« Tu devrais t’aimer un peu plus », me répète ma psychanalyste à longueur de journée. « Apprends à te connaître toi-même, tel que tu es. Si tu ne t’aimes pas toi-même et si tu ne te découvres pas, tu ne pourras jamais aimer personne correctement. » Fin du rendez-vous. Qui aurait cru que ma psychanalyste aurait troqué son savoir sur l’inconscient au détriment de dogmes provenant de cette mode du développement personnel ? « Devenir soi-même », « Être authentique », « Se découvrir », ou encore « S’aimer soi-même avant d’aimer les autres ». Que de belles paroles qui donnent raison à Pascal lorsqu’il affirme dans ses Pensées que « Le moi est haïssable ». Et moi, je ne sais pas si je déteste plus ma psy de m’avoir dit cela ou si je me déteste moi de ne pas vouloir comprendre ce qu’elle dit. Une chose est sûre, ce « moi » me pose problème. Comment devenir soi-même ? Peut-on le devenir réellement, ou est-ce une illusion de notre esprit ? Ou encore, peut-on ne pas être soi-même ?
Soi même comme un autre
Peut-on être certain que celui qui est en moi, cet élément insaisissable, n’est pas un autre ? Ne suis-je pas un peu étranger à moi-même ? L’identité est un concept fascinant qui ne cesse d’intéresser écrivains et philosophes. Pour certains, notre identité se compose d’une âme incarnée dans un corps, et notre seule façon de revenir à cette essence est de nous défaire de notre esprit. Pour d’autres, cette identité profonde n’est qu’une fiction, insaisissable et en perpétuel changement. Dans les deux cas, le doute cartésien reprend place en nous, affirmant qu’il faut encore être soi pour pouvoir se poser la question de l’âme ou d’une identité en tant qu’objet non identifiable. Dans Une saison en enfer, Rimbaud écrit que « Je est un autre », signifiant que cette identité profonde est en réalité intouchable et sûrement très étrangère à celle que nous exposons aux autres. Mais en réalité, je ne peux être un autre, je suis toujours moi de la naissance à la mort. Le comédien qui monte sur scène pour jouer son rôle sait qu’il incarne le personnage et le fait vivre comme tel aux yeux du monde. Mais lorsque le comédien sort de scène, côté jardin, et qu’il enlève son masque d’artiste, sait-il quel rôle il joue en dehors de la scène ? C’est peut-être ici que le concept d’identité prend une toute autre tournure. La profondeur de notre moi « pré-identitaire » n’est qu’une vaste plaisanterie face à notre moi « identitaire » qui n’est ni plus ni moins que l’histoire que nous racontons de nous au monde.
Cette identité narrative qui a tant fasciné Paul Ricœur nous rapproche d’un espace commun, un mélange entre le moi profond et le moi superficiel. Sans oublier que toute superficialité cache une profondeur inhérente. Le reflet du soleil sur l’océan, laissant transpercer ses rayons à quelques mètres sous l’eau, nous invite à repenser à la profondeur. Je sais que l’océan est d’une lourde profondeur par la surface que j’en perçois, sans compter ce que j’en déduis. Il y a donc une distinction entre la perception de nous en tant qu’acteur du monde et celle que nous ne pouvons percevoir car elle réside dans l’avant perception. Être soi-même n’est pas donné à tout le monde, puisque personne ne peut vraiment y parvenir en tant que tel. Je ne peux être qu’une chose en mouvement insaisissable. À l’instar de Saint-Exupéry, le temps est une analogie parfaite de notre moi profond : « Si personne ne me demande ce qu’est le temps, je sais ce qu’il est ; et si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. » Il en est de même avec l’identité. Demandez-moi ce qu’elle est, je tenterai alors de l’expliquer, et par cette action même, je m’éloignerai de son essence. Ne me le demandez pas, alors je vous l’expliquerai à merveille.
La signification profonde des paroles de ma psychanalyste m’échappe encore. Depuis mon enfance, j’ai toujours été déchiré entre ce que je suis réellement et ce que je montre au monde. Est-ce cette discordance entre mes valeurs les plus profondes et ma façade qui fait de moi un étranger à moi-même ? Peut-être suis-je à la fois Meursault et le juge qui le condamne, l’étranger et le commun, l’humain et l’insecte.
L’aliénation du moi
Le premier paradoxe auquel je suis confronté est celui de l’authenticité. Être authentique, par définition, signifie être pleinement soi-même. Cependant, dès que je me pose la question de savoir si je le suis vraiment, je perds immédiatement mon authenticité. Lorsque je déguste un plat de pâtes, seul dans ma chambre, tel un retour éternel d’étudiant, je ne songe en rien à ma façon d’accomplir ce geste si parfait qui amène délicatement la fourchette à mes lèvres. Je ne réfléchis pas non plus à ma mastication, au bruit émis lorsque ma fourchette rencontre l’assiette, ou encore au son que produit ma déglutition. Tout est coordonné avec une précision digne des plus grandes scènes chorégraphiques. Il suffit que je me retrouve face à une personne qui me fixe droit dans les yeux pour passer de cet « oubli de soi » à une « conscience de soi ». En d’autres termes, j’échange l’ignorance que j’avais de moi-même lors de cette activité contre la conscience de moi-même dans cette même activité. Que se passe-t-il alors ? Étant donné qu’une conscience externe observe chacun de mes faits et gestes, je vais immédiatement penser qu’il y a quelque chose qui cloche. Je vais alors commencer à me questionner sur ce qui se passe, à analyser ma manière de manger, de boire, d’avaler, le bruit que je produis, cherchant la cause qui détermine le regard de mon persécuteur mental. Je m’aliène complètement à autrui, car autrui me regarde et, par conséquent, je ne dois surtout pas être moi-même. De peur qu’il ne me découvre ou qu’il ne continue à me tuer du regard. Sartre pourrait affirmer qu’en cet instant précis, autrui est mon enfer et que ma dépendance à son égard ne fait qu’aggraver ma « mauvaise foi », que je ne suis peut-être qu’un salaud. Ce qui n’est pas complètement absurde. Être authentique, c’est tout sauf vouloir le devenir. Car vouloir devenir authentique, c’est s’aliéner à autrui par procuration. Pour simplifier, devenir soi-même, c’est être dans l’ignorance totale de soi et surtout ne pas se poser de questions sur notre manière d’agir. Ne point trop penser, au risque de nous transformer en un autre.
Franz Kafka illustre parfaitement cette aliénation dans son chef-d’œuvre littéraire intitulé « La Métamorphose ». Le protagoniste, Gregor Samsa, travaille comme commis voyageur, un emploi qu’il méprise mais qu’il maintient pour rembourser les dettes de sa famille. L’argent est un problème héréditaire. Chaque matin, il se lève tôt, affronte la solitude de ses voyages et subit le mépris de ses clients, sans jamais se plaindre. Sa véritable identité, ses rêves, ses aspirations, sont étouffés sous le poids de sa responsabilité. Il est, pour ainsi dire, déjà un étranger à lui-même, déconnecté de sa propre essence. Sans raison apparente, Gregor se transforme du jour au lendemain en un gigantesque insecte. Cette métamorphose externe est une manifestation grotesque et hyperbolique de l’aliénation interne que Gregor a subie tout au long de sa vie. Il devient littéralement ce qu’il a toujours été métaphoriquement : un être répugnant et méconnaissable, un fardeau pour ceux qui l’entourent. Prisonnier de son nouveau corps, Gregor fait face à l’horreur et au dégoût de sa famille. Le foyer qu’il a laborieusement entretenu devient une prison. Ses tentatives de communiquer sont vaines ; sa voix, autrefois humaine, est maintenant un gémissement inintelligible. L’isolement de Gregor s’accentue. Il se cache sous un canapé, se nourrit des restes que sa sœur lui apporte avec réticence. La vue de son propre corps le répugne ; il commence à apprécier des choses qu’il aurait trouvées répulsives auparavant, soulignant la transformation de son identité intérieure pour correspondre à sa forme extérieure. Que nous montre Kafka ? Que la tyrannie entre l’identité profonde et l’identité sociale peut conduire à une aliénation totale, non seulement de soi mais aussi du monde. Et que notre identité sociale sera toujours plus forte que notre identité profonde. Le simple fait d’avoir conscience du rôle que nous jouons, tout en le définissant comme nous le pouvons, nous permet de fixer notre identité comme étant « quelque chose ». Notre identité profonde, elle, est si étrangère que nous ne pouvons la définir, et donc elle reste constamment en dehors de l’idée que nous pouvons avoir de nous-mêmes. Comment donc réussir à être en adéquation avec ce que nous pensons être ? Est-il possible de ne pas souffrir de cette dissonance entre le rôle et l’acteur ?
Exprimer sa singularité
L’existence ne devrait pas être conditionnée pour être vécue. « S’aimer soi-même avant d’aimer les autres » est déjà un amour superflu. Le plus grand bonheur, comme l’a dit Victor Hugo, est « d’être aimé malgré soi-même ». Ce qui n’est plus du tout la même idée. Malgré ce que nous sommes, certaines personnes ont le courage de nous aimer, de partager notre vie, malgré le fait que nous ne soyons « que » nous-mêmes. Et dans ce sens, accepter cette partie de notre existence, c’est aimer vivre parce que nous vivons. Profiter pleinement de notre existence, célébrer la joie d’exister. Il y a une distinction entre s’aimer soi-même et aimer l’image que nous avons de nous-mêmes. La première célèbre notre existence, la seconde célèbre l’image que nous reflétons de notre existence. L’une se réfère à Montaigne lorsqu’il dit « Lorsque je danse, je danse », c’est l’expression même de la vie. La seconde, quant à elle, se retrouve confrontée à la quête de perfection de notre enveloppe corporelle et de tout ce qu’elle représente, un narcissisme trop exacerbé.
Il est clairement impossible de ne pas être soi-même, mais il est possible de ne pas se sentir soi-même. C’est une différence cruciale entre un état et un sentiment. Cette profonde souffrance identitaire pousse son sujet vers une quête de soi. Si je ne me sens pas moi dans ce corps, dans cette vie, dans ce que je fais ou dans ce que je pense, alors qui suis-je réellement ? Comment pourrais-je retrouver l’essence de mon existence, ou à l’inverse créer l’essence que je désire faire de mon existence ? L’étrangeté envers soi-même est un sentiment désagréable qui pousse à devenir un autre. Nous avons tous des valeurs, des désirs, des besoins, de profondes convictions que nous essayons constamment d’incarner dans nos actions quotidiennes. Ne pas pouvoir les exprimer, c’est jouer le rôle de leur opposé. Rien n’est pire que lorsque je soustrais ma parole ou mes actions au détriment d’un monde qui ne peut accepter mon identité.
Mon identité profonde est imperceptible, parfois étrangère, insaisissable, mais le sentiment d’être soi peut toujours s’exprimer dans notre quotidien. La tristesse que certains peuvent ressentir lorsque leur identité est inexprimable, et que ce sentiment persiste, les plonge dans un profond oubli et un désespoir des plus grands. Rien n’est fixe, tout change constamment, une perpétuelle création qui ne reproduit jamais deux fois la même scène. Comme le disait Paul Valéry, « Un homme seul est toujours en mauvaise compagnie », mais un Homme seul qui ressent l’accompagnement de soi dans son existence est en douce et agréable compagnie. Être soi-même est un pléonasme, devenir soi-même est un sentiment. Peut-être était-ce là l’ironie du sort, à force de vouloir se sentir soi-même, on finit inévitablement par devenir un autre.
Pour moi, être soi-même c’est connaître ces limites et ces bénéfices de la vie. Pour ne pas se perdre dans les montagnes russes qui sont là vie. Grâce à cela, je suis debout et fière de mon moi. Car malgré mes colère , je respect moi, pour respecter l’autre personne autour de moi. Merci Chris