Pourquoi sommes-nous si addicts aux jeux vidéo ? Pourquoi la figure du zombie nous fascine-t-elle autant ? Qu’est-ce qui explique la place si particulière accordée aux images – sous toutes leurs formes – dans nos sociétés et dans notre rapport à l’art ?
Derrière cette grande variété de questions, le sociologue et historien de l’art Maxime Coulombe s’interroge sur ce qui se joue derrière la pop culture et l’art en général, de puissants vecteurs de symboles, de questionnements et d’inquiétudes qui nous hantent. Ces thématiques nous amènent à nous interroger sur le rapport que nous entretenons en tant qu’individus au reste de la société et, finalement, sur ce qui constitue le fondement de notre humanité.
La Pause Philo : Tout d’abord, pouvez-vous commencer par vous présenter ainsi que votre parcours ?
Maxime Coulombe : Je suis professeur titulaire au département des Sciences Historiques de l’Université de Laval depuis une douzaine d’années. J’y enseigne l’histoire de l’art contemporain. Je n’ai pourtant pas eu un parcours linéaire. J’ai fait ma thèse à Strasbourg en sociologie, avec David Le Breton. Strasbourg connaissait alors une vie philosophique très forte, m’amenant à rencontrer notamment Jean-Luc Nancy et Jacques Derrida.
J’étais alors « le philosophe » du groupe au sein de mon laboratoire de sociologie. La philosophie a toujours été pour moi le moyen de relier la sociologie et l’histoire de l’art, qui à mon sens traitent au fond du même problème, la société. La philosophie m’intéresse assez peu en tant qu’histoire des systèmes de pensée, je l’envisage plutôt dans sa manière de proposer de nouvelles façons de voir le monde et de le comprendre.
Ma thèse portait sur l’art posthumain, sur des artistes qui modifient leur corps à l’aide des nouvelles technologies. J’ai mobilisé la sociologie du corps pour comprendre leur motivation, autrement dit : d’où vient ce désir singulier – plutôt récent – de transformer son corps pour le faire correspondre à son identité ?
Ma thèse, de porter sur l’art contemporain, m’a aussi permis d’obtenir un doctorat en histoire de l’art à l’Université Laval, à Québec. J’y enseigne depuis plusieurs années maintenant. J’ai donc pu retrouver ma ville natale, et participer au développement de sa vie culturelle.
Les jeux vidéos rendent-ils addicts ?
LPP : Vos premiers travaux ont porté sur un sujet a priori inattendu pour un historien de l’art, le monde vidéoludique, avec votre livre Le monde sans fin des jeux vidéo, paru en 2010 en France. Que se cache derrière l’addiction aux jeux vidéo ?
M. C. : Le jeu Second Life était très populaire lorsque j’ai commencé à m’intéresser au sujet, ainsi que World of Warcraft (WoW). Ces jeux étaient des phénomènes dont tout le monde parlait, de la même façon dont aujourd’hui on parle de Fortnite. À l’époque déjà, on s’inquiétait de la force de séduction de ces jeux, de la menace de dépendance qu’ils faisaient planer sur les jeunes.
Pourquoi investir autant d’énergie, de désirs dans les jeux vidéo ? Qu’y trouve-t-on ? Plutôt que de vouloir comprendre la dépendance, qui est une réflexion rétrospective, j’ai préféré commencer par le début, par l’expérience du jeu elle-même : qu’est-ce qui nous captive, que trouve-t-on dans les jeux vidéo qui ne serait pas disponible ailleurs ? Tant que nous n’avons pas compris notre fascination pour ces univers, on ne peut pas en comprendre les phénomènes de dépendance. C’était le point de départ du bouquin.
Le jeu apporte de la reconnaissance : tout comme dans le sport, où l’on peut trouver de la reconnaissance en lançant un poids le plus loin possible, on trouve une reconnaissance en excellant dans un jeu vidéo. Dans un quotidien anomique, sans normes structurantes, nous peinons à donner du sens à nos actions et nous sommes livrés à nous-mêmes pour juger de notre propre valeur. Les univers des jeux vidéo donnent au contraire des balises très claires aux joueurs : ils offrent une progression, ils les récompensent en fonction de leurs actions, leur permettent d’acquérir de l’expérience, des objets… Dans WoW, chaque jour on est un peu meilleur en réalisant nos objectifs, ce qui est un sentiment dont peu de gens peuvent se vanter dans la vie quotidienne.
Ce livre a rencontré un succès important auprès du public, j’ai reçu de nombreux courriels de lecteurs me parlant de leur propre expérience. Il m’a aussi donné l’occasion de rencontrer des psychiatres québécois, qui ont utilisé mon ouvrage pour mettre des mots sur l’expérience vécue par les joueurs.
Le zombie, symbole d’un monde violent qui nous échappe ?
LPP : Vous avez par la suite travaillé autour de la figure du zombie, avec votre ouvrage Petite philosophie du zombie, paru en 2012 en France. Que nous révèle cet objet iconique de la pop culture contemporaine au sujet de nos sociétés ?
M. C. : Ce sont les circonstances qui m’ont amené à m’intéresser aux zombies : je n’étais pas un spécialiste du cinéma d’horreur, en grande partie car ces films me font vraiment peur. J’avais été approché pour rédiger un texte sur « le revenant » dans un dictionnaire, ce qui m’a amené à d’abord m’intéresser aux fantômes, une figure plus classique de l’histoire de l’art. Le fantôme est le représentant d’une certaine continuité entre le passé et le présent, il est le gardien d’une tradition, de rituels funéraires, et est là pour obtenir réparation. Pensons à Hamlet.
Pour notre époque contemporaine, le modèle dominant de revenants n’est plus le fantôme, mais le zombie. Comment expliquer un tel changement ? Car au fond, le zombie est un drôle de revenant : il ne vient pas réparer la trame du temps, mais au contraire dissoudre cette relation. En mangeant le présent, il détruit l’avenir et opère une rupture avec le passé. Le zombie est un représentant de notre rapport au temps contemporain, de ce que certains ont appelé le présentisme.
J’ai alors décidé de me lancer dans l’analyse de cette figure, en regardant de nombreux films, jouant à des jeux, lisant des bandes dessinées et des livres… Le zombie est un symptôme, il est intéressant, peut-être d’abord et avant tout, de ce qu’il révèle de notre monde. Cet objet marginal de notre culture est un analyseur pour comprendre notre époque et sa philosophie, et tout particulièrement son pessimisme.
Pour l’illustrer, il vaut peut-être la peine de comparer le vampire et le zombie. Le vampire, comme Dracula, apparait plus puissant que l’humain : immortel, magicien, aristocrate… Et pour le vaincre, les humains doivent tirer le meilleur d’eux-mêmes, s’unir, etc. Dans le cas du zombie, c’est tout l’inverse. Le zombie est bête, lent, et pourtant, il réussit à renverser l’Homme, car celui-ci n’aura pas su s’organiser, aura fait preuve d’égoïsme. Cette figure renvoie une image cynique de notre époque quant à notre capacité d’organisation : il démontre notre difficulté à nous considérer comme une communauté.
Le zombie est fascinant car il s’est transformé pour coller aux peurs des cultures et des sociétés qui ont recouru à ce motif. En Haïti par exemple, où le motif semble se cristalliser pour la première fois, le zombie est lié à l’esclavagisme. Dans les contes haïtiens, un sorcier drogue un individu, lui faisant perdre toute conscience, et le force à agir pour lui. Cette situation est toutefois temporaire (le sujet n’est au fond que drogué) : il est possible de retourner à sa condition normale. C’est avec le cinéma de Romero dans les années 60 aux États-Unis que la condition de zombie devient une fatalité. Il n’y a plus désormais de sorcier tirant les ficelles, le zombie est sans maître, et désormais cannibale. On y retrouve enfin une idée qui perdra en popularité par la suite, celle d’une sorte de jugement divin. On a tendance à l’oublier, mais dans La nuit des morts-vivants (1968), ce sont les morts mal enterrés qui reviennent soudainement à la vie. Ce n’est pas l’homme qui est responsable de l’épidémie, comme ce sera le cas plus tard.
Notre zombie contemporain continue de se transformer en fonction des peurs des sociétés qui le convoquent. A partir du Sida dans les années 80, est apparu le traumatisme d’une contagion dont on perdrait le contrôle, détruisant l’humanité. L’idée du jugement divin a alors disparu au profit de celle de l’épidémie.
LPP : Mais pourquoi voir l’humanité détruite nous attire ? Comment expliquer que l’on se précipite par millions voir l’humanité se faire dévorer par des monstres ?
M. C. : Une des choses frappantes du cinéma de zombie est la pulsion de mort qui anime nos sociétés contemporaines, notre étrange désir de destruction. Si l’on reprend l’idée de pulsion de mort chez Freud, il ne s’agit pas de la volonté de mourir, mais de reprendre le contrôle de ce qui nous échappe. On nous menace constamment de la fin du monde : dès lors, la voir enfin représentée apparaît comme un défoulement, un apaisement. Une manière de reprendre le contrôle de ce qui nous échappe, quitte à ce que ce soit dans un geste de destruction. Flotte aussi l’idée que la destruction de l’humanité mettra peut-être fin à nos angoisses, à notre malheur, et nous offrira peut-être la chance de rebâtir la société autrement : c’est un peu le fantasme que ressassent maladroitement les personnages de la série Walking Dead (2010-2022).
Un autre trait du zombie me fascine : il est un être mort dont seule la partie la plus primitive du cerveau aurait repris vie, ce qui lui donne des pulsions animales, violentes. Implicitement, on retrouve l’idée, qu’au fond – littéralement -, l’être humain est plutôt méchant. C’est un discours devenu très présent aujourd’hui, renvoyant au contrat social d’Hobbes (« L’homme est un loup pour l’homme »). Pourtant, tout cela est discutable : il n’est pas certain que le fondement de l’humanité soit deux gentlemen anglais qui se rencontrent dans une forêt et se serrent la main plutôt que de s’en prendre l’un à l’autre. Je crois plutôt que les êtres humains ce sont avant tout des familles, des relations sociales, des échanges : la collaboration est à la base de la construction de nos civilisations.
Ce livre a rencontré un succès international, il m’a notamment amené à faire une tournée en Italie et a même été traduit au Japon. Il était l’un des premiers textes visant à placer le phénomène des zombies dans un contexte philosophique, en mobilisant des références classiques pour le comprendre.
Les images et les musées : comment penser un art touchant chacun ?
LPP : Autre versant de vos travaux autour d’une culture « pop », votre dernier livre Le plaisir des images, paru en 2019, amène à s’interroger sur la relation que chacun entretient avec l’art. Qu’est-ce qui explique que les images constituent un support si efficace pour nous transporter ?
M. C. : Je me posais des questions au sujet des images – leur statut, leur pouvoir – déjà jeune étudiant, avec l’impression que quelque chose de particulier est à l’œuvre en elles. Déjà, elles paraissent d’une nature différente du langage oral et écrit, en ce que même les animaux peuvent être bernés par une image. Et ce pouvoir des images à influencer même les animaux, comment opère-t-il en nous ? Comment est-il possible qu’une couleur sur un tableau puisse nous replonger en enfance ? Et pourquoi un personnage triste sur un tableau nous rend-il – nous-aussi – triste ?
Modestement, mon ouvrage se veut une synthèse de la façon dont le cerveau fonctionne face à une image, en allant puiser dans les sciences cognitives et les neurosciences. La psychanalyse joue un rôle important dans le texte pour relier entre elles ces disciplines. J’utilise dans mon livre beaucoup d’exemples, car j’ai essayé – pour lutter contre une opposition inutile – de parler autant d’images populaires que de l’art muséal.
Les images nous transportent et permettent d’interroger indirectement nos autres sens, les odeurs, les sons, les mots… De nombreuses recherches montrent que les images comportent des métaphores primitives provenant non pas d’archétypes abstraits et transcendants, mais de notre expérience du monde. On comprend une image, même anthropologiquement, car elle sait évoquer notre expérience du monde. J’ai voulu ainsi montrer que l’on peut approcher les images non seulement à partir de l’érudition, mais aussi et plus simplement, de notre propre expérience.
LPP : Une partie de l’art intimide et semble réservée à une certaine catégorie de la population, qui possède un capital culturel lui permettant d’en comprendre les codes et de s’y sentir à l’aise. Comment désacraliser les musées et leur élitisme, et envisager un rapport à l’art et à l’image accessible à tous ?
Le cadre muséal est intimidant, on a l’impression de ne pas avoir les clefs. Pourtant je pense que chacun les possède s’il laisse parler ce qu’il éprouve face à une œuvre. On se laisse aller à pleurer devant un film, pourquoi n’aurait-on pas d’émotion au musée ? Il y a ici quelque chose qui ne fonctionne pas. Ce qui se passe lorsque nous regardons une image échappe largement à l’érudition. Il faut réapprendre cela.
En tant qu’historien de l’art, je travaille dans des musées, et ce qui m’ennuie beaucoup est que l’on dit au spectateur que, pour apprécier une œuvre, il faut en comprendre les références, le mouvement, l’époque, tous ces “ismes”… Ce discours très universitaire est ensuite redescendu au public par le biais des livres sur l’art et dans les guides des musées.
Certes, il s’agit d’un mode d’appréhension permettant de comprendre une œuvre, mais il est par ailleurs possible d’entrer dans une image sans en connaitre tous les référents, par ses capacités à soulever en nous des souvenirs, de nous toucher et de nous émouvoir. Cette approche subjective ne nie pas les besoins d’érudition et de recherche, mais il s’agit ici de se concentrer sur l’expérience qu’elles nous proposent, avant de les considérer comme des objets d’histoire et des sources de discours. Même si les choses s’améliorent, les conservateurs ont du travail à faire pour s’adresser au public qui visite ces musées, plutôt qu’aux autres conservateurs et aux historiens de l’art.
Pour aller plus loin :
– Le monde sans fin des jeux vidéos
– Petite philosophie du zombie