Lorsque je dis que mon corps est (le) mien, le dis-je de la même manière que lorsque je dis que ce sac ou n’importe quel autre objet est (le) mien ? Comment expliquer qu’il soit si insupportable de voir son corps désiré pour ses seules formes ?
Quoiqu’il soit un objet – au sens où il occupe une certaine densité spatiale –, mon corps n’est cependant pas uniquement objet ; il est aussi vivant et vécu – et même vécu en première personne. De là viendrait l’insupportable : désirer mon corps pour sa seule géométrie le réduirait au rang d’objet alors-même qu’il ne serait pas strictement corps-objet – il serait, en outre, corps-sujet.
Or c’est un traitement de ce double rapport possible au corps comme corps-objet et comme corps-sujet que nous voyons interrogé dans le film En corps (2022), de C. Klapisch.
Le corps humain : élément central du film
Passionnée par la danse depuis son enfance, Elise (Marion Barbeau) est désormais danseuse professionnelle à l’Opéra de Paris. Un soir, en pleine représentation, elle se blesse à cause d’une mauvaise réception au sol ; rideau !
Elise est conduite aux urgences, où sa jambe est plâtrée. Lors de la visite avec la médecin, elle apprend qu’elle devra rester immobilisée et donc ne plus pratiquer son activité durant toute sa convalescence, qui est annoncée longue.
De proche en proche, Elise rencontre Sabrina (Souheila Yacoub), qui lui propose un séjour en Bretagne, dans une auberge accueillant en résidence des artistes ; Sabrina s’y rend avec son copain (Loïc : Pio Marmaï), qui y implante de temps à autre son food-truck.
Au moment où Elise s’y trouve, c’est la troupe d’Hofesh Schechter qui occupe le lieu. La troupe de danse contemporaine colore l’endroit d’une énergie singulière, à laquelle Elise finit par se mêler. L’intégration progressive de la troupe est l’occasion, pour cette dernière, de se réapproprier son corps, blessé.
Dès lors, le parcours d’Elise n’est-il pas un parcours d’appropriation de son propre corps ? L’écart entre le discours médical et les résultats obtenus par Elise n’illustrent-ils pas que mon corps, outre qu’il est un corps-objet, est toujours déjà un corps-sujet, c’est-à-dire un corps vivant et vécu en première personne ?
Le corps humain : l’envergure matérielle du sujet
Lorsqu’il est question du corps humain, c’est la part spatiale du sujet qui est spontanément envisagée. Par exemple, quand un individu revendique la propriété de son corps et, donc, l’autorité sur celui-ci, c’est à sa part spatiale qu’il fait allusion.
Les sujets que nous sommes sont constitués d’une part étendue (le corps) ; mais le sujet n’est pas constitué seulement de cette part matérielle : il est, en outre, constitué d’une part pensante (l’esprit ou l’âme). C’est ce qui amène la tradition philosophique à (s’)interroger (sur) les rapports entre le corps et l’âme.
La distinction du corps et de l’âme conduit à comprendre le corps comme cette chose étendue ; le corps serait strictement matériel. Là, le corps est considéré comme objet. L’objet, c’est cela-même qui est jeté devant (ob-jectum) ; entendons : jeté devant le sujet. Aussi, le corps du sujet ne serait pas tant en lui qu’un quelque chose qui lui est adjoint, comme une excroissance.
Ainsi compris, le corps humain ne serait pas autrement corps que n’importe quelle autre réalité spatiale – animée ou inanimée, naturelle ou artificielle.
C’est dans cette perspective philosophique que le discours médical considère le corps d’Elise, dans le film de C. Klapisch.
- Il y a d’abord la scène où Elise, le soir de son accident, est conduite aux urgences. Le médecin qui la reçoit ausculte froidement son corps ; laquelle froideur nous entendons dans le ton de son diagnostic final : « Déchirure. A première vue, c’est une déchirure. ».
- Il y a ensuite les propos de la médecin, qui suit Elise à l’hôpital et qui, à la lecture de l’IRM, déclare sur un ton similaire à celui de son confrère : « fracture de la malléole avec arrachement osseux ».
Pour mieux cerner les conséquences de cette conception du corps, autorisons-nous d’un détour. A la suite d’un accident de voiture, la procédure administrative prévoit l’intervention d’un expert, qui constate les dégâts matériels et en établit l’ampleur. L’expert, donc, est invité à venir faire le tour du véhicule, avant toute réparation, et à lister alors les dysfonctionnements : « rayure sur l’aile avant droite », « impact dans le coin droit du pare-brise », « pare-chocs décroché » etc. Il prend note de ce qui est déstructuré dans le véhicule.
Or, la démarche médicale et le ton des médecins qui s’occupent d’Elise ne résonnent-ils pas avec le ton de l’expert envoyé par l’assurance après un accident de voiture ? Le médecin qui ausculte la cheville d’Elise s’y prend-il autrement que s’il considérait un objet inanimé ?
Dans les diagnostics et les propos des médecins, le corps d’Elise est vu comme strictement objet ; il est regardé comme n’importe quel autre corps, à l’instar d’une voiture ; une réplique de la médecin, à la fin du film, fait entendre ce regard porté sur le corps humain : « Vous savez, le corps c’est comme une voiture. Si vous essayez de rouler avec un essieu déjà endommagé, il y a plus de chances de provoquer un accident que si vous laissez la voiture tranquillement au garage. ».
Le médecin ausculterait comme un expert fait le constat des dégâts sur la carrosserie ou l’agent immobilier l’état des lieux : « là, sur la malléole externe, il y a une fracture », de même que « là, sur l’aile avant droite, il y a une rayure » et « là, au plafond, une tâche de moisissure ». L’expert constate, d’une manière objective et objectivante ; sous son regard, mon corps est strictement corps-objet.
Avant sa rencontre avec la pratique de la danse contemporaine, Elise croit à ce discours. Et si elle ne s’en étonne pas, c’est parce qu’elle est habituée à une conception mécanisée du corps. En effet, la danse classique telle qu’elle est donnée à voir au début du film laisse penser qu’elle impose au corps de se mécaniser. On peut penser ici à la tenue vestimentaire des danseurs et danseuses, qui contraignent leurs corps à être étriqués, mais encore aux gestes ou pas de danse, qui se subordonnent leurs corps – par distinction d’avec et même opposition à la danse contemporaine, dont les mouvements se règlent sur les mouvements spontanés du corps.
Et c’est par cette (re)mise en question de la réduction du corps humain au corps-objet qu’En corps donne prise à une réflexion philosophique : si mon corps est certes un corps-objet, en tant qu’il renvoie à une réalité matérielle, l’est-il pour autant restrictivement ? Comment mon corps pourrait-il être strictement un corps-objet, alors même qu’il est le corps d’un sujet qui, de fait, vit et se vit en première personne ?
Le corps humain, outre qu’il est corps-objet, est corps-sujet
Le corps d’Elise, pris comme corps-objet, ne laisse entrevoir qu’une guérison lente et irréductiblement partielle ; objectivement, aucun espoir qu’elle puisse de nouveau danser : son corps est endommagé et il ne pourra plus être mis au service de la danse – à tout le moins de la danse classique.
Pourtant, à l’occasion du séjour en Bretagne, Elise découvre qu’elle peut danser, non plus certes comme avant (danse classique) mais tout de même autrement (danse moderne). Elle découvre qu’il est possible de danser au rythme du corps, c’est-à-dire de danser sans avoir à contraindre le corps à des mouvements et postures qu’il ne saurait effectuer spontanément.
Ce parcours de réappropriation de son corps-objet irréversiblement endommagé donne à voir l’autre versant de son corps qui, étant certes corps-objet, est aussi corps-sujet.
Le corps-sujet, c’est le corps entendu comme corps vivant et vécu en première personne. Or, le parcours d’Elise montre doublement que le corps humain est au moins autant sujet qu’objet.
- Le premier point : contrairement à la position platonicienne selon laquelle « le corps est un tombeau » (cf. Platon, Phédon), le corps-objet se révèle ne pas entraver le développement du sujet dont il est le corps, bien que le sujet ait à s’approprier le corps-objet tel qu’il est et tel qu’il se modifie au cours du temps.
C’est la rencontre avec Sabrina qui fait voir à Elise que sa blessure n’est pas tant une rupture qu’un tournant : dorénavant, il lui faudra apprendre à danser avec cette fragilité à la cheville. Pareille à l’aveugle qui intègre sa cécité et sa canne à son schéma corporel (cf. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Première partie), Elise intègre sa blessure : il s’agit de s’habituer à un nouvel élément, c’est-à-dire de le faire sien et de le vivre en première personne. Et, en cela, il s’agit de danser au rythme du corps, qui s’émancipe de la position d’objet à laquelle le réduisaient jusqu’alors d’autres pratiques et occupe dès lors la position de sujet
- Le second point, c’est que si le corps-objet a des effets sur le corps-sujet, le corps-sujet a également des effets sur le corps-objet.
Après son séjour en Bretagne, Elise retourne en consultation à l’hôpital et la médecin, face aux résultats médicaux, déclare : « Sincèrement, c’est assez impressionnant. Votre malléole ne porte plus aucune trace de la fracture et l’arrachement osseux ne se voit presque plus. ».
Ces deux points révèlent que le corps humain ne saurait être simple corps-objet ; adéquatement à la formulation de Descartes selon laquelle « je ne suis pas seulement logé en mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire » (Méditations métaphysiques, VI), le corps humain se révèle n’être pas « comme une voiture » : il est capable d’incorporer et incarner les défaillances et de se réparer avec le temps.
Aussi le film de C. Klapisch a-t-il le mérite de rappeler que le corps humain, vu strictement comme corps-objet, est amputé de son autre versant non moins important – le corps-sujet. C’est ainsi qu’En corps souligne, et célébrerait même, le caractère biface du corps humain ; lequel corps est pourtant souvent réduit, dans nos sociétés contemporaines, à sa face d’objet, aux dépens de sa face de sujet.