L’imbécillité, une chose sérieuse ? Interview de Maurizio Ferraris

Sommes-nous plus imbéciles aujourd’hui que dans le passé ? Qu’est-ce qui caractérise notre imbécillité actuelle ?  Alors que l’imbécillité est souvent considérée comme une faiblesse qui ne mérite pas d’être analysée sérieusement, Maurizio Ferraris nous explique cet étonnant paradoxe : l’imbécillité est une chose sérieuse… pire, elle est puissante. Avant sa conférence samedi prochain dans le cadre de la Semaine de la pop philosophie à Marseille autour de la « connerie », La Pause Philo vous donne un bref aperçu de son propos.

Maurizio Ferraris est un philosophe italien et enseigne à l’Université de Turin où il est directeur du Centre interuniversitaire d’ontologie théorique et appliquée (CTAO). Il est l’auteur de nombreux ouvrages : Mobilisation totale : l’appel du portable (2016), L’imbecillité est une chose sérieuse (2016)  Postvérité et autres énigmes (2019)

La Pause Philo : Pourriez-vous nous présenter votre parcours et les thèmes que vous êtes amené à aborder dans vos réflexions ?

Maurizio Ferraris : Vu que l’imbécillité est une chose sérieuse, j’y suis parvenu à travers une question anthropologique. Qu’est-ce qui définit l’humain en tant qu’humain ? Le fait d’être un animal rationnel ou social ? Bien sûr que oui, mais seulement à un certain degré de développement. Avant cela, et à chaque moment de son histoire, l’humain se distingue des animaux non humains par une caractéristique centrale, le recours à des appareils techniques, dont le premier, aux dires des paléontologues et comme nous le confirme Œdipe dans sa réponse au Sphinx, est le bâton, la troisième jambe dont seuls les animaux ont besoin (un gorille qui aurait mal à la jambe pourrait toujours recommencer à marcher à quatre pattes : pas nous). Or Imbécile vient de In-baculum, privé de bâton, naïf : le degré zéro de l’humanité avant l’humain, si l’on veut, qui plane sur notre vie et sur notre civilisation comme une menace pérenne.

LPP : Dans votre ouvrage « L’imbécillité est une chose sérieuse », vous définissez l’imbécillité comme une « indifférence aux valeurs cognitives » avec laquelle naît tout individu. Mais vous affirmez aussi que cette imbécillité est un progrès pour l’humanité. Comment cela est-ce possible ? La puissance de l’imbécillité réside-t-elle dans ce paradoxe ? 

M. F. : Nous naissons non pas pour contempler mais pour faire, et c’est pour cela que nous nous munissons d’un bâton. Ce bâton subira d’innombrables métamorphoses. Chacune d’elles nous éloignera un peu plus de l’imbécillité, tout en offrant des occasions de manifester de nouvelles inadaptations, en nous plaçant dans des environnements et situations auxquels nous sommes inadaptés.

LPP : Selon vous, l’imbécillité est le propre de la modernité car « le stupide se révèle mieux qu’à tout autre époque plus recueillie et silencieuse ». Le progrès technique, et plus particulièrement Internet n’a cependant pas rendu l’homme plus imbécile mais « l’imbécillité est devenue plus documentée ». Qu’est-ce que cela signifie ?

M. F.  : Que l’antique imbécile laissait peu de traces, voire aucune. Il y aura eu des imbéciles dans les cavernes, mais nous n’en savons rien, et cela alimente sans doute l’idée selon laquelle l’homme à l’état de nature serait parfait. Il n’en va pas ainsi, c’est juste que nous n’avons pas de trace de leurs imperfections. Pour nous, il en va tout autrement : il n’est pas de bêtise, d’inadaptation, d’affirmation ou d’action idiote qui ne soit documentée, par l’imbécile lui-même (c’est cela aussi, l’imbécillité) ou par ses observateurs ou commentateurs.

LPP : Vous faites la différence entre l’imbécilité de masse et celle d’élite. La puissance de l’imbécillité se révèle-t-elle dans le champ politique ?

M. F. : S’il n’y avait pas d’imbécillité, où trouverions-nous des phénomènes telles que les manifestations antivax ? Et inversement, pour en venir aux élites, comment expliquerait-on le mécanisme pervers qui, par exemple, a conduit les puissances européennes en 1914 à se mettre en guerre les unes contre les autres, tout en ayant conscience qu’il n’y avait aucune nécessité stricte de le faire, au contraire…

 

Pour aller plus loin :

– Le programme de l’édition 2021 de la Semaine de la pop philosophie

L’imbécillité est une chose sérieuse, Maurizio Ferraris, éditions PUF

 

Une interview réalisée par Anaïs Ponsin Toutes ses publications

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