Vérité et Croyance : la question du Sens

Rumeurs, Théories du complot, fake news, mensonges, vrai-faux experts sont quelques-unes des composantes d’un phénomène que nous pouvons tous observer. L’hyper présence de l’information rend parfois complexe l’accès au Savoir, à la compréhension du monde qui nous entoure.

Face à ce défi de taille, faut-il se méfier de nous-même, de ce que nous savons, croyons savoir ou croyons tout court ?

Tenter de comprendre les mécanismes de la Vérité et ceux de la Croyance demande de se pencher sur la quête de Sens. Les sociétés actuelles sont confrontées à de multiples incertitudes faisant accroitre à la fois cette quête et une colère certaine via les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). La Vérité et la Croyance se confondant sur fond de réseaux sociaux. Une réflexion autour des différents biais cognitifs peut amener à comprendre que l’une et l’autre peuvent se remplacer voire se confondre si la philosophie et la pensée critique s’éloignent.

Croyance et Vérité

Croire c’est avoir foi en quelqu’un ou quelque chose sans justification rationnelle, avec certitude, c’est être convaincu d’avoir accès à une vérité – idée que l’on associe bien souvent à « la » Vérité, absolue et immuable. Impossible de prouver une croyance par des faits objectifs, la foi se ressent comme une illumination intérieure.

La Vérité, elle, est l’accord de la pensée avec le réel. Même si cette vérité fut critiquée tout au long de l’histoire de la philosophie[i], les sciences ont pu mettre en avant que la Vérité n’est en fait qu’un point vers l’horizon qui ne fait que s’éloigner au fur et à mesure que l’on avance vers elle, ne faisant d’elle qu’une suite de « provisoires » qui s’améliorent.

Il est possible de considérer que les savoirs que nous dispensent les professeurs, les scientifiques, les spécialistes, les reporters sont des « preuves » du réel, mais nous ne pouvons que les « croire » car nous n’avons pas été confrontés au « réel » qu’ils montrent ou dont ils parlent. Ainsi nous voyons dans cette première approche que vérités et croyances ne sont pas si éloignées l’une de l’autre.

C’est certainement au travers de ce hiatus infime que se façonne la création des principes de vérités cachées, de fake news distillées au cœur même de certaines informations distribuées sur les réseaux « sociaux » à propos de l’Histoire et de certains événements. La place de la vérité au sein de la société actuelle, a moins de chance d’être prise pour ce qu’elle est, alors que le mensonge s’inscrit durablement. Les nouveaux « croyants » ont foi en ces « vérités » qui n’en sont pas délaissant ainsi la raison, confondant le doute avec la défiance, la réflexion avec l’opinion. La vérité devient mensonge, le mensonge la vérité.

Les raisons de la colère

Pour connaitre les raisons de ce revirement de situation peut-être pouvons-nous proposer une explication systémique.

L’esprit humain ne peut accepter l’incertitude. Notre système cognitif n’est pas fait pour le vide. Notre cerveau a pour fonction de rassembler des informations pour expliquer autant qu’il le peut le monde extérieur et notre intériorité : l’objet – objectus, ce qui est « jeté devant nous » – et le sujet – subjectus ce qui est « placé en dessous, à l’intérieur de nous ». Lorsque ces informations, ces connaissances prennent place grâce à notre système cognitif qui rassemble ces éléments, nous pouvons nous projeter vers l’avenir, expliquer le réel, penser, ressentir, analyser, réfléchir, douter, nous interroger. Nous pouvons également conceptualiser, expérimenter, symboliser, relier les causes et les effets. Cette activité cérébrale peut se voir clairement lorsqu’on étudie le développement de l’enfant[ii]. Ce dernier est un petit scientifique qui s’ignore : il teste, cherche, expérimente le réel, tente de comprendre l’autre et lui-même, symbolise, observe, alternant objectivité et subjectivité. Il est en quête de Sens, dans sa double acception, signification et direction. Adulte, il sera dans la même quête quel que soit son niveau intellectuel, social, son origine, son temps.

Afin de combler un « vide » éventuel, l’Etre Humain tente de supprimer celui-ci en cherchant, trouvant, symbolisant cette « vacance ». Contre l’incertitude il crée des vérités sans preuves – des dogmes sécurisants -, des projections divinatoires qui lui donneront des guidances quant au futur qui n’est pas encore. Le psychisme humain peut modifier les souvenirs du passé, transformer le réel du présent pour qu’il s’adapte à ses propres volontés et prédire un avenir qui a pour seul définition l’inconnu.

Cette quête de Sens trouve toute sa place au sein de deux piliers majeurs installées par les ethnies, civilisations et plus généralement les sociétés passées : la Religion et la Politique. Lorsque l’une a perdu petit à petit de son pouvoir de conviction au milieu du XIXème siècle, la seconde a émergé en prenant une place prépondérante au sein des populations et ce au milieu du XXème siècle après la seconde guerre mondiale. Les régimes totalitaires, dictatoriaux, extrêmes ont remplacé une figure divine par un culte de la personnalité – un guide chassant l’autre -, les partis politiques devenant des « églises », s’installant au cœur des familles. Le croyant remplacé par le militant. Malgré ce « changement », ce déplacement tectonique, la quête de Sens donnait enfin un choix possible pour trouver une direction et une signification au monde, chacun pouvant choisir son « camp », s’investir pleinement dans un choix de société. Le vide était comblé, la signification trouvée et la direction prise. Mais dans les années 90, les religions ne font plus recettes, les politiques n’emportent plus les foules, les votes « pour » se transforment en votes « contre ». L’Economie va bon train et devient une référence de choix pour une nouvelle direction de l’esprit : réussir (direction), être reconnu dans cette réussite (signification). Ce troisième « pilier » fut démoli par une suite de crises économiques successives.

Le « vide » à nouveau présent, il se faisait insupportable. Il fallait donc créer un autre « pilier » rassurant, créant de la certitude. Pendant un temps, il y eu la résurgence de mouvements politiques recréant cette cristallisation de la personnalité, système pyramidale autoritaire et souvent paternaliste, puis vint le retour aux fondamentaux, les religions. Plus les crises économiques successives se faisaient fortes, plus la quête de Sens tendait vers l’un ou l’autre de ces « piliers » historiques.

Les NTIC prenaient de l’ampleur fin des années 90 début des années 2000, se développant au sein des milieux et des familles pour devenir à la fois le moyen de combler le « vide » et de créer un moyen imparable de connaitre et de s’informer dans une immédiateté grandissante, synthétique et réduite à l’essentiel. Chacun pouvant émettre une opinion, publier un « savoir », une expérience, une vision du réel.

La connaissance, le Savoir demandant patience, temps, volonté, confrontations des informations, humilité devant l’ignorance, les NTIC, elles, proposent une facilité, une immédiateté, une réduction du temps d’accès, une « bulle cognitive » rassurante qui donne l’illusion de contrôler un monde contingent.

Le point de bascule

Les théories ayant pour sujet les complots ont été légions dans l’histoire allant de sociétés secrètes réelles ou supposées, à l’influence des Etats profonds par une construction de lobbys pratiquant la cooptation et le placement stratégique de personnalités politiques. Bien entendu, l’histoire montre que certaines de ces allégations étaient bel et bien fondées – de l’influence des Etats-Unis sur certains gouvernants choisis en Amérique du Sud, aux relations entre la France et quelques dirigeants Africains. Les collusions, les manipulations de la vérité ont toujours existé pour des raisons économiques, de politiques internationales, pour affirmer la force et la grandeur de telle ou telle Nation – souvenons-nous de la conquête spatiale ou de la guerre froide, les idéologies primaient sur la vérité.

Le point de bascule fut sans doute en 2003 lorsque Colin Powell présenta une fiole au conseil de sécurité de l’ONU. Cet élément de « preuve » censé contenir un puissant poison, arme de destruction massive, était montré non seulement à une instance décisionnaire mais aussi à la face du monde. La guerre en Irak était également filmée, retransmise en direct grâce à des moyens techniques permettant au monde entier de suivre une guerre sans coupure. Lorsque ce mensonge fut avéré, une partie du public, déjà frileux sur les raisons avancées quant aux terribles attentats du World Trade Center en 2001, voyait ici une manifestation de l’existence de complots relayés par les journalistes et télévisions du monde entier. Des personnalités faisaient ainsi le relais de « questionnements », d’opinions sur les sujets du monde et leurs « véracités » contestées. L’ampleur des NTIC et les réseaux sociaux rencontrant une croissance exponentielle grâce aux « partages » participaient à un foisonnement toujours plus grand de « doutes ».

Même s’il est possible d’attendre le travail des historiens, des journalistes pour faire la lumière sur un événement, il faut savoir que ce temps d’analyse est long : archives, témoignages, recoupements d’images, d’informations, de documents. Il n’est en aucun point compatible avec les nouvelles technologies qui ont pour tâches de réduire ce temps long en un temps court et immédiat.

Les biais cognitifs

Afin de ne pas faire de raccourcis qui induiraient en erreur, il faut se méfier de la logique, de la subjectivité, du lien causal et de l’effet qui le fait naitre. Or, les adeptes du complot usent de logiques induites par les biais cognitifs créant et rassemblant une communauté rassurante dont les croyances unissent les Etres. Un troisième pilier est donc créé qui a pour « texte sacré » une compilation de « vérités révélées » où l’absence de preuves est une preuve. Invoquant un « réveil des consciences », ce troisième pilier convoque une symbolique, une rhétorique, des leaders charismatiques qui surfent, créent et entretiennent les croyances.

Dans un texte publié dans la Revue Sciences Humaines[iii], Baptiste Campion, docteur en Information et Communication à l’IHECS et Aurore Van de Winkel, docteure en information et communication à l’Université Catholique de Louvain, expliquent très clairement cette « Logique des complotistes ». Selon eux, le nombre limité de facteurs est attractif pour le cerveau humain, même s’il y a accumulations d’arguments. En effet, ces « preuves », mêmes nombreuses, prises séparément, ne sont pas convaincantes, seul le grand nombre, les liens en apparence logiques et/ou intuitifs, leur donnent cette illusion de véracité. Trois possibilités se font jour à notre cerveau : « nous pouvons attribuer la même cause à deux événements quasi simultanés (illusion des séries), surestimer la régularité du hasard (effet de râteau qui consiste en la négation de la possibilité que les événements n’aient aucun lien entre eux), et considérer en priorité les éléments qui renforcent notre idée première (le biais de confirmation) ». Les auteurs de l’article titrent eux-mêmes une partie de leur recherche : « Un complot, c’est logique et ça simplifie la vie ! ».

Le biais cognitif se transforme donc en « bulle cognitive » dans laquelle la personne évolue au cœur d’un monde qui lui renvoie uniquement les informations qui lui plaisent, qui accréditent ce qu’elle pense déjà.

Ces  informations vont lui donner une signification et une direction du monde. En étant convaincu de savoir ce que les autres ne savent pas, le complotiste retourne la situation à son avantage, il devient le Sachant face à la masse, il détient la Vérité alors que les autres sont dans la Croyance. Le complotiste  ne doute plus de ce qu’il sait désormais, il a obtenu des certitudes.

Les algorithmes des NTIC consolident cette « bulle cognitive » en sécurisant et en rendant inerte l’incertitude. Baptiste Campion et Aurore Van de Winkel soulignent que : « sauf dans des cas de croyance radicale, l’adhésion au récit complotiste n’est pas statique mais peut être conditionnelle, partielle ou probabiliste, et des nuances et des révisions de son interprétation apparaissent selon les circonstances. La théorie du complot n’est pas seulement transmise, elle se discute afin d’arriver à un consensus sur l’explication des événements relatés mais aussi sur le degré de foi à y porter. Même si la confrontation entre ses adeptes et les sceptiques n’engendre pas forcément de consensus, cette discussion impactera la position de chaque interlocuteur obligé de défendre son opinion, quitte parfois à radicaliser sa position pour garder la face en cas de contestation ».

Le vocabulaire est ici très clair, il se rapproche à la fois de la religion et de la politique.

Il existe également des glissements sémantiques. Les différentes affaires de collusions, de mensonges d’Etats qui ont jalonnés les décennies précédentes, étaient appelées des « scandales » par l’opinion publique. Ceux-ci sont désormais appelés « complots » afin de valider la véracité de l’existence de ces nouvelles croyances, faisant ainsi consensus au sein de la communauté complotiste.

Le déni de la vérité et le biais de confirmation renforcent cette « bulle cognitive » en créant un état de satisfaction, une validation de la croyance, en donnant un Sens et une récompense dont le cerveau a besoin en période d’incertitude et de grande anxiété. La crise sanitaire actuelle, mondiale, aide grandement à la volonté de rendre la complexité aussi simple et rassurante que possible.

Philosophie et pensée critique

La philosophie est une attitude intellectuelle qui vise à se méfier des préjugés, de l’opinion, de la vraisemblance, de l’illusion. Ce qu’on appelle la « pensée critique », est un mécanisme intellectuel qui permet à l’esprit de prendre un « objet » de pensée et de le questionner afin de « peser » les arguments, d’observer le phénomène, quel qu’il soit afin de trouver une réponse raisonnable, provisoire en se méfiant de ce qui « se joue de nous ». Ce mécanisme permet également de nous méfier nous-même, de notre capacité à nous tromper, de ne pas confondre subjectivité et objectivité, opinion et savoir.

Il existe une limite au scepticisme, celle d’un doute en dehors de toute pensée. Même si le doute est un « balancement » entre deux choses – en latin dubitare – la pensée « pèse » les objets de réflexion et finit par trancher en acceptant la possibilité de l’erreur.

Le philosophe, le penseur, le scientifique, le chercheur accepte le « droit à l’erreur » puisque cette dernière est considérée positivement comme un tremplin à la connaissance, comme un « obstacle » indispensable à la connaissance scientifique. Cet « obstacle épistémologique » nécessaire fut mis en avant par Gaston Bachelard à la fois dans Le Nouvel Esprit scientifique[iv] et dans  La Formation de l’esprit scientifique[v].

Les vérités provisoires s’opposent donc aux croyances éternelles, qu’elles soient religieuses ou d’opinions.

L’illusion, la fausseté, la vraisemblance, le scepticisme, le doute sont donc des moteurs de l’apprentissage actif qui pratique, dans un exercice philosophique, une compréhension inclusive contre l’ignorance. Cette compréhension inclusive accepte les possibilités de « croyances » tant que ces dernières ne s’arrogent pas le rôle de se vouloir autres que ce qu’elles sont c’est-à-dire des convictions, une foi. Comme l’expliquait Emmanuel Kant la foi est « subjectivement suffisante et (…) en même temps tenue pour objectivement insuffisante »[vi].

S’il fallait conclure

L’épistémologie et la phénoménologie, si elles font l’objet d’un enseignement large et démocratique permettent de comprendre tout ou partie des constructions sociétales de la réalité à l’ère de l’information tentaculaire. L’influence des croyances est grandissante et la vérité semble reculée car elle est moins satisfaisante et ne stimule pas le circuit cérébral de la récompense, ni même la dopamine. Les biais cognitifs, sièges de la vraisemblance, de l’illusion et de la fausseté renforcent un anti-intellectualisme qui met en doute sceptique toutes propositions d’explications de compréhension du monde. L’ignorance scientifique permet toutes les conclusions possibles donnant des réponses à une incertitude certaine quant à l’avenir, seule certitude dévoilée en plus de celle de découvrir la complexité des événements qui se font jour.

L’incertitude augmente l’envie de croire en quelque chose de supérieur, que ce soit par le biais de la science ou de la croyance.

La quête de Sens permet à la fois d’admettre la vérité comme incluant intrinsèquement la volonté de questionner les paradigmes et la possibilité d’accepter la croyance comme inhérentes à l’esprit humain. La clef de voûte est sans doute la possibilité pour l’une et pour l’autre de combattre les dogmatismes qui enferment indubitablement l’humanité dans ce qu’elle a de pire : la dictature de l’opinion d’où qu’elle vienne.

 

 

Un article par Sophie Sendra Toutes ses publications

 

[i]. Au cours du XIXème siècle, la Vérité prend une autre définition pour s’éloigner d’une réalité neutre telle que Saint Thomas la définissait. Ainsi, tour à tour, Kierkegaard l’identifie comme reliée à la subjectivité et l’intériorité et Nietzsche en fait la condition première de notre croissance. L’idée d’une vérité absolue et idéale se trouve malmenée.

[ii]. Jean Piaget, La Représentation du monde chez l’enfant, in coll. « Quadrige », 2003, 189-190.

[iii]. Baptiste Campion et Aurore Van de Winkel, « Logique des complotistes », Revue Sciences Humaines, Dossier « La manipulation »,  n°287, décembre 2016.

[iv]. Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, in coll. »Quadrige », PUF, 2003, 16-17.

[v]. Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, in coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Vrin, 1993, 23.

[vi]. Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pure, « Théorie transcendantale de la méthode », PUF, 1990, 552.

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