Lettre ouverte à l’attention des futurs lecteurs et lectrices de Nietzsche

Nietzsche est un des philosophes les plus lus et commentés aujourd’hui. À la fois populaire et académique, il est très repris et cité, notamment au service du développement personnel (dans des ouvrages comme le Protocole des Sages de Thulé) ou d’idéologies politiques (citons Nietzsche l’actuel, par exemple). Au fur et à mesure de mes lectures et discussions sur Nietzsche avec des personnes non formées à la philosophie j’ai pu constater le nombre de contresens qui sont faits à partir de ses écrits.

Ces contresens font partie intégrante de sa pensée, profondément subversive et contradictoire. La bonne interprétation de la pensée de Nietzsche n’existe pas. Néanmoins, l’application de sa philosophie peut poser problème selon l’interprétation qu’on en fait. C’est une pensée en mouvement perpétuel qui ne peut être contenue dans une idéologie, et à chaque fois qu’on croit la comprendre, c’est qu’on ne l’a pas comprise. D’autant moins quand elle est fragmentée, car comme le rappelle le commentateur Georges-Arthur Goldschmidt : « Rien n’est plus trompeur qu’une citation de  Nietzsche ». (Introduction de Ainsi parlait Zarathoustra, Le livre de Poche, 1972,  p.xxxix)

Je ne cherche pas ici à commenter Nietzsche de manière savante : d’autres s’en chargent déjà. En proposant quelques clés de lecture de son ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra, je veux permettre à n’importe qui d’appréhender l’œuvre de Nietzsche dans toute la richesse de ce qu’elle est : éminemment déstabilisante et anti-dogmatique. Brûlante.

Norme et subversion : allez au bout de la lecture de ses textes 

Nietzsche est similaire au feu. Il brûle comme la colère et le désir, il n’a aucune indulgence  pour ce qu’il rencontre, et il ne peut s’empêcher d’être, toujours, en mouvement. Sa pensée est  dangereuse, insaisissable ; son écriture attractive et lumineuse. À chaque fois qu’on essaye de le  mettre dans une boîte, il suffoque, se tait soudainement, mais repart dès qu’il récupère sa liberté.  Plus d’un papillon aux yeux écarquillés s’y sont brûlés les ailes. Nietzsche est similaire au feu, et je voudrais partager quelques conseils pour se réchauffer à sa pensée sans trop s’y brûler.

J’avais énormément d’a priori négatifs sur Nietzsche, alors je l’ai évité longtemps. D’abord  je l’ai étudié à l’université : j’ai trouvé ça évident, presque idiot. Similaire au regard qu’on peut  porter sur certaines œuvres scandaleuses, on se dit : « Oui c’est original, et alors ? ». En y regardant  de plus près, je trouvais même qu’il ne cassait pas vraiment les codes. Déjà parce que la société  dans laquelle je vis m’apparaissait tout à fait en accord avec la pensée nietzschéenne – une pensée  subversive qui devient la norme a ainsi raté son coup – et ensuite parce que beaucoup d’éléments de discours étaient affreusement classiques : l’histoire de la philosophie regorge de pensées masculines (sur les hommes, formulées par des hommes, et adressées exclusivement aux hommes) fondées sur la domination absolue des hommes sur « la femme », et par extension des hommes supérieurs sur les faibles. Elle ne manque pas non plus de pensées formées dans la solitude, focalisées sur le soi plutôt que sur la relation.

La plupart de mes professeurs et des étudiants ont slalomé entre les textes pour éviter les  obstacles : « Tout, dans la femme, est énigme, et tout dans la femme a une solution : elle s’appelle  grossesse » (Ainsi parlait Zarathoustra, partie I, livre de Poche, p.88). Coup de hanche à droite, hop ! ; « L’âme de la femme est toute surface, une pellicule mobile, agitée, sur une eau peu profonde » (Ainsi parlait Zarathoustra, partie I, livre de Poche, p.88). Coup de hanche à gauche, hop ! Il est très déstabilisant  d’observer un tel déni délibéré de la part de celles et ceux qui s’attachent autant aux mots et à leur  signification. J’ai interrompu ce jeu de hanches des philosophes-skieurs avec une question simple mais pas facile : « Quelle place peut-on donner à la misogynie de Nietzsche dans sa pensée ? ». Aucune, m’a-t-on répondu, sa manière de parler des femmes est due à son époque, à ses frustrations amoureuses, à sa folie… n’importe quelle justification pathologisante pour différencier ce qui appartient à Friedrich (l’être humain) et ce qui appartient à Nietzsche (le philosophe). Comme si l’un et l’autre étaient séparables. Il le dit lui-même : « Chez un philosophe, rien n’est impersonnel, et sa morale surtout témoigne rigoureusement de ce qu’il est » (Par-delà le bien et le mal, Des préjugés de philosophes, 6,  1886). Voilà ce que j’ai compris aujourd’hui et que j’aurais aimé qu’on me réponde à l’époque : la philosophie de Nietzsche est misogyne et sexiste, et s’il savait qu’il était étudié et approprié par des femmes, il se retournerait dans sa tombe.

Le décalage entre l’infériorité des femmes et la supériorité des hommes est d’ailleurs un  fondement pour beaucoup d’autres philosophes étudiés à l’école. L’université est un espace  extraordinaire pour la pensée, mais il y a des monstres sacrés auxquels on ne touche pas. Prendre au  sérieux ma question, c’est prendre au sérieux le désarroi, la colère, et jusqu’à la honte, que  beaucoup d’étudiantes ressentent quand elles étudient des philosophes qui, pour la plupart, les  excluent de la philosophie, voire anéantissent la possibilité même qu’elles pensent. Je ne parlerai  pas de la « défectuosité naturelle » des femmes selon Aristote, ou de leur « paresse naturelle d’oser » (et donc d’accéder à la connaissance) expliquée par Kant. Revenons à nos moutons nietzschéens. Prendre ce qui nous arrange dans un système philosophique ou un texte pour enlever ce qui gratte et ce qui choque, c’est passer à côté de son pouvoir, qui est de faire grandir notre esprit critique et nous confronter à notre propre pensée. Et on trahit du même coup la philosophie de Nietzsche qui est profondément humaine, c’est-à-dire faite de contradictions, d’ambiguïtés, et d’aberrations.

Voici un premier conseil :

Allez au bout de la lecture de ses textes, en acceptant l’inconfort et les incohérences. On peut adorer ou détester Nietzsche, mais il me semble que pour le comprendre il faut d’abord le prendre au sérieux, et l’aimer (au sens de l’acceptation d’un être dans son entier). Et ceci vaut pour tous les textes de philosophie : il est indispensable d’aimer un texte pour saisir ses subtilités et ses  paradoxes, et du même coup pouvoir le critiquer, le mépriser, voire le démolir.

Désir et mépris : éprouvez les décalages entre sa pensée et la vôtre

Plus tard, j’ai croisé à nouveau Nietzsche par le biais de ses disciples, les nietzschéens, et ça n’a pas amélioré son cas. Les débats animés démarraient toujours par la même situation : un jeune homme qui justifiait un comportement ou une parole que je méprisais par la convocation d’un concept nietzschéen (souvent le surhumain ou la volonté de puissance). Je me rendrai compte plus tard que rien n’est plus nietzschéen que le sentiment même du mépris qui me saisissait alors. Nietzsche a ainsi longtemps rimé pour moi avec, entre autres : apologie de  l’individualisme, mort de toute forme de sacré, prophétisation de la figure du philosophe, dénigrement de la faiblesse et de la fragilité, déshistoricisation des mots et des phénomènes, volontarisme, purisme et sexisme. J’aurais pu dire aussi antisémitisme et racisme, mais j’avais lu assez de commentaires sur l’histoire de la réception des textes de Nietzsche pour avoir en tête que sa pensée avait été instrumentalisée par des idéologies. Néanmoins, on ne peut que constater que la haine de l’Autre a aisément trouvé des résonances dans ses textes. N’est-ce pas un juste retour de flamme pour un philosophe qui considérait « le caractère interprétatif de tous les phénomènes » ? (La Volonté de puissance, tome II, 4,).

Il m’a fallu être à court de lecture, à mille lieues de toute librairie, pour me lancer dans la  lecture du seul livre de philosophie de la bibliothèque de mon Grand-Père : Ainsi parlait  Zarathsoutra. À nous deux Friedrich !

Montée sur mon esprit critique acerbe et entraîné, j’ai rapidement été désarçonnée par la  superbe poésie des paraboles prophétiques de Zarathoustra. Je suis descendue de mon cheval, j’ai  respiré un grand coup, et j’y suis retournée : ce sera un combat à mains nus, de jeune philosophe à  vieux sage, de femme à homme. Dès les premières pages, j’ai rencontré une pensée lumineuse,  pétrie d’amour et de vitalité, au contraire du sombre nihilisme que je pensais trouver.  Zarathoustra descend des montagnes solitaires pour raconter aux humains des histoires, mais aussi  pour écouter celles du monde ; ainsi dit-il aux hommes d’à présent : « J’avais un regard pour vous  et j’étais bien disposé : en vérité, je suis venu le désir plein le cœur » (Ainsi parlait Zarathoustra, partie II,).

  • Désir de dire : « comme j’aime dorénavant chacun, quel qu’il soit, pourvu que je puisse lui parler ! » ;
  • Désir de décliner : « Et le grand midi c’est le moment où l’homme se trouve à mi-voie entre l’animal et le surhomme et où il fête le chemin qui conduit au soir comme son espoir le plus haut : car c’est le chemin vers un nouveau matin » ;
  • Désir de mépriser : « En vérité, je marche au milieu des hommes comme au  milieu de fragments dispersés et de membres d’hommes ».

Le mépris chez Nietzsche est une mise à distance de l’autre, c’est le constat d’une altérité  prise dans un régime hiérarchique inévitable. C’est un jeu qui met en lumière l’inégalité manifeste entre les individus, car chez Nietzsche l’égalité est une illusion : elle ne peut même pas être un horizon, il cherche plutôt à comprendre et faire se confronter les inégalités. Mais ce mépris s’inscrit toujours dans un dialogue, un échange qui enseigne quelque chose sur soi et sur l’autre : il ne déteste pas, ni ne condamne. C’est un acte philosophique qui s’inscrit dans une forme de colère contre ce qui anéantit la pensée, pour pouvoir ensuite se transformer en un véritable rire enfantin.

Une des difficultés de la philosophie est que sa matière première, ses outils, sont les mots. À la différence des mathématiques qui nous apparaissent incompréhensibles au premier abord et qu’on doit travailler à décrypter, la philosophie apparaît d’abord compréhensible, alors qu’elle doit être appréhendée avec le même travail exigeant. D’ailleurs les philosophes utilisent souvent des mots incompréhensibles pour manifester la singularité du concept mobilisé, nous obligeant au travail de décryptage indispensable pour accéder aux nuances de leur pensée. Toujours est-il que des termes comme le « mépris » et la « volonté de puissance » veulent dire quelque chose en dehors de Nietzsche, et que cela exige un grand travail de prise de recul et de décentrage pour prendre au sérieux la singularité des concepts de Nietzsche, au sein du système de significations établi par sa  philosophie. Le mépris par exemple est associé à l’élitisme et au mépris social. Il s’inscrit dans une  réalité socio-politique de domination et de violence symbolique. Je ne cherche pas à savoir dans quelle mesure Nietzsche était effectivement un dominant anti-démocratique (la critique de la démocratie par Nietzsche est très complexe), mais ce qui est certain c’est qu’en le lisant on est inévitablement confronté à la double difficulté (1) de saisir ses concepts tel qu’il les propose et non pas tel qu’on les connaît déjà, et (2) de garder un esprit critique sur les valeurs sociales et politiques véhiculées par ces concepts. Autrement dit, d’épouser la pensée de Nietzsche tout en la détruisant.

Voici un deuxième conseil :

Eprouvez les décalages tout comme les accords entre sa pensée et la vôtre. Il est nécessaire de  déterminer les valeurs et les préjugés derrière les arguments, et de les remettre en question. L’intérêt est de mettre en lumière ses propres postulats. D’autant plus quand le texte qu’on aborde provoque en nous de vives réactions : plus on adhère à un texte, plus il faut s’en distancer, et à l’inverse, plus on le rejette, plus il faut s’y pencher ! C’est un des aspects essentiels de ce que le philosophe John Dewey appelle la pensée critique. Celle-ci s’enrichit aussi dans la confrontation collective des interprétations : les plus courageux et courageuses pourront explorer les nombreuses controverses autour de Nietzsche.

Force et fragilité : partez à la rencontre du surhumain en vous !

Une fois armé·e pour éviter les brûlures, on peut entrer en relation avec ce feu ardent. S’il  est anti-dogmatique, Nietzsche n’est pas un simple destructeur, il est plutôt sculpteur sans  scrupules. Il « philosophe à coups de marteau » (Sous-titre du Crépuscule des idoles, F. Nietzsche, 1888), il détruit la matière en trop pour faire apparaître les essences (comme le commentateur Yannick Souladié l’explique très bien dans cet article). C’est un artiste, un créateur, un surhumain, c’est-à-dire qu’il crée quelque chose au-delà de lui-même. Cette capacité à se dépasser est à la portée de celui ou celle qui est prêt à décliner, à donner son corps à la Terre, à s’anéantir comme on détruit les vieilles statues : « Et ce n’est que quand il se détournera de lui-même qu’il sautera par-dessus son ombre – et en vérité, il sautera au beau milieu de son soleil ». Ainsi parlait Zarathoustra est traversé de toute part par le sacré, mais une sacralité  impie, éminemment terrestre et corporelle. Un divin sans Dieu, c’est-à-dire sans idoles, et même sans idolâtrie, mais simplement un attachement à ce qu’il y a de plus réel, considéré dans l’immensité de ce que le réel peut revêtir comme formes mouvantes. La fameuse « mort de Dieu » annoncée par Nietzsche – qui a fait couler tant d’encre – n’est pas une bonne nouvelle. C’est l’annonce de bouleversements profonds pour l’humanité, placée face au gouffre du nihilisme, sombre destin des orgueilleux. Au bord de ce précipice sans vérité ni croyance, sans raison de vivre, les être humains devront mettre un genou à terre et devenir des surhumains. Des êtres en transition perpétuelle, pris dans un mouvement éternel. Des êtres dansants et rieurs. Des poussières dans le vent. (Voir le bel article de Paul Valadier sur Nietzsche et la religion).

La plus grande fragilité de la pensée de Nietzsche est aussi sa plus grande force : il se donne  entièrement dans ses mots, lui qui « ne lit que ce que quelqu’un écrit avec son sang » (Ainsi parlait Zarathoustra, Lire et écrire, p.50). Ses textes sont une parabole absolue du soi, et il ne peut en être autrement. Ses mots sont pétris par ses expériences, et sont ainsi à l’image de l’être humain, complexe et contradictoire. Il me semble pourtant qu’il y a quelque chose d’essentiel qu’on peut extraire, une profondeur dans ce « je » d’Ainsi parlait Zarathoustra qui se donne et nous interpelle, au-delà de toutes les interprétations possibles : « J’ai appris à marcher : depuis ce temps je me laisse courir. J’ai appris à voler : depuis je n’attends plus qu’on me pousse pour changer de place. Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je m’aperçois en dessous de moi-même, maintenant un dieu danse en moi. »

Voici mon dernier conseil :

Ouvrez Ainsi parlait Zarathoustra et partez à sa rencontre. Ou plutôt à votre rencontre, propre à  Zarathoustra et vous, unique, intense, qui vous modifie autant qu’elle le modifie, car Zarathoustra aussi est un être en devenir. « C’est peut-être le sens même de ce livre de susciter autant d’adhésions ferventes que de répulsions véhémentes et pourtant de rester toujours neuf, toujours à  réinterpréter, quitte à faire apparaître toutes les interprétations comme autant de contresens » (Ainsi parlait Zarathoustra, Introduction par Georges-Arthur Goldschmidt, p.xiii).

 

Un article par Juliette Grossmann Toutes ses publications

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