement les conclusions de cette délibération : un moment-clé de tout raisonnement qu’il appelait, en grec, prohairésis. Ce que tout le monde semble avoir oublié à notre époque, où l’on valorise le délibératif à tout prix, et où l’on se précipite sur la décision si convoitée, en brûlant hardiment les étapes…

D’autre part, parce que constitutivement, la distribution des places, dans un collectif de travail, dans un établissement, dans une « boîte », quelle qu’elle soit, conduit chacun à jouer le rôle qui lui est attribué. Être d’accord avec la direction ? Vous n’y pensez pas ! Ce serait, pour bien des salariés, une trahison. Hors de question de laisser tranquillement le pouvoir être le pouvoir. Et puis, orienter, participer de la détermination d’une décision, avoir son mot à dire, cela oui, tout le monde y tient… mais porter collectivement la responsabilité d’une décision, au risque de ses effets non prévus ou indésirables ? À ce sacerdoce, les candidats se font plus rares.

Manager par la main

Pour toutes ces raisons, il semble qu’il y ait aujourd’hui urgence à élaborer, à enseigner, à diffuser et promouvoir un art du gouvernement ou de la conduite de soi à l’antique, au travers des vertus dont Aristote, dans son Éthique, dénombrait une douzaine : courage, tempérance, magnanimité… Des préceptes de sagesse susceptibles de répondre au manque abyssal de « sens » constaté dans le monde du travail, mieux, très probablement, que les « valeurs » et les « objectifs de l’entreprise » qui ne font plus guère recette.

La littérature sur le management oscille entre un machiavélisme de supermarché (comment manipuler ses collaborateurs…) et un éloge à toute force de la sincérité et de l’authenticité (être soi…). Fausses routes, dans les deux cas. Et si manager était avant tout un jeu de rôle, au sens très sérieux, très sincère, de l’enfant costumé, ou de l’acteur de théâtre ?

Pratique du langage, art de savoir mettre en mots et en récit, de « décocher l’arc du dire » (Dante, Purgatoire). Aptitude à faire exister au sein même d’un énoncé des forces contraires, sans nécessairement chercher à les dépasser ou à les résoudre. Capacité à condenser des totalités de sens en assumant leur caractère incomplet, fragmentaire. Parfois, manager est aussi l’art de s’abstenir de dire et d’agir. Et de laisser œuvrer.

Art du dire et de ne pas dire, le management est aussi, plus fondamentalement encore, un métier manuel. Le théologien Nicolas de Cuse parlait déjà de la manuductio, l’art de tirer par la main (De la Docte ignorance). Comme tous les métiers manuels, le métier de manager ne doit-il pas être longuement et profondément médité, réfléchi, pensé ? C’est peut-être à cette condition qu’il se rendra digne des mains qui exécutent, « nos mains calleuses, nos mains noueuses, nos mains pécheresses », disait encore Péguy.

 

Un article par Clément Bosqué Toutes ses publications

2 commentaires pour “Manager, un métier manuel à repenser

  1. C’est un article très bien, avec une tendance philosophique, mais aussi une approche sociologique avec une petite touche de psychologie.
    Très bien écris un peu machiavélique sur les bords parfois mais entre nous les salariés ce sont des lâches qui apprécient leurs conforts et vont jusqu’à être corrompu pour assurer leur paix sociale par la direction.
    En revanche, un directeur peut parfois se lâcher pour faire des compliments surtout s’il ne le pense réellement car par son statut et son charisme, un compliment venant d’un directeur n’a pas la même valeur que si ce compliment vient d’un collègue (souvent hypocrite calculateur et jaloux mais qui vous garde en poche pour ne pas vous avoir comme ennemis). Ne dit-on pas qu’il faut garder nos amies (is) proches de nous et nos ennemis encore plus proche ;-)
    Personnellement, je trouve dans vos cours et vos articles une façon réel du manager (ou directeur) et de son positionnement qui très peu souvent aborder avec une telle vérité.
    C’est un telle un enrichissement de pouvoir avoir eu l’occasion de lire et d’assister à vos cours.
    Une approche très réelle parfois trop que certains cache en vérité alors qu’elle est bien présente dans les établissements.
    Contente de trouver un professeur qui a une vision proche de la mienne qui est parfois trop sincère et pas assez hypocrite.
    En vous remerciant par avance
    Bien à vous
    Madame Sandrine SAINT-MARTIN

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