Comment (re)donner du sens au travail ? L’accélération du progrès technologique couplé à la crise sanitaire questionne les modes d’organisation classiques. La réorientation, les changements de trajectoires et le fait que les individus ne suivent pas un parcours linéaire dans une seule entreprise… Autant de phénomènes qui illustrent cette perte de repères et ce questionnement autour du sens du travail.
Pour les décideurs et les managers, la question de la motivation des salariés se pose donc naturellement. Comment motiver ses équipes dans un monde où le travail ne semble, à priori, plus au centre des préoccupations ? En raison de l’accroissement de l’automatisation, de l’informatique et de la charge administrative, les attendus, très précis, dénaturent le rapport physique au travail.
Pourtant, le travail est partout, permanent, nécessaire. Ce travail omniscient pénètre de plus en plus notre vie personnelle. Est-ce pour autant un problème ? La séparation entre vie privée et vie professionnelle n’est-elle pas finalement qu’artificielle ? En donnant la possibilité aux salariés d’organiser librement leur temps de travail, ces derniers ne deviennent-ils pas des entrepreneurs de leur propre vie ? Autrement dit, en confiant aux salariés des tâches et des ressources pour les effectuer, ces derniers n’acquièrent-ils pas l’autonomie nécessaire à la réalisation de leur travail ?
Les réponses à ces questions se trouvent dans l’œuvre de Charles Péguy. Écrivain, poète mystique et chrétien, mort par balle à l’aube de la Première guerre mondiale, Péguy est aussi connu pour ses postures libertaires et anti-modernes – ce dont témoigne avec virulence son essai L’Argent (1913). Il constate une rupture qu’il date de 1880 : le passage d’une conception ancienne, antique et chrétienne, à une autre, moderne, du travail. De là, naît toute une nostalgie par rapport à sa jeunesse, sa famille, son école et son catéchisme. Charles Péguy échappe à toute catégorisation politique, littéraire ou philosophique et c’est dans L’Argent et dans Notre Jeunesse, que l’écrivain nous apporte des pistes de réflexions intéressantes pour redonner du sens au travail.
Questionner les « pensées faciles »
Pour se lancer dans la quête du sens au travail, il faut d’abord revenir sur des lieux communs, sur des axiomes qui sont aujourd’hui en apparence indubitables.
Ecrasés sous le poids des indicateurs statistiques, le travail ne semble plus avoir de sens. Il est réduit à l’état de marchandise, où le travail d’un homme est échangeable, monnayable, remplaçable par celui d’un autre homme jugé plus efficace. Péguy accuse ainsi la bourgeoisie d’un double sabotage. D’abord, en tant qu’il s’agit de considérer le travail telle une marchandise, au détriment du prix juste en vue de rémunérer les ouvriers (qu’ils soient manuels ou intellectuels). Ensuite, parce qu’elle invite les ouvriers, pour s’opposer à elle, à saboter leur propre travail, selon l’enseignement des socialistes, et de Jean Jaurès en particulier.
Avant de devenir cette marchandise impersonnelle, le travail était une alchimie entre l’homme et sa production, un art autonomisé des logiques de productivité et de rentabilité. L’incessant ronron médiatique fondé sur des interprétations parcellaires des théories économiques incite à penser que seuls le pragmatisme, l’efficacité, et le productivisme comptent.
Or, Charles Péguy nous rappelle qu’il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée : c’est d’avoir une pensée toute faite. En prenant comme irréfutables et irremplaçables les indicateurs de productivité habituels, le travail a été sacrifié et la déshumanisation des tâches nous a conduit à le rendre abstrait. Cette déshumanisation se traduit par l’absence de marque personnelle de l’ouvrier dans la tâche qu’il effectue. Tout doit être le plus lisse possible ; l’ouvrier doit se conformer à la doxa visant à produire des biens et des services interchangeables, donc neutres et utilisables par l’Homo Oeconomicus – création abstraite du consommateur générique. Le mot « tâche » illustre également cette perte de sens. La tâche est vue comme un maillon de la chaine de production, une chose à faire pour s’insérer de manière anonyme dans la machine, conduisant au désintérêt de l’ouvrier pour l’objet qu’il produit.
La remise en question est désormais urgente. La première étape pour retrouver du sens au travail doit passer par les décideurs – les dirigeants d’entreprise et les managers. Ces derniers doivent logiquement s’interroger sur leur responsabilité en tant que cadres – en charge d’autres personnes – dans la perte de sens au travail. Ai-je laissé à mes équipes l’autonomie nécessaire, la marge de manœuvre salvatrice, la possibilité de mettre un peu de soi, dans le fonctionnement et dans la production de notre organisation ? En commençant par se poser cette question, les décideurs pourront ensuite (ré)insuffler le goût et l’honneur du travail bien fait.
Promouvoir l’honneur du travail bien fait
Pour promouvoir l’honneur du travail cher à Charles Péguy, l’exemple doit donc venir des cadres. En reprenant des ouvrages historiques, l’auteur antimoderne rappelle : « nous avons connu un honneur du travail exactement le même que celui qui, au Moyen âge, régissait la main et le cœur ». C’est par la conscience du travail bien fait que passe la quête de sens. Ne pas avoir la sensation de laisser un travail inachevé et quitter le lieu de travail avec une sensation d’accomplissement : voilà ce qu’est la conscience du travail bien fait.
Le travail ne devient alors plus une tâche que l’on exécute mécaniquement tel un rouage d’une machine dont nous ne comprenons pas le fonctionnement ; il devient une réalisation de soi, une inscription personnelle dans la réalité. La satisfaction d’avoir laissé sa marque sur un produit, d’avoir réalisé une œuvre tel un artisan, tel un artiste, permet de relancer cette quête de sens. Le retour récent aux métiers manuels et à l’artisanat illustre cette tendance. La production ne devient plus un moyen pour obtenir le nécessaire à sa subsistance mais une réalisation, une part de chacun inscrite dans chaque objet produit.
Dès lors, le travail devient un mode de vie. Il réinvestit le champ du quotidien. Il réunit la vie professionnelle et la vie personnelle dans une réconciliation salvatrice, où l’ouvrier recherche le travail pour le travail, le travail pour le travail bien fait, le travail pour l’honneur, et non plus uniquement le travail pour l’argent ou pour un quelconque avantage.
Péguy oppose donc le modernisme au libéralisme. La liberté ne se retrouverait pas dans l’argent et la valeur bourgeoise, mais dans le travail lui-même. Faisons le parallèle avec Hegel et la dialectique du maître et de l’esclave ; ici, l’ouvrier devient libre grâce à son travail, grâce au fait qu’il a retrouvé le goût du travail bien fait. Péguy invite donc à un certain ascétisme qui interroge notre rapport à l’argent, lequel peut être un traitement pour services rendus, mais est souvent, surtout, une source d’aliénation ou de non-liberté. Finalement, l’argent ne rend pas libre ; la conscience du travail bien fait le permet.
Conclusion
En conclusion, les « incentives », chers aux managers, ne suffisent pas à garantir l’adhésion ; ils ne suffisent pas à l’accomplissement du travail bien fait ; ils ne suffisent pas à retrouver du sens au travail. Pour Charles Péguy, « il ne fallait pas qu’il [le travail] fût bien fait pour le salaire ou moyennant le salaire. Il ne fallait pas qu’il fût bien fait pour le patron. Il fallait qu’il fût bien fait lui-même, en lui-même, pour lui-même ».
Notre proposition pour s’engager dans la quête de sens au travail repose donc sur un processus en deux temps ; d’abord remettre en question des dogmes de la part des décideurs, ensuite insuffler, par l’exemple, un niveau d’exigence permettant de faire revenir le goût du travail bien fait. Finalement, c’est en lisant L’Argent de Charles Péguy, que les décideurs trouveraient certainement des éléments permettant de résoudre les problématiques de ressources humaines auxquelles ils font face dans cette période mouvante et incertaine.
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