Quand le silence révèle la parole – Anny Romand, un #MeToo avant l’heure

Le Festival de Cannes attire chaque année les aficionados, les curieux, les stars, mais aussi les combats qu’ils fussent politiques ou sociétaux. Celui de 2024 n’échappe pas à cette règle. Est-ce La société du spectacle de Guy Debord qui prend forme ou le spectacle des faits de société qui se montre à nous ? Sur ces Marches emblématiques, Anny Romand m’a accordée une Interview exclusive, celle d’une femme, actrice, productrice, réalisatrice et écrivaine qui dénonça en 1998, bien avant l’heure, ce que l’on découvre aujourd’hui dans un #MeToo mondial. Dans son film Afrikaan Striptease, « carnet de route » de tournage, elle s’emploie à montrer une société divisée, celle d’une Afrique du Sud post Mandela, mais aussi ces violences décomplexées dont le sujet central est la Femme.

 

Sophie Sendra : En 1998 vous réalisiez un film intitulé Afrikaan Striptease (Afrikaan Striptease, réalisé par Anny Romand, production Jean-Jacques Beineix, 1998, disponible en ligne gratuitement). Celui-ci était à la fois la chronique humaine d’une Afrique du Sud post apartheid à la fin de la gouvernance de Nelson Mandela, et la mise en lumière de l’envers d’un décor de cinéma peu reluisant. Vous filmiez en caméra cachée la soirée d’anniversaire d’un réalisateur à qui l’équipe de tournage « offrait » une stripteaseuse. Avec le recul et le mouvement #MeToo, quel regard portez-vous sur votre film ?

Anny Romand : Il s’agissait d’une production étrangère où nous étions 7 acteurs français, le reste de l’équipe était Sud-Africaine. Je m’étais acheté une petite caméra Sony et je filmais un peu comme un making-off. La cassette durait 50 minutes, le temps du trajet de la résidence au lieu de tournage dans la savane. Les chauffeurs de la production n’étaient jamais les mêmes, ils nous conduisaient. J’ai filmé 7 chauffeurs, jeunes, vieux, blancs, noirs en leur posant deux questions sur deux thématiques : les femmes et la violence, sans jamais m’immiscer dans leurs réponses. A travers ces récits, un portrait de la position de la femme se dessinait. Un soir, l’équipe a offert un striptease au réalisateur français. Je vois arriver une belle blonde d’une trentaine d’années. Heureusement j’avais une cassette vierge. J’ai filmé son arrivée jusqu’à son départ, la durée du film, était de 52 minutes. Entre les récits des chauffeurs et le striptease, toute la vision de la femme en Afrique du Sud se dessinait : la femme était un gibier à chasser et à mettre sur son tableau de chasse comme des encoches sur un pistolet. Les hommes me racontaient froidement le nombre d’enfants qu’ils avaient engendrés sans jamais les reconnaître, c’était à celui qui en avait le plus. La violence dans la société allait en parallèle avec la violence permise faite aux femmes, avec en arrière-plan le racisme rampant.

Je me rends compte que j’ai fait ce film dans l’optique du mouvement #Metoo. Actrice, j’avais été moi-même confrontée à des harcèlements de la part des hommes du métier. Mais bizarrement c’est en Afrique que j’ai eu envie d’en parler… comme si être à l’étranger me le permettait ou bien me le montrait avec plus d’acuité. Curieusement, et ça n’est pas anodin, les commentaires qui avaient été faits sur le film mettaient beaucoup plus en évidence la violence décrite par les chauffeurs que celle de la violence d’une équipe de tournage faite à une femme exhibée. Jean-Jacques Beineix qui produisait le film l’avait proposé à toutes les chaines de télévisions de l’époque, toutes avaient refusé de le diffuser : impossible de le montrer au grand public, trop clivant.

Sophie Sendra : Chosification, réification, objectivation semblent être les mots qui se dégagent en creux de la dynamique d’une partie de votre film : la femme comme objet de désir, de convoitises, la femme-objet. Car tout au long de celui-ci, la scène du striptease est donnée en pointillés comme pour révéler un dysfonctionnement.

Anny Romand : J’ai privilégié ce procédé afin de révéler la violence décrite par les chauffeurs, certains porteurs de cette même violence, et la beauté d’un corps de femme maltraité, souillé, humilié. Je dénonçais déjà un dysfonctionnement. Tout prenait Sens dans cet entrelac de récits et de ce corps offert à la vue des hommes de l’équipe de tournage, dans les rires, les cris, les vociférations d’hommes en rut !

Sophie Sendra : Les droits de la femme, sa liberté, sa responsabilité sont des thèmes évoqués avec vos interlocuteurs. Loin de faire des commentaires sur les paroles qui vous étaient livrées, vous ne faisiez que poser des questions et faire parler ces taxi Drivers d’un jour. Il y a également de longs silences posés sur des images. Que vouliez-vous mettre en avant en adoptant cette sorte de réalisation ?

Anny Romand : Mon silence révélait la parole. Sans commentaire de ma part, les chauffeurs entendaient ce qu’ils disaient, leurs paroles résonnaient dans l’habitacle de la voiture et certains continuaient tout en essayant d’adoucir leurs dires, ce qui marquait la prise de conscience qu’ils avaient, surtout devant une femme française et actrice, qu’ils respectaient et qui avait pris l’avantage sur eux. Le « striptease » des chauffeurs était plus révélateur de l’état de violence de la société que celui exécuté par cette femme.

Sophie Sendra : Fuir, être réfugié, s’intégrer sont également des situations évoquées dans votre film. Ce sont des thématiques qui vous touchent par votre histoire familiale. Est-ce pour cela que vous avez fait le choix de filmer les abords des routes de vos trajets quotidiens, de faire parler sur ces sujets, ces populations ? Ce « carnet de route » a-t-il vocation à montrer le caractère universel des populations déplacées et de leur sort ?

Anny Romand : Absolument vrai. Toujours le long des routes, des rues, nous voyons des êtres qu’il suffit d’observer pour voir apparaître leur état, leur misère, leur quête du travail qui leur permettront de vivre une journée de plus.

Sophie Sendra : La vie est une composition permanente avec le réel auquel nous nous confrontons, avec lequel nous devons nous adapter, que nous devons accepter. L’illusion, elle, est cette capacité que nous avons à jouer avec ce réel parce qu’il nous dérange, nous bouscule ou résiste à l’avènement de nos désirs. Être actrice est-ce pour vous une façon de révéler le réel ou de jouer avec l’illusion ?

Anny Romand : Je me suis toujours raconté des histoires grâce ou à cause de mon enfance, en affrontant ce qui était dur, horrible et attristant.

Cela m’a permis d’imaginer des situations d’échappement, une sorte d’Escape Game avant l’heure. Ce que beaucoup d’enfants font je crois pour échapper au réel qui peut les blesser. Ou parfois les tuer !

Aller voir ce qui se cache en moi est un travail d’actrice que j’aime faire, c’est toujours une « révélation » comme on dit d’une photo qui apparaît dans le bac d’une chambre de développement. La matière psychologique, affective, vitale… dont sont faits les actrices et les acteurs évolue au cours de leur travail en s’accroissant, en dépassant les limites attendues. Oui comme une révélation pour le plaisir du spectateur qui est souvent touché en plein cœur. Voilà pourquoi la culture est indispensable à notre vie d’humain.

D’ailleurs, je prends des photos et j’appelle mon travail La Réalité invisible. Ce réel qui ne se cache pas mais que nous ne voyons pas pour ce qu’il est. Comme si nous avions des œillères qui ne laissent voir que ce qu’on nous aura appris à voir.

Sophie Sendra : Le Festival de Cannes a toujours été la scène d’une comédie humaine et politique : à la fois peinture satirique des mœurs et « marches » de revendications. Devient-il le spectacle d’une certaine société ? Un spectacle qui révèle la société telle qu’elle est ou n’est-il qu’une accumulation de spectacles (en référence à La société du spectacle de Guy Debord) ? Car il fut un temps, le cinéma et son monde faisaient rêver. Aujourd’hui, il semble être un miroir, une exacerbation du monde moderne dans lequel nous vivons. L’envers du décor semble être devenu le décor lui-même. Qu’en pensez-vous ?

Anny Romand : Difficile à dire. Les films proposés sont des miroirs de nos sociétés et la sélection de Thierry Frémaux (Délégué général du Festival de Cannes et Directeur de l’Institut Lumière de Lyon) va toujours dans ce sens, les palmes le montrent bien. La montée des Marches de Cannes est un spectacle amusant qui cache sans doute le vrai travail fait pour les personnes qui attendent dans la salle à l’intérieur du Palais des Festivals.

La montée des Marches c’est la parade, l’amusement, le glamour, qui permet l’autre partie, celle de la réflexion. Il ne faudrait pas s’y tromper. Mais dans ce Festival de cinéma, tout est culture ! Les robes, les bijoux, les maquillages… et bien sûr les films avec les présentations, les discussions, les conférences de presse, les journaux etc.

Ce Festival est très important à mes yeux.

Sophie Sendra : En ce mois de mai, le cinéma est à l’honneur. Les adaptations d’ouvrages, de romans, de biographies ont toujours été des sources d’inspirations pour le 7ème Art. Auriez-vous un livre à conseiller à nos lecteurs pour une belle Pause Philo qui permettrait de poursuivre la réflexion sur le cinéma ou pour apprécier celles qui allieraient l’écriture et l’adaptation cinématographique ?

Anny Romand : Ils sont si nombreux. Je conseille tout de même parmi la multitude, Les exclus d’Elfriede Jelinek, une histoire tirée d’un fait divers qui montre la montée de la violence chez les adolescents. L’auteure a écrit également La Pianiste, adapté au cinéma par Michael Haneke. Deux autres lectures qui pourraient être adaptées au cinéma, L’Hôtel des oiseaux, ou encore Où vivaient les gens heureux (Ed. P. Rey), de Joyce Maynard qui a reçu le Grand Prix de la Littérature Américaine en 2021.

 

Pour aller plus loin :

– Le film Afrikaan Striptease, disponible en ligne gratuitement

– Le roman Abandonnée par Anny Romand, aux éditions Serge Safran

 

Une interview réalisée par Sophie Sendra Toutes ses publications

 

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