Amandine Clavaud – L’urgence féministe face à la crise

Dans son ouvrage, Droits des femmes : le grand recul. À l’épreuve de la crise sanitaire en Europe (Éd. de l’Aube, mars 2023) Amandine Clavaud dresse un bilan à la fois implacable et inquiétant du repli des droits de femmes partout où notre regard se tourne. La vigilance qui était de mise en la matière depuis le début du XXème siècle s’est muée, à la sortie de la crise COVID, en véritable alerte concernant les politiques publiques, certains mouvements politiques et la montée de la violence au cœur même des populations à la suite des crises économiques. « Qu’est-il permis d’espérer ? » se demandait E. Kant : la mise en œuvre d’une philosophie de l’Agir et d’une éga-condionnalité, sans doute.

La Pause Philo : Vous citez la romancière anglo-irlandaise Rebecca West qui expliquait en 1913 ne pas savoir définir le féminisme tout en soulignant qu’au début du XXème siècle il s’agissait d’une forme d’insulte. Comment définissez-vous le « féminisme » ? Il semble que parfois ce terme soit utilisé pour invalider certains arguments, comme s’il s’agissait d’une forme « d’hystérie » du discours. 1913-2023, quelles avancées dans les mentalités ?

Amandine Clavaud : Je cite en effet Rebecca West, en ouverture de mon essai, qui déclarait en 1913 cette phrase : « Je n’ai jamais réussi à définir le féminisme. Tout ce que je sais, c’est que les gens me traitent de féministe chaque fois que mon comportement ne permet plus de me confondre avec un paillasson. » À travers ce trait d’humour, elle montre l’absurdité du patriarcat et l’idée souvent péjorative à laquelle le féminisme est associé alors même qu’il ne s’agit rien d’autre que d’être respecté en tant qu’individu et d’avoir les mêmes droits au même titre que les hommes.

Le féminisme, « [c]’est la maison de toutes, le féminisme » pour reprendre la phrase de Virginie Despentes dans son dernier livre, Cher connard. C’est un projet de société, d’émancipation, où chacune et chacun aurait les mêmes droits. Grâce au mouvement #MeToo, il y a une prise de conscience collective des questions égalité femmes-hommes. Mais entre la prise de conscience collective et sa traduction concrète, il reste encore beaucoup à faire en raison des résistances profondes qui demeurent dans nos sociétés.

LPP : La crise sanitaire qui s’est déroulée a-t-elle révélé ce qui existait déjà en matière de violences faites aux femmes ou y-a-t-il eu une réelle accélération de ces faits ? Car la crise sanitaire est finie et pourtant les féminicides, les violences semblent s’accentuer.

A.C : Je montre dans mon essai que la crise sanitaire a accéléré les inégalités entre les femmes et les hommes, qui étaient déjà structurelles dans nos sociétés.

Le Forum économique mondial indique que la pandémie de Covid-19 a fait perdre plusieurs générations de progrès en matière d’égalité. Tous les domaines de la vie des femmes ont été touchés. Les violences conjugales et intrafamiliales ont, par exemple, explosé au niveau mondial. Il y a eu entre 30% et 200% d’augmentation des signalements sur les plateformes ou les lignes d’écoute nationales.

Et cette augmentation perdure malheureusement. En France, en 2021, on estime à 208 000 femmes victimes de violences conjugales, soit une augmentation de 21% par rapport à 2020. On note aussi une augmentation de 33% des violences sexuelles enregistrées par les services de police et de gendarmerie. Enfin, il y a eu 122 féminicides en 2021, soit une augmentation de 20% par rapport à 2020.

Plusieurs explications peuvent être avancées. La première, c’est que les confinements généralisés ont réduit les contextes de séparation du fait de la limitation des déplacements ; à la levée de confinements, les féminicides ont été en hausse partout en Europe. La majorité des féminicides sont perpétrés très généralement dans le contexte d’une séparation.

L’autre élément, c’est la proportion de plus en plus importante de faits dénoncés, qui ont été commis avant l’année en cours. Ce qui montre les effets de la libération de la parole depuis #MeToo.

Enfin, le dernier élément que ces chiffres révèlent, c’est le caractère massif et systémique des violences sexistes et sexuelles dans nos sociétés.

LPP : Dans les pays européens où l’extrême droite est au pouvoir, il existe un sentiment religieux plus prégnant, un repli sur une morale dogmatique auxquels les femmes participent, revenant parfois sur leurs propres droits. Comment expliquez-vous ces phénomènes ?

A.C : La victoire de la droite et de l’extrême droite aux dernières élections en Suède et en Italie fait craindre des reculs concernant les droits des femmes. Le gouvernement suédois a annoncé sa volonté d’arrêter sa diplomatie féministe, pourtant premier pays à l’avoir mise en place en 2014. En Italie, la Première ministre du parti d’extrême droite, Fratelli d’Italia, Giorgia Meloni est farouchement opposée au droit à l’avortement. On ne peut donc être qu’inquiet face aux menaces qui pèsent pour les Italiennes, alors même que ce droit est déjà très difficile d’accès, les médecins italiens invoquant leur clause de conscience.

Ces éléments illustrent ce qu’on appelle le « backlash », c’est-à-dire « le retour de bâton » mis en place par les conservateurs au niveau international pour bafouer les droits des femmes et prôner une vision traditionnaliste, sexiste et hétéronormée de la société. Nous avons décrypté dernièrement cette stratégie au sein du rapport « Droits des femmes : combattre le backlash » avec notre partenaire Equipop, qui souligne combien les mouvements anti-droits se retrouvent dans la mise à l’agenda de politiques opposées à la défense des droits humains dans leur ensemble.

LPP : Certains programmes de téléréalité mettent en avant des violences physiques et verbales entre les protagonistes.  Les « influenceurs-ceuses » montrent une objectivation des corps, une certaine dégradation du respect de soi et des autres aux jeunes générations. Tout ceci participe-t-il au « grand recul » dont vous parlez ?

A.C : Bien évidemment. Ils participent au climat généralisé dans lequel la société est baignée qu’on appelle la « culture du viol » et contribuent à une forme de banalisation des violences sexistes et sexuelles.

Ils sont aussi révélateurs des stéréotypes de genre et des injonctions auxquels la société nous renvoie sans cesse.

C’est pour cette raison qu’il faut promouvoir la lutte contre les stéréotypes de genre et l’éducation complète à la sexualité à l’école car c’est notamment par ce biais que nous pourrons lutter efficacement contre les violences sexistes et sexuelles et promouvoir l’égalité femmes-hommes dès le plus jeune âge.

LPP : Quels seraient les solutions pour favoriser l’égalité effective des droits des femmes – puisque des lois existent déjà – ? Est-ce une “Ega-constitutionnalité” ? Une meilleure prise en charge des victimes ? Un grand changement culturel ?

A.C : La situation au niveau international concernant les droits des femmes est préoccupante. Les droits des femmes sont des droits fondamentaux. Or, dans certaines régions du monde, ces droits sont bafoués.

Il faut agir à tous les niveaux. La lutte contre les violences sexistes et sexuelles et la défense des droits et la santé sexuels et reproductifs sont essentiels. Dans le monde, une femme sur trois est victime de violence physique ou sexuelle au cours de sa vie ; une femme sur deux ne dispose pas librement de son corps.

Par ailleurs, la crise sanitaire a révélé combien les droits des femmes n’avaient pas été suffisamment pris en compte aussi bien dans la gestion des crises que dans la mise en place des plans de relance.

Je plaide donc pour intégrer la dimension du genre dans l’ensemble des politiques publiques. Porter les questions égalité femmes-hommes, c’est avoir une vision transversale du sujet.

Cela passe par une budgétisation genrée et l’éga-conditionnalité, recommandation portée par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, c’est-à-dire d’avoir une ligne budgétaire tenant compte des questions égalité femmes-hommes et de conditionner les financements publics à leur prise en compte.

LPP : Crises politiques, crises économiques, crises religieuses, guerres. Les femmes sont toujours en première ligne des victimes. Les décennies passent, les événements se déroulent et rien ne semble changer. La femme est-elle condamnée à « rester vigilante sa vie durant » comme le disait S. De Beauvoir ?

A.C : Les femmes sont les premières impactées en cas de crises, mais elles sont très généralement aussi les premières à être actrices. La crise sanitaire a montré combien les femmes avaient été les premières de cordée, car elles sont majoritaires à exercer des professions qui ont été en première ligne.

Mais, en effet, comme Simone de Beauvoir le disait si justement, les droits des femmes « ne sont jamais acquis ». C’est un combat de tous les jours. L’histoire des droits des femmes a toujours été ponctuée d’avancées et de reculs.

Aujourd’hui, l’actualité internationale que ce soit en Afghanistan, en Iran, aux États-Unis ou encore en Europe montre que nous sommes face à de nombreuses régressions, à ce qu’on appelle le « backlash ».

Et en période de crises, l’offensive des mouvements conservateurs contre les droits des femmes s’intensifie. Ces derniers s’engouffrent dans cette brèche pour attaquer, réduire et bafouer les droits des femmes. Leur point d’entrée, c’est le contrôle du corps des femmes et des sexualités car ils défendent une vision traditionnaliste, sexiste et hétéronormée de la société.

Face à cela, la vigilance doit être de tous les instants, comme en témoignent les nombreuses régressions concernant l’accès à l’avortement aux États-Unis et en Pologne par exemple.

LPP : Votre ouvrage est-il une « alerte » pour inciter chacun à repenser sa place dans la société ou est-ce un constat, sorte d’instantané du monde comme il va ? Pour paraphraser une question que se posait E. Kant dans sa troisième critique, « qu’est-il permis d’espérer » dans ce XXIème siècle si bousculé ?

A.C : Mon ouvrage alerte les pouvoirs publics pour que les droits des femmes ne soient pas oubliés dans la gestion des crises et dans les politiques publiques. Il traduit combien la pandémie de Covid-19 a constitué un élément conjoncturel contribuant à accélérer les inégalités entre les femmes et les hommes.

Nous aurons à faire face à d’autres crises ; il faut donc intégrer dans les plans de gestion de crises la défense des droits des femmes.

Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU a indiqué en mars dernier qu’il faudrait 300 ans pour atteindre l’égalité entre les femmes et les hommes. Les chantiers sont donc immenses pour inverser cette tendance.

Dans le contexte de l’urgence écologique, le combat féministe et celui pour l’écologie ne peuvent être dissociés. Il faut espérer que ceux-ci seront portés résolument pour qu’une société plus égalitaire et inclusive advienne.

LPP : Avez-vous une lecture emblématique à conseiller à nos lecteurs-trices permettant de poursuivre votre réflexion sur l’équité, l’égalité et la liberté pour une belle Pause Philo ?

A.C : Je recommanderai Ma vie sur la route de Gloria Steinem, féministe américaine. C’est le récit d’une émancipation individuelle – car elle y retrace son parcours et les rencontres qui ont contribué à forger ce qu’elle est devenue – et d’une émancipation collective – car elle évoque une part de l’histoire du mouvement de libération des femmes aux États-Unis auquel elle a activement participé, et les combats qui ont été menés dans ce cadre.

 

Pour aller plus loin :

 

Une interview réalisée par Sophie Sendra Toutes ses publications

 

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