Depuis la nuit du 25 au 26 octobre, nous sommes passés à “l’heure d’hiver”, le parachèvement d’un mouvement déjà engagé depuis le solstice d’été, comme si la nuit grignotait peu à peu la lumière du monde. Mais d’où vient cet étonnant changement d’heure qui bouleverse deux fois par an nos horloges biologiques ?
C’est en 1976, à la suite du choc pétrolier, qu’a été instauré le passage à l’heure d’été. Il s’agissait alors d’économiser de l’énergie en calant nos journées sur les heures de clarté. Depuis, deux fois par an, nos horloges basculent, comme si le temps lui-même se pliait aux exigences de notre époque.
Si certain·e·s déplorent cette plongée dans l’obscurité, nous pourrions aussi y voir une invitation à lever les yeux vers le somptueux théâtre des astres, loin des lumières artificielles et de l’agitation urbaine. Un moment propice pour renouer avec la magie silencieuse des nuits scintillantes d’étoiles, nos anciennes compagnes, et sources mêmes de notre mesure du temps. ciel somptueux.
Depuis toujours, les humains observent le ciel pour se repérer et s’orienter, mais aussi pour y chercher des récits, des signes, et peut-être même des vérités.
Mais d’où vient cette fascination pour ces lumières lointaines ? Et que peuvent bien en dire les philosophes ?
Platon : L’étonnement qui fait philosopher
«L’exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore. Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. »
Platon, Théétète, 174a-b
Dans le Théétète, Platon rapporte cette histoire à travers la voix de Socrate. Elle est souvent interprétée comme une critique ironique du philosophe qui, « dans la lune » et absorbé par le monde des idées, est absent aux réalités quotidiennes matérielles et terrestres. La servante représente alors une sagesse populaire, terre-à-terre, qui se moque de celui qui cherche à comprendre ce qui semble inutile ou inaccessible.
Pourtant, n’est-ce pas la seule manière de comprendre notre condition terrestre que de se détacher de nos évidences, et à chercher à élever notre regard au-delà de l’immédiateté de la réalité ? Pour Platon, l’étonnement – to thaumazein – est l’origine même de la philosophie car il nous arrache à l’illusion du quotidien pour nous conduire à interroger ce qui est, et à chercher ce qui demeure au-delà des apparences. Cet étonnement naît souvent de la contemplation du ciel, qui nous invite à l’au-delà, à l’ordre caché, à ce qui dépasse nos petites affaires terrestres. En effet, le soleil, les étoiles, le mouvement des astres éveillent notre désir de comprendre. Comprendre et non pas expliquer, ne pas simplement chercher à identifier les causes mais relier cette contemplation à une quête de sens. L’astronome philosophe est celui qui ne fait pas que calculer des trajectoires mais cherche à mieux saisir la structure du réel et sa finalité, pour mieux comprendre aussi la condition humaine.
« Notre œil nous a fait participer au spectacle des étoiles, du soleil et de la voûte céleste. Ce spectacle nous a incités à étudier l’univers entier. De là est née pour nous la philosophie, le plus précieux des biens que les dieux aient accordé à la race des mortels. »
Platon, Le Timée, 47a-b
Ainsi, les étoiles pour Platon seraient comme un appel silencieux à l’intelligence humaine : elles nous invitent à chercher un ordre derrière le chaos apparent, à comprendre notre place dans le monde, le cosmos. C’est peut-être là, finalement, que commence la philosophie : dans cette tension entre la hauteur du ciel et la profondeur des puits.
Emmanuel Kant : Le sublime et la dignité humaine face à l’immensité
« Deux choses remplissent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants, et qui s’accroissent à mesure que la pensée y revient plus souvent et s’y applique davantage : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, 1788
Pour Kant, nous pouvons nous émerveiller de deux réalités fondamentales : l’ordre cosmique, qui témoigne de la grandeur de la nature, et la loi morale inscrite en nous, qui manifeste la grandeur de notre raison et de notre morale. Le spectacle de la nuit et du ciel étoilé appartient au sublime. Dans Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), il écrit : « La nuit est sublime, le jour est beau. »
Le beau repose sur une harmonie formelle qui plaît à notre sensibilité. Il est associé à la limitation, la mesure, à l’ordre, et à l’agrément. Le sublime, en revanche, naît d’une confrontation à ce qui dépasse nos facultés sensibles. C’est une expérience de démesure qui suscite un mélange de crainte et d’admiration. Le sublime n’est pas tant une qualité de l’objet, mais se révèle comme tel par les facultés qu’il éveille en nous.
Kant distingue deux formes de sublime. Le sublime dynamique, lié à la puissance de la nature (orages, océans, volcans…), fait vaciller notre sensibilité, mais nous permet aussi de faire l’expérience de notre capacité à résister à la nature. Il nous rappelle que notre esprit moral reste libre et supérieur aux forces naturelles.
Le sublime mathématique lui concerne les dimensions infinies, absolument grandes, comme l’infinité du ciel étoilé. Face à cette immensité et à l’infini, l’imagination échoue à représenter pleinement l’objet, car il dépasse toute mesure sensible possible. Nous ne pouvons pas nous en former d’image. Cette incapacité provoque un sentiment de trouble, voire de terreur, car nous sommes confrontés à l’infini, qui ne peut être appréhendé directement par nos facultés sensibles. Cependant, cet échec de l’imagination est compensé par la raison qui, elle, peut appréhender cette idée de manière intellectuelle. Le sublime mathématique résulte ainsi d’une tension entre la limite de notre imagination et la puissance de la raison qui dépasse cette limite. Ce dépassement suscite une admiration profonde, un « sublime », qui révèle la grandeur de notre esprit capable de concevoir l’infini au-delà de ce que les sens peuvent percevoir.
« Le sublime est ce qui ne peut être conçu sans révéler une faculté de l’esprit qui surpasse toute mesure des sens. »
Emmanuel Kant, Critique du jugement, 1790, § XX
Dans les deux cas, le sublime confronte l’être humain à sa petitesse physique tout en révélant sa puissance morale et rationnelle. Cette expérience produit ce que Kant appelle un plaisir négatif : un sentiment paradoxal qui mêle inconfort, trouble, et en même temps admiration et élévation intérieure. C’est ce respect, ce sentiment moral, qui donne au sublime une portée éthique : il ne flatte pas nos sens, mais éveille en nous la conscience de notre dignité d’être libre.
Gaston Bachelard : Le ciel de l’imaginaire
« Elles sont toutes fausses, délicieusement fausses, ces constellations ! Elles unissent, dans une même figure, des astres totalement étrangers. Entre des points réels, entre des étoiles isolées comme des diamants solitaires, le rêve constellant tire des lignes imaginaires. Dans un pointillisme réduit au minimum, ce grand maître de peinture abstraite qu’est le rêve voit tous les animaux du zodiaque. L’homo faber – charron paresseux – met au ciel le chariot sans roue ; le laboureur rêvant à ses moissons dresse un simple épi doré. »
Gaston Bachelard, L’air et les songes, Constellations, 1943
Philosophe des sciences et de l’imaginaire, Gaston Bachelard aborde les étoiles sous un angle à la fois poétique, onirique et existentiel, s’opposant à la réduction de notre relation au ciel à une simple lecture scientifique et astronomique. Ce qui intéresse Bachelard c’est la relation terrestre que nous entretenons avec les étoiles qui vues de la terre semble se déployer sur un même plan, une toile sur laquelle chaque artiste-rêveur peut créer son tableau.
En effet, le ciel étoilé est avant tout un espace investi par l’imagination du rêveur qui projette sur lui ses désirs et les images de sa rêverie en lui révélant son pouvoir constellant. Les étoiles ne sauraient être réduites à de simples données astrophysiques : elles portent en elles une part essentielle de rêve, de mystère et de nuit, comme autant de « fleurs d’espace » (Guy Lavaud, Poétique du ciel, 1930).
Par ailleurs, vu de la Terre, le mouvement des étoiles est presque imperceptible : « on s’aperçoit qu’elles ont tourné, mais on ne les voit jamais tourner. » Cette expérience phénoménologique nous invite à habiter le monde autrement avec lenteur, profondeur, et en nous laissant transformer par ce que nous contemplons.
Ainsi, « l’être rêvant dans la nuit sereine découvre le merveilleux tissu du temps qui se repose. »
Dès lors, regarder les étoiles, c’est suspendre un instant le rythme effréné de nos vies pour s’ouvrir à un autre temps : celui de l’univers, des astres, des constellations. Un temps immobile, silencieux, contemplatif, presque éternel. Un temps qui échappe à l’agitation, à la vitesse, aux ruptures du quotidien terrestre.
Lever les yeux vers le ciel étoilé, c’est alors réapprendre la lenteur, la profondeur, le goût du temps long. C’est s’ouvrir à une forme de méditation silencieuse.
Bruno Latour : La lune, dernier refuge à l’ère de l’Anthropocène
« Ce qui le décourage surtout, non, ce qui l’effraie, c’est que depuis peu il s’est mis à regarder la lune […] comme si c’était la seule chose qu’il pouvait encore contempler sans ressentir un malaise. […] De sa ronde, de ses phases, au moins il ne se sent pas du tout responsable ; c’est le dernier spectacle qui lui reste. »
Bruno Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, 2021
Pour Bruno Latour, la Lune offre un refuge à notre regard devenu coupable. À l’ère de l’Anthropocène, notre rapport à un monde abîmé s’accompagne d’un malaise profond mêlé d’anxiété. Regarder la Lune, c’est détourner un instant les yeux de la Terre meurtrie, chercher ailleurs un apaisement. La lune, hors d’atteinte, silencieuse, fidèle à son cycle, offre une forme de trêve. Elle nous apaise. Elle nous redonne, fugacement, le sentiment d’une innocence perdue.
Mais pour combien de temps encore ?
Si, dans l’Antiquité, on estime qu’il était possible d’observer à l’œil nu environ 3 000 étoiles chaque nuit, aujourd’hui, en ville, nous n’en percevons souvent qu’une cinquantaine. Par ailleurs, plus de 5 000 satellites Starlink, mis en orbite par l’entreprise d’Elon Musk, gravitent déjà au-dessus de nos têtes, un chiffre en constante augmentation, tant le milliardaire entend bien conquérir l’espace. Cette pollution lumineuse inédite, cette colonisation technologique du ciel, menacent ce dernier refuge où, comme l’écrivait Bachelard, les projections libres de la rêverie pouvaient encore se déployer.
Il suffit de lever les yeux pour que le ciel étoilé éveille en nous une double expérience : le vertige face à son immensité et le sentiment d’appartenir à quelque chose d’infiniment plus grand. Depuis toujours, ce spectacle fascine, nourrit notre curiosité, notre imaginaire et nos réflexions sur notre place dans l’univers.
Aujourd’hui, cette admiration s’accompagne de nouvelles inquiétudes. Ce qui semblait éternel se révèle fragile. Il ne s’agit plus seulement d’y chercher une forme de transcendance, mais de comprendre comment nos façons d’habiter la Terre résonnent jusque dans le ciel.
Alors peut-être faut-il se souvenir que contempler le ciel est précieux. Qu’il n’est pas seulement un espace à conquérir, mais un lieu à protéger où, entre les étoiles, peuvent encore se tisser les songes silencieux de nos nuits d’été.
Je vous souhaite de belles nuits, loin des grandes villes, toutes lumières éteintes, à rêver sous la voie lactée !
