Les paradoxes du confinement

Quelle est cette expérience étrange que nous vivons avec le confinement ? A quels paradoxes nous confronte-t-elle ? Si indépassables soient-elles, peut-on apprivoiser et vivre avec ces contradictions dès lors qu’on les explicite?

Le confinement est au cœur de tous les discours, des allocutions présidentielles aux réseaux sociaux, de l’attente impatiente de nouvelles préconisations aux découvertes scientifiques. Le paradoxos,  selon son étymologie grecque, est ce qui va à l’encontre de l’opinion communément admise. Il est aussi, selon les logiciens, une chaîne de raisonnement valide qui repose sur des propositions -dont chacune est vraie prise séparément- mais qui produit une conclusion contradictoire. De quoi nous laisser perplexes, peut-être même sans voix face à toutes ces contradictions qui paraissent indépassables quand on n’est pas logicien ! Au-delà de leur valeur de vérité, les paradoxes ont aussi des effets directs sur nous. Qu’ils nous semblent dérisoires ou absurdes, ils peuvent vite devenir anxiogènes par le sentiment d’impuissance qu’ils génèrent. Certaines études laissent ainsi craindre que le confinement augmente les risques de dépression, de perte de sens. En compagnie de Lévinas, Merleau-Ponty, Watzlawick ou de Platon, nous décortiquerons trois paradoxes du confinement.

Ce qui nous sauve est aussi ce qui nous tue

Arrêtons-nous sur cette formule du président de la République lors de son discours du 13 avril 2020 : « Ce confinement tue à petit feu notre économie et il ne servirait à rien de mourir guéris ». En bref, le confinement nous sauve et nous tue à la fois, voilà le paradoxe. Cette simple évidence nous confronte à la complexité d’une situation désarmante. Le dilemme est insoluble puisque nous sommes poussés à vouloir deux choses incompatibles : sauver/risquer notre vie biologique, garantir/menacer notre survie économique. Paul Watzlawick dans La Logique de la Communication en identifie trois types de paradoxes : les paradoxes logiques (ou antinomies), les paradoxes sémantiques, et les paradoxes pragmatiques.

La formule macronienne serait ici un paradoxe pragmatique : c’est une injonction relevant de la « double contrainte », si l’on reprend le terme employé par le chef de file des systémiciens, Gregory Bateson. L’ordre donné ne peut pas à la fois être suivi et ne pas être suivi. Ainsi, l’impératif formulé à un enfant « sois autonome !» place dans une situation inextricable : soit l’enfant est l’auteur de ses actes et peut désobéir. Soit il obéit et signe, de fait, son absence d’autonomie. Ces situations de langage sont anxiogènes ; Bateson y a même vu des traits schizoïdes en établissant des liens étroits avec l’émergence de la schizophrénie dans certains contextes.

Paul Watzlawick parle également du paradoxe sémantique dont l’exemple le plus célèbre serait attribué à Epiménide, originaire de Crète (VIIè siècle avant JC) et qui a trouvé diverses formulations. Nous retiendrons celle-ci : « Tous les Crétois sont des menteurs ». Soit Épiménide dit vrai, alors il ment (puisque c’est un Crétois), donc son affirmation est fausse (puisque tous les Crétois mentent). Soit, au contraire, Épiménide ment en disant cela, alors il existe au moins un Crétois qui dit la vérité, et donc son affirmation est fausse. Le paradoxe macronien n’est pas sémantique, à proprement parler… mais les discours médiatiques et scientifiques autour du confinement sont émaillés de paradoxes de cette nature.

Le paradoxe du lien social : « Pendant le confinement, gardez le lien ! »

Oui, le confinement nous isole. Certains sont vraiment seuls, d’autres se sentent isolés car privés du contact de ceux qu’ils aiment. Dans tous les cas, nous n’accédons plus à l’autre par sa présence physique. La perte de proximité corporelle signerait, pour certains philosophes, un appauvrissement considérable de notre rapport à autrui.

Pour Emmanuel Lévinas, le premier contact que je noue à autrui passe par le visage. C’est lui qui s’expose en premier et expose, par là même. Il me livre nu et vulnérable avec mes émotions, il porte des messages qui m’échappent. Il m’appelle même, en instaurant notre humanité commune, m’invitant à la responsabilité. Nous pouvons comprendre l’importance de l’interaction portée par le visage en évoquant l’expérience étrange de la rencontre de l’autre -le soignant, la caissière, le livreur… – masqué.

Certes, pour Lévinas, le visage est un symbole conceptuel et pas seulement la figure humaine « en chair et en os ». Il n’en reste pas moins qu’une interaction limitée au regard, aux gestes, à la posture constitue un appauvrissement de la relation. Elle peut nous inciter à une moindre attention à la personne singulière. Le masque crée ainsi un effet de déshumanisation, d’isolement qui peut nous couper éthiquement d’autrui, et ce même si on garde avec lui un contact numérique. Dans le confinement, l’expérience de la solitude reste cruellement celle d’une absence qui ne peut être comblée. Appauvrissant la corporéité de la relation à autrui, elle menace notre humanité.

Par contraste, le confinement nous offre des possibilités démultipliées d’être relié aux autres : l’afflux de propositions du côté des réseaux sociaux (développement personnel, activités sportives, cours et conférences en ligne…) constitue autant de nouvelles opportunités de rencontres et de vivre-ensemble. Un authentique rapport à autrui peut-il être médiatisé par le numérique ? Y a-t-il des situations où, pendant le confinement, vous avez eu l’impression, malgré l’absence physique, d’entrer authentiquement en relation à autrui : une conversation téléphonique, une conférence, un cours de sport, de chant, de yoga,… ?

La réponse de Maurice Merleau-Ponty serait de dire que la parole, dès lors qu’elle est expressive, nous rapproche et nous met en relation à autrui. Le langage « peut si bien nous rendre présent quelqu’un : la parole d’un ami au téléphone nous le donne lui-même, comme s’il était tout dans cette manière d’interpeller et de prendre congé, de commencer et de finir ses phrases, de cheminer à travers les choses non-dites ». (Signes).

Merleau-Ponty distingue ici entre la « parole parlée » et la « parole parlante ». La « parole parlée », ce sont les échanges conventionnels, habituels, où le langage nous sert d’instrument à communiquer. C’est celle de nos « bonjour, ça va ? » d’avant le confinement, quand nous arrivions au travail ou croisions un voisin dans l’ascenseur. Chacun en a fait l’expérience : on demandait « ça va ? » sans vraiment souhaiter engager une discussion de fond, l’échange restait très instrumental, visant uniquement à ouvrir la journée. Nous étions alors dans la « parole parlée », celle de nos conventions sociales. Celle qui ne surprend pas, ne déroute pas mais se met dans les pas des codes et des habitudes. Elle signe notre appartenance à un mode instrumental de la communication. Mais peut-être avez-vous remarqué que nos « ça va ? » confinés tendent davantage vers une « parole parlante » ? Ils expriment en effet un sens inédit : celui d’une expérience nouvelle pour chacun, la crainte que « ça n’aille pas vraiment », que l’autre annonce un deuil, une mauvaise nouvelle. Nos « ça va » ne sont donc plus si conventionnels mais bien lourds de sens. Ils deviennent alors « parole parlante », en disant de manière plus authentique notre ouverture, notre écoute de l’autre.

En suivant Merleau-Ponty, on dira donc que la plus grande rareté de nos contacts sociaux « en chair et en os » génère un sens inédit, une signification unique qui nous dirige de manière plus franche vers autrui.  Ce qui nous relie alors aux autres, tout autant que le corps, c’est la parole expressive, celle dotée de sens, celle où le rythme, l’intonation, la tessiture de la voix nous font saisir, au-delà des mots, la présence quasi-corporelle de l’autre.

En somme, le paradoxe d’autrui est là tout entier dans le confinement : étranger et familier, proche et lointain. Là où la possibilité de la rencontre fuit devant l’éloignement du visage, de la corporéité de l’autre, elle se rapproche peut-être, dans un langage lourd de sens qui nous relie. Je reste donc paradoxalement seul et accompagné dans cette étrange expérience du confinement.

Le paradoxe du héros : « Soyez héroïques, restez chez vous ! »

Les réseaux sociaux regorgent d’exemples où un citoyen anonyme est qualifié de héros : ce vieil homme qui récolte de l’argent pour les soignants en marchant dans son jardin avec son déambulateur, ce miraculé de 99 ans qui guérit du Covid-19, ces anonymes qui cousent des masques, etc… Chacun est même « héroïsé » par le simple fait qu’en restant chez lui, il sauve des vies. En même temps, les héros véritables, ceux qu’il faut glorifier, ne sont-ils pas les soignants ?

Les accents contradictoires des discours qui nous environnent ont de quoi nous mettre mal à l’aise, voire nous culpabiliser. Les « sociétés héroïques », celles de l’Antiquité, donnaient une place centrale aux récits légendaires mettant en scène des personnages affrontant avec succès des situations périlleuses. Nous n’en sommes pas loin. Les récits d’Homère (surtout l’Illiade), les douze travaux d’Heraklès attestent du sens étymologique du terme : le « Hèrôs » en grec c’est le demi-dieu, celui qui a dépassé les limites de la condition humaine par son courage, ses actions, tels nos super héros modernes. Selon cette acception, les vrais héros, aujourd’hui, seraient bien les personnels soignants. Les accents guerriers du discours du 16 mars se placent sur ce registre qui s’est ensuite élargi à tous ceux qui permettent le commerce et la satisfaction des besoins de première nécessité –caissières, livreurs, etc…-.

Les soignants sont des héros au sens antique, ils remplissent tous les critères. Ils manifestent une force physique et mentale indéniable, ils font preuve d’engagement, d’endurance au service d’une activité difficile, périlleuse mais exemplaire. Ils accomplissent des actes extraordinaires, au sens propre. Platon, dans le deuxième livre de la République, évoque l’éducation à la vertu des courages des gardiens. Il s’agit d’une « ardeur proche de la colère » de cette force de caractère qui conduit à ne jamais céder. Comment pouvons-nous prétendre, vous, moi, êtres humains ordinaires, à ces qualités guerrières ? A cette forme d’héroïsme associé à la force physique ?

On ne le peut qu’en considérant l’évolution vers une signification plus moderne de ce qu’est un héros. Elle apparaît à la fin du Moyen-Age, avec le déclin de la chevalerie et les débuts de ce que Norbert Elias appelait la « civilisation des mœurs » : celle où l’artisan, le commerçant, pouvait réaliser quelque chose de grand sans que ce soit glorieux, visible, loué de tous. Naît alors l’idée que le héros n’est que celui qui accomplit son devoir, qui fait ce qu’il a à faire. On la retrouve chez les résistants, les Justes qui ont souvent avancé, comme pour s’excuser, qu’ils ne faisaient que leur devoir, au sens de ce que leur dictait leur conscience d’être humain, de ce qu’ils jugeaient bon, juste, utile.

Au sens antique, le héros est celui qui affronte la mort. Au sens contemporain, nous sommes des héros en ce que nous préservons les « vrais » héros d’avoir à affronter la mort. Peut-être plus que l’héroïsme guerrier de La République, il faudrait revenir ici à la définition du courage à laquelle arrive Platon dans le Lachès. C’est « la science de ce qu’il faut craindre et de ce qu’il faut oser ».  Le héros n’est donc pas une « star » au tempérament brillant et impétueux. Il est l’être prudent, celui qui tient bon et sait mesurer les risques qu’il prend. Décider d’emprunter le métro, l’avion, de transgresser les règles fixées pour nos déplacements, c’est à chaque instant mesurer les risques, bref, agir avec prudence. Définir le bon moment, le bon geste, la bonne distance. A ceci s’ajoute la capacité à contenir sa peur, laquelle ne vaut que lorsqu’elle est éclairée par la connaissance de ce qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas. Ici, on le voit, ce sont donc les qualités morales et le discernement qui désignent le héros, non la force physique. L’effet de vertige qui peut nous saisir lorsque certains discours héroïsent des hommes ordinaires reste éminemment paradoxal quand on mesure l’engagement des soignants. Mais cet effet s’enracine dans notre norme socio-culturelle, celle d’une société qui nie sa propre vulnérabilité, détourne les yeux de la réalité de la mort et préfère porter aux nues un héros différent chaque jour.

 

Un article par Anne Boraud Toutes ses publications

Un commentaire pour “Les paradoxes du confinement

  1. Bonjour merci pour votre texte oui c’est faire corps avec la situation comme un ajustement.
    Et en faisant plein de héros, c’est peut être aussi une façon de ne pas prendre sa part de responsabilité.
    Bonne courage et Belle journée

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