Les réflexions éthiques et sur l’éthique ont longtemps été l’apanage des seuls philosophes. Aujourd’hui, l’éthique est une question centrale de notre vie quotidienne, elle interpelle tout un chacun dans le besoin qu’il éprouve de s’exprimer sur l’orientation et la finalité de ses choix, de son engagement personnel, professionnel, et le sens qu’il entend donner à son existence.
L’entreprise a-t-elle une âme ? Cette dernière se méfie trop souvent de la philosophie, et des philosophes en lesquels elle voit des femmes et des hommes déconnectés de la réalité, qui conceptualisent et théorisent le monde. Il semble qu’il y ait un malentendu qu’il s’agit de dissiper. Les philosophes n’ont pas la prétention d’être des maîtres à penser, ni des donneurs de leçons, et la philosophie ne consiste pas à cautionner l’entreprise, ou à lui apporter des solutions “clef en main”, mais à questionner ses présupposés, dogmes, certitudes, et systèmes de valeurs.
Termes de la communication
Lorsque l’entreprise communique sur son intention d’améliorer l’engagement ou la motivation des salariés, le sens au travail ou la reconnaissance au travail, de « mettre l’humain au centre de ses activités », ou encore « d’intégrer la responsabilité RSE à sa stratégie », elle oublie ou omet de définir les termes de sa communication, leur portée et signification : De quoi parle-t-on exactement ? Qu’est-ce que le travail ? Qu’est-ce que la motivation ? Qu’est-ce que la motivation au travail ? Qu’entend-on par l’engagement des salariés ? Qu’est-ce que le sens au travail ou la reconnaissance au travail ? Qu’est-ce que le capital humain ? Que veut dire intégrer la RSE à la stratégie ? Avant l’action, il y a nécessairement la réflexion.
La philosophie peut aider l’entreprise, non pas, certes, à accroître sa rentabilité et maximiser ses profits, ni à légitimer son système de représentations, mais à lui apporter “un supplément d’âme”, pour reprendre la formule de Bergson. La philosophie pose la question de la finalité de nos actes et, par voie de conséquence, celle de l’entreprise. Pour cette dernière, l’éthique est le respect des dix principes de la responsabilité sociétale (RSE) regroupés en quatre thématiques : Droits de l’Homme – Environnement – Droit International du Travail – Lutte contre la corruption.
En raison des 17 objectifs de développement durable et de la RSE, l’éthique tend à devenir indissociable des obligations de l’entreprise.
Conformité
Force est de constater pourtant, que l’entreprise a une conception minimaliste de l’éthique, elle tend à porter essentiellement sur les notions de :
- conformité (compliance), c’est-à-dire le respect des personnes ;
- intégrité, laquelle prône l’utilisation responsable des ressources et des informations de l’entreprise, pour inspirer et entretenir la confiance des acteurs de la vie professionnelle ;
- relations avec les acteurs commerciaux ;
- respect de l’environnement ;
- respect des lois et réglementations externes ou internes.
La conformité de l’entreprise est adossée à la gestion des risques considérée comme un outil stratégique, permettant la création d’avantages concurrentiels liés à la démarche RSE. Les dérives éthiques de l’entreprise, qu’elles soient volontaires ou non, font l’objet d’une attention de plus en plus croissante. La recherche de rentabilité a pour conséquence la quête d’un compromis, entre le respect des valeurs éthiques et la nécessité de produire des résultats financiers. Les dérives éthiques sont, in fine, les écarts constatés entre la mise en œuvre de la stratégie et les valeurs éthiques sur lesquelles l’entreprise communique.
Production et création de soi
Dans Les deux sources de la morale et de la religion (1932) , Bergson considère que “la nature, en nous dotant d’une intelligence essentiellement fabricatrice, avait préparé pour nous un certain agrandissement. (…) Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D’où le vide entre lui et elle. D’où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd’hui tant d’efforts désordonnés et inefficaces.”
Selon le philosophe français, l’être humain n’est pas seulement appelé à produire, à fabriquer des choses, des objets, des outils – et à “consommer” dirait-on aujourd’hui – mais à se construire, à se fabriquer lui-même. La finalité de la production est la création de soi, elle ne se limite pas à la résolution des problèmes matériels, et à la jouissance des biens matériels. La technologie se caractérise par la quête de la suprématie de l’esprit humain sur la matière, mais elle doit aussi se préoccuper de sa transcendance sur elle. Si elle n’offre pas un moyen qui permette à l’être humain de s’accomplir, d’atteindre sa plénitude, elle est inopérante et vaine.
Raison d’être
Depuis l’antiquité, les philosophes nous mettent en garde contre le danger de l’accumulation des biens matériels. Avec la notion de « supplément d’âme », Henri Bergson questionne la finalité de notre mode de production et de consommation : «Le corps agrandi (par nos outils) attend un supplément d’âme » nous dit le philosophe. Et justement, l’entreprise est sommée de s’agrandir, de revisiter, et de changer son modèle économique. Ne parle-t-on pas aujourd’hui de l’urgence de voir émerger l’entreprise “à mission” et la définition de sa “raison d’être” ?
Pour conclure, nous reprendrons les mots du philosophe François Vallaeys, dans son ouvrage Pour une vraie responsabilité sociale (Presse Universitaire de France, 2013) :
« Les responsabilités morales et juridiques se singularisent toujours, alors que la responsabilité sociale est associative par essence elle est entre nous plutôt qu’en nous. Dès que l’on reconsidère philosophiquement son statut, on peut en faire la source éthique et politique d’innovations et d’apprentissages interorganisationnels pour des projets de territoire ambitieux, en transition vers une autre économie soutenable, non délocalisable et corégulée. Mais il faut pour cela que le management fasse sa révolution copernicienne, dépasse la gestion égocentrée et devienne vraiment responsable de ce qu’il impacte et de ce dont il doit lui aussi prendre soin : le monde. »
Le philosophe remarque que « La responsabilité sociale des entreprises avance, mais elle piétine. Elle n’est pas transformatrice des pathologies sociales et environnementales de l’économie. » C’est bien de ce “supplément d’âme” dont l’entreprise a besoin aujourd’hui.
Le détour bergsonien permet à ce billet d’interroger la nécessité éthique dans la sphère professionnelle à partir de la notion de “supplément d’âme”. Mais la question reste ouverte de savoir si l’entreprise est capable d’obtenir ce supplément d’âme, si l’obligation d’intégrer des dimensions éthiques n’entre pas en contradiction avec l’essence économique de ces structures… Ce qui est certain, c’est que la philosophie a plus que jamais son rôle à jouer pour conduire vers ce changement d’état d’esprit des entreprises.
Un article par Constant Calvo Toutes ses publications