Comprendre la chasteté avec Nietzsche

Être chaste, cela signifie : s’abstenir de jouir des plaisirs sexuels.  C’est une pratique qui se veut vertueuse, et pourtant, elle est aussi la conséquence de beaucoup de désastres ! Combien de personnes « frustrées » deviennent violentes et facilement irritables lorsqu’elles n’ont pas pu assouvir leurs pulsions ! Pour autant, est-ce viable pour l’être humain vivant en société de ne pas assouvir toutes ses pulsions ? J’aimerais utiliser la philosophie de Nietzsche pour interroger la notion de chasteté et mieux comprendre son caractère à « double tranchant». Ainsi, vous pourrez reconnaître quand il est utile de la pratiquer, et quand cela est dangereux !

La chasteté – une diabolisation de l’Eros

À force de maltraiter les passions (par exemple le désir d’éprouver du plaisir sexuel), on les transforme en une source anxiogène et en un profond mal-être pour l’humain alors même que celles-ci se placent premièrement par-delà bien et mal. On se voit alors obligé de combattre des pulsions qui sont nécessaires à notre vie, et même à notre survie, comme si elles étaient de terribles ennemis ! Si le but de la diabolisation des plaisirs sexuels et des pulsions de ce genre était de les réprimer voire de les supprimer, cela a eu l’effet inverse ! À ce sujet, Nietzsche dit :

« Pour finir, cette diabolisation de l’Eros a connu une issue comique : Le “diable” Eros a eu peu à peu plus d’intérêt pour les hommes que tous les anges et tous les saints grâce aux basses intrigues et menées secrètes de l’Eglise en matière érotique ; elles ont eu pour effet, jusqu’à l’époque présente encore, de faire de l’histoire d’amour le seul objet d’intérêt commun à tous les milieux, avec une exagération qui serait incompréhensible pour les Anciens et qui redeviendra un jour objet de risée. »[1].

En voulant symboliser le plaisir sexuel de la figure du diable, on n’a fait qu’exacerber notre désir d’union sexuelle ! Plutôt que d’apprivoiser notre pulsion, on a fait que la rendre encore plus sauvage ! L’exemple le plus parlant est bien évidemment le cas de certains prêtres qui, voulant être chastes alors que leurs passions ne le veulent pas et ne le peuvent pas, voient leurs pulsions sortir d’une manière totalement abjecte, à savoir : un acte de pédocriminalité. S’ils n’avaient pas tiré autant contre leurs natures, leurs pulsions auraient pu sortir d’une façon saine et socialement adaptée.

Posez-vous la question : quelle est votre réaction lorsque votre pulsion sexuelle n’est pas assouvie ? Est-ce qu’elle est positive pour vous et/ou pour les autres, neutre, ou négative ? Si elle est négative, il va vous falloir rediriger l’énergie de votre pulsion vers elle-même ou vers une autre voie : l’art par exemple.

Humain, trop humain ?

Si Nietzsche est contre l’élévation de la chasteté au rang de valeur, c’est parce qu’il a bien vu les effets néfastes qu’elle peut produire. Elle peut créer des vices là où il n’y avait que de la nature. On peut ainsi voir la pulsion sexuelle d’un être se voulant chaste déployer ses griffes à travers la jalousie et le ressentiment, car : « […] la chienne Sensualité, sait mendier un morceau d’esprit quand on lui refuse un morceau de chair. […] Votre lubricité ne s’est-elle pas simplement travestit pour prendre le nom de pitié ? »[2]. Plutôt que de museler la pulsion sexuelle, la chasteté la déchaîne ! Cherchant une manière de sortir et ne trouvant pas de chemin corporel, elle va se distiller subtilement dans l’esprit et le faire pourrir. Selon Nietzsche, pour tout être humain à qui il est difficile de faire preuve de chasteté, il faut bannir cette pratique de son quotidien car : « celui à qui la chasteté est  difficile, il faut la lui déconseiller : qu’elle ne devienne pas le chemin de l’enfer, c’est-à-dire fange et lubricité de l’âme. »[3].  Le but de la chasteté n’est pas la “lubricité” de l’âme mais sa pureté, et en ce sens, elle échoue chez la plupart des personnes.

La chasteté est-elle viable ?

Pour Nietzsche, la chasteté n’est pas viable pour la majeure partie des individus. Il dit même que : « La prédication à la chasteté est une incitation publique à la contre-nature. »[4]

Mais pourquoi supprimer les plaisirs sexuels n’est pas viable ? Il y a pourtant des  des personnes, asexuelles par exemple,qui n’en éprouvent pas le besoin !

S’abstenir de tout plaisir sexuel pour Nietzsche, c’est venir enfoncer la porte de la tentation et nourrir  le démon-passion. On n’est plus face à une simple joute entre l’esprit humain et son corps[5] qui se déroule de temps à autre, mais une guerre totale et perpétuelle qui se joue à chaque instant en lui ! En effet, l’absence de plaisir sexuel vient sur-stimuler l’imagination sensuelle qui va chercher une  échappatoire pour vider son « trop plein » d’énergies. Nietzsche dit :

« On sait que l’imagination sensuelle est modérée, voire presque réprimée par la régularité des relations sexuelles, et qu’inversement, l’abstinence et le désordre de ces relations la déchaînent et la rende dissolue. L’imagination de bien des saints chrétiens était d’un degré d’obscénité exceptionnel. Grâce à la théorie qui faisait de ces désirs de véritables démons en furie qui les habitaient, ils ne s’en sentaient pas trop responsables ; c’est à ce sentiment que nous devons la franchise tellement instructive de leurs confessions. »[6].

Ainsi la chasteté vient créer un désordre dans notre intériorité. Elle vient scinder l’être humain en deux entités bien distinctes, alors même qu’il n y a jamais eu autre chose que le corps. Le résultat est une disharmonie de l’être qui n’est plus que le terrain de combat entre plusieurs volontés en vue de siéger sur le trône de la conscience[7], et de ce combat, la pulsion sexuelle l’emporte toujours en transformant en monstre tout ce qu’elle touche jusqu’à ce qu’on daigne enfin écouter sa voix. La chasteté est donc risquée pour qui ne peut supporter cette pratique !

La chasteté est-elle totalement inutile ?

Mon ambition n’est pas de diaboliser la chasteté : cette dernière n’est pas une pratique pernicieuse pour tous. Il est des personnes qui réussissent parfaitement à être chastes sans pour autant voir leur intériorité pourrir sous le venin de la « chienne sensualité ». Mais ces personnes-là, nous dit Nietzsche, ont une structure mentale particulière qui leur permet de voir la chasteté inscrite dans leur nature. Les personnes n’ayant pas une structure interne favorisant la chasteté ou n’étant pas assez fortes pour se dominer sans finir par travestir leur esprit, ne doivent en aucun cas tenter de se rendre chaste car : « La chasteté n’est-elle pas folie ? Mais cette folie est venue à nous, ce n’est pas nous qui sommes allés à elle. Nous avons offert à cet hôte le gîte et le cœur : maintenant il habite chez nous, — qu’il reste aussi longtemps qu’il lui plaise. »[8].

 

Ainsi, il n’est pas donné à tout le monde d’être chaste, et être chaste n’est ni un bien ni un mal, c’est tout simplement une manière d’être au même titre qu’une autre. Si elle vous convient, alors ployez le genou devant elle, – si elle ne vous convient pas, fuyez-là comme la peste.

 

Un article par Dan Duchateau Toutes ses publications

 

[1] NIETZSCHE, Aurore, Livre I, §76, éd. GF Flammarion, Trad. E. Blondel, O. Hansel-Love et T. Leydenbach, Paris, 2012, p. 84-85.

[2] NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, De la chasteté, éd. Le livre de poche, Trad. G-A Goldschmidt, 1983, p. 73.

[3] Idem.

[4] NIETZSCHE, Ecce Homo, Pourquoi j’écris de si bons livres, §5, éd. Mille et une nuits, Trad. H. Albert, 1996, p. 82.

[5] Rappelons que chez Nietzsche l’être humain tout entier est corps, ce qu’on appelle « esprit » n’est qu’une conséquence et un prolongement du corps, ce n’est pas une entité distincte ou un « esprit dans une machine ».

[6] NIETZSCHE, Humain trop humain I, Troisième section – La vie religieuse, §141, éd. GF Flammarion, Trad. P.Wotling, Paris, 2019, p. 186-187.

[7] Il faut savoir que pour Nietzsche il y a un combat interpulsionnel qui se joue dans l’inconscient, à ne pas prendre au sens Freudien du terme, et que la conscience n’est autre que l’ensemble des pulsions victorieuses. En ce sens, il règne normalement une certaine harmonie dans le cortège de la conscience, les combats s’étant déjà déroulés dans le sous-sol de notre pensée.

[8] NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, De la chasteté, éd. Le livre de poche, Trad. G-A Goldschmidt, 1983, p. 73.

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