Comment des avatars peuvent-ils diriger des établissement scolaires ?

Ce moment ne ressemble à aucun autre que nous avons vécu et l’activité de penser en est naturellement influencée.


Nous partageons aujourd’hui avec vous un article singulier, car issu de l’expérience directe de la direction d’un établissement scolaire et touchant à une problématique philosophique méconnue, l’éthique de la gouvernance en milieu scolaire. Si le monde de l’éducation est, outre l’enseignement et la pédagogie, organisation, responsabilité et prise de décision, une réflexion éthique est plus que jamais féconde en ce moment d’urgence sanitaire et état d’urgence. Nous pensons différemment, car la pensée s’ouvre à l’inédit et se tâche de le déchiffrer. Cela est d’autant plus vrai pour notre média partisan de la philosophie appliquée : bonne lecture !

Introduction

L’épidémie de coronavirus a conduit le gouvernement français à fermer les établissements scolaires à compter du 16 mars 2020. Depuis cette date, les collèges et lycées ont déployé des plans de poursuite d’activité visant à adapter leur fonctionnement aux consignes sanitaires et à s’organiser pour garantir une continuité pédagogique. Concrètement, et mis à part les quelques lieux d’accueil des enfants de soignants, il a fallu travailler ensemble, mais à distance. Je n’envisagerai pas ici les implications strictement pédagogiques créées par cette situation, mais plutôt l’aspect organisationnel et managérial, qui semble constituer pour l’instant un angle mort dans l’analyse des effets de la pandémie sur l’École.

Je vais tenter d’apporter quelques arguments en faveur de l’idée selon laquelle, sur le plan du pilotage, les établissements scolaires ont, de manière générale, aisément adapté leurs fonctionnements et que cette réalité n’est peut-être pas aussi positive qu’elle le paraît. On peut se demander en effet si l’on doit se satisfaire de la capacité à ne pas modifier ses façons de faire dans un environnement qui s’est, lui, considérablement modifié.  Cette constance ne constitue-t-elle pas un risque que les moyens (les objectifs et modalités des contacts et réunions de travail ) soient devenus des fins, c’est-à-dire que les acteurs aient abandonné les préoccupations éthiques (ou morales) qui permettent de s’assurer que les mises en œuvre sont bien en lien avec les objectifs à poursuivre. La recherche de cette combinatoire est  inhérente à toute activité professionnelle. Elle réunit donc les deux caractéristiques propres aux questions philosophiques : il est difficile de s’en débarrasser et elles génèrent de l’embarras (Phillips, 2009, p. 15). On voit par là que questions managériales complexes peuvent être envisagées d’un point de vue philosophique.

L’éducation scolaire comme activité morale

Pour M. Marzano, « l’action morale est toujours le fruit de la reconnaissance d’une contrainte qui s’impose indépendamment de toute sollicitation et antérieurement aux préférences, aux désirs et aux mobiles de la subjectivité sensible ; une contrainte que la volonté s’impose elle-même librement » (Marzano, 2008, p. 14). Toute personne qui conçoit l’éducation comme la mise en œuvre de l’intention d’atteindre un état meilleur pour l’élève choisit donc de suivre, a priori, une contrainte de nature morale, et cela a plusieurs conséquences.

D’abord celle de chercher à définir les caractéristiques de ce « préférable », ensuite de soumettre également à une évaluation éthique les moyens pour l’atteindre. C’est ce qui interdit par exemple aux éducateurs de recourir à des méthodes de conditionnement ou de dressage. La pensée morale se caractérise par le questionnement,c’est pourquoi P. Savidan rappelle que « au commencement de la réflexion morale, on trouvera toujours l’expérience d’un trouble, d’un inconfort lié à l’entrechoquement de réalités » (Savidan, 2015, p. 16) : la préoccupation morale commence par une hésitation.

Cette hésitation devient le support d’une pensée si elle permet de nous rendre attentifs au réel, c’est-à-dire si elle comporte une dimension casuistique (Boarini, 2007), ouverte aux possibles : elle favorise la “sérendipité”, ce cheminement sans plan mais qui permet la rencontre de ce que l’on ne cherche pas (Serres, 2015, p. 96). Les éducateurs scolaires interviennent dans un contexte qui ne peut être totalement maîtrisé, mais cela ne les dispense pas de rechercher les meilleures façons de se comporter. Lorsqu’ils acceptent ce questionnement, ils font preuve d’une préoccupation éthique c’est-à-dire visant au jugement.

Une crise, quelle crise ?

La conséquence de la fermeture des établissements scolaires a été la réduction des échanges entre les membres de la communauté scolaire aux messages électroniques, appels téléphoniques ou  téléconférences, induisant de fait un changement de la perception du monde et des autres. Concrètement, il a fallu travailler avec et comme des “avatars”, c’est-à-dire des représentations virtuelles de nous-mêmes. Il peut alors paraître surprenant que les organisations de travail se soient assez rapidement stabilisées : les communications à distance ont permis de reproduire les instances, groupes, liens administratifs avec les élèves ou les familles…classiques. Sur le plan pédagogique (que je ne traiterai pas ici) cela s’est traduit par un volume important de modalités de travail et de propositions de supports aux élèves. Sur le plan managérial, la plupart des établissements ont ainsi organisé des conseils pédagogiques, réunions de professeurs principaux, d’équipes de direction, voir des conseils d’administration à distance.

Il faudrait bien entendu étayer plus solidement l’hypothèse d’une organisation administrative finalement peu perturbée. Il me suffira, dans le cadre réduit de cet article, de constater la reconnaissance unanime de la rapide adaptation de l’éducation nationale et c’est bien ce constat qui est étrange : la fermeture des établissements constitue une situation dont la radicalité définit une situation de crise. Or, « une crise est une crise lorsqu’elle surprend (…). Si tout est anticipé et planifié, elle se limite au stade de l’incident. Il faut qu’elle dérange les habitudes de l’organisation et remette en question (…) ses règles de fonctionnement » (Hassid, 2012, p. 2). On peut donc se demander si, du point de vue strictement managérial, les établissements scolaires ne seraient pas passés à côté de la crise !

Les enseignants se sont aperçus que leurs premiers ajustements n’avaient pas l’impact escompté (décrochage, difficultés à organiser le travail ou à comprendre les consignes…) sur de nombreux élèves et en ont tiré les conséquences. A contrario, sur le plan de l’administration, la possibilité d’un décalage ne semble pas avoir été véritablement envisagée. Je vais maintenant envisager quelles pourraient en être les raisons.

De quoi la continuité administrative est-elle le nom ?

De façon un peu provocatrice, on pourrait formuler l’hypothèse que l’administration des établissements s’accommode plutôt bien de l’absence des élèves et des enseignants ! Mais alors, que révèle ce fonctionnement si peu perturbé par une situation qui aurait pu (dû ?) l’impacter lourdement ? Autrement dit, que révèle la résilience des modalités de travail usuelles dans ce moment pandémique ? En première analyse, il me semble que l’on peut reconnaître la permanence de deux caractéristiques managériales qui n’auront donc pas été profondément modifiées.

La première est la finalisation des organisations de travail par le « faire ». L’idée régulatrice qui les sous-tend et les justifie est en effet la priorité à accorder à la définition de modes de prises en charge, de dispositifs, de programmes de travail, de collaborations…. En ce sens, l’on peut avancer l’idée que les établissements scolaires sont organisés par la « résolution », au sens de décisions permettant le passage à l’acte. Cette polarisation par le faire s’actualise, et c’est une deuxième caractéristique, par la production de supports censés l’organiser et prenant la forme de listes (d’objectifs, de dispositifs…) qui constituent des éléments programmatiques, en général partiellement compilés dans un projet d’établissement et, pour l’occasion, parfois synthétisés au sein d’un plan de continuité de l’activité. Ces caractéristiques (la résolution, le programme) induisent l’enrôlement comme mode managérial privilégié. Pour le dire de façon triviale, les préoccupations « pratico-pratiques » visent à provoquer rapidement l’engagement de chacun.

Ce qui me semble problématique avec cette manière de voir les choses, c’est qu’elle télescope la dimension morale de la mission d’éducation, dont j’ai plus haut rappelé deux caractéristiques : le jugement en situation et la définition d’un préférable. Ce projet ne se confond ni avec l’obsession du faire (agir de façon éthique peut parfois justifier de surseoir au passage à l’acte) ni avec celle du re-faire (la prise en compte des situations, comme celle que nous vivons actuellement, doit faire envisager l’opportunité du nouveau). Il est à craindre que ces défauts, mis en lumière par la fermeture des établissements, aient été déjà présents antérieurement à la crise sanitaire.

Enjamber ou reprendre ?

J’ai indiqué plus haut pourquoi prendre en compte la dimension éthique d’une activité consiste à la penser en situation, et pourquoi, de ce point de vue, la constance et la priorité du « faire » ne sont pas forcément des gages de qualité. Ils constituent plutôt les indices d’une prise en compte partielle du réel (c’est-à-dire d’un abandon du souci d’efficacité dans la mesure où celle-ci se reconnaît aux effets effectivement produits) (Berns, 2011). Se préoccuper d’éthique professionnelle, c’est donc préférer au souci du faire celui de la prudence, qui, au sens philosophique du terme, consiste à combiner pratiquement les fins et les moyens en étant préoccupé la réussite effective de ses projets (Aubenque, 2009). Autrement dit, l’homme prudent ne choisit pas seulement les moyens les plus adaptés à la situation, mais il met également les fins devant nos yeux (Pelluchon, 2018, p. 96) : il évite à la fois l’agitation et la circonspection.

Les réponses managériales dans les établissements ont-elles été « prudentes » ? Deux éléments au moins militent pour une réponse négative à la question. D’abord, parce que les effets pas toujours heureux produits par les fonctionnements habituels (pensée programmatique, centration sur la résolution, enrôlement), ne peuvent qu’être renforcés par la situation de crise. Ensuite, parce que l’absolue nouveauté que constitue la fermeture quasi-totale des établissements imposait une analyse de ce qui est en jeu et qui n’a manifestement pas eu lieu. Il semble bien que les réponses de l’école à la situation n’aient pas produit ce que l’on pouvait en attendre (une véritable prise en compte du caractère exceptionnel du moment) et cet état de fait ne peut aucunement être imputé à de l’inaction. La difficulté est ailleurs : il s’agit de pouvoir admettre les limites de ce qui a été organisé.

La période semble pourtant propice à une « reprise » (Axelos, 2009, p. 27) plus qu’à un simple enjambement qui ne viserait qu’un recommencement : au sens d’Axelos, la reprise consiste en une nouvelle tentative dont les modalités sont susceptibles de permettre la nouveauté.

Éloge du malentendu

Consacrer du temps à confronter le sens et les enjeux d’un moment de crise, à pointer les difficultés voire impossibilités à y faire face au moins sur certains aspects, envisager la possibilité voire la nécessité de modifier les formes de travail et leurs objectifs…sont autant de possibilités managériales pouvant intégrer à la fois les préoccupations pratiques et éthiques à condition de laisser une place à l’hésitation. La faible prégnance de ces options dans le fonctionnement des établissements doit nous amener à nous interroger sur les obstacles à leur mise en œuvre. Parmi les hypothèses que l’on peut formuler, figurent la pression de l’urgence et la volonté compréhensible de ne pas multiplier les facteurs de déstabilisation.

Pourtant, ces mêmes facteurs ont joué sur les prises en charge pédagogiques pour lesquelles on a pu constater que les enseignants ont assez rapidement pris acte de l’inadaptation de leurs premières réponses. Il faut donc envisager d’autres éléments expliquant le fait que la dimension managériale est plus résistante à ce processus d’adaptation. Parmi ceux-ci, il me paraîtrait intéressant d’examiner la possibilité que l’un des obstacles se situe dans la crainte de rendre saillantes des ambiguïtés et, de ce fait, de télescoper l’idéal du faire, du programme, de l’enrôlement que je décrivais plus haut comme constitutifs des formes usuelles de travail.

Douter (et non faire), partager (et non enrôler), imaginer (et non programmer) sont en effet des modes de travail collectif susceptibles de faire apparaître de fortes divergences éthiques, possibilité qui est la condition de l’hésitation et de l’imagination, mais qui est également un terreau favorable à la révélation de malentendus induits par la façon de chacun d’être au monde dans la confrontation aux autres et à soi-même (Grosos, 2017, p. 121). Je dis bien malentendu (c’est-à-dire une torsion de l’entente sur le plan du sens) et non mécompréhension (Grosos, 2017, p. 11) qui est une torsion de la compréhension (laquelle peut évidemment être facilitée par la généralisation des échanges virtuels). Il se pourrait en effet que l’un des objectifs premiers des formes managériales scolaires soit d’éviter à tout prix la révélation de malentendus qui, pour peu qu’on ne tente pas de les éclaircir, autorisent une concorde ; mais cette dernière ne peut alors porter que sur des dimensions de l’action collective qui sont conformes aux préjugés dominants : le malentendu est la sociabilité même  (Jankélévitch, 1980). Or, la conformité aux usages ne dit rien de la pertinence des choix, surtout en situation de crise.

Conclusion : de la résolution à la convention

“Vous faite partie de la vingtaine de personnes ayant répondu favorablement à ma proposition de nous saisir du moment de crise induit par la fermeture du collège. 

Si vous vous êtes proposé, c’est peut-être que vous percevez la nécessité de ne pas se contenter d’un simple « enjambement » de la période, avec comme unique projet de reprendre « comme avant » dès la crise passée. Cette option serait en effet, pour nous-mêmes et nos élèves, contradictoire avec ce que nous avons pu constater des limites de nos prises en charge et organisations : non que celles-ci soient plus défaillantes qu’ailleurs, mais elles n’en restent pas moins peu satisfaisantes pour lutter contre les maux scolaires bien connus contre lesquels vous œuvrez au quotidien. 

Bien sûr, les conséquences de la pandémie sur l’École dépassent largement notre établissement… mais elles ne l’épargnent pas. Je vous propose donc, lors de notre rencontre (à distance), de tenter de réfléchir ensemble à la manière de prendre en compte ces vastes questions. Pour cela, nous pourrions prendre appui sur un premier principe méthodologique : la recherche de « changements » éventuels à mettre en place passe d’abord par une reprise collective des enseignements de la période que nous vivons. En d’autres termes, nous ne pouvons rechercher de solutions tant que nous n’avons pas formulé les problèmes qu’elles sont censées résoudre.”

Cet extrait d’une invitation des personnels d’un collège à un groupe de travail illustre ce que pourraient être des solutions managériales à la hauteur du moment prenant le risque de l’expression du malentendu en sachant qu’elle est à la fois un repoussoir (car porteur de discorde) et une obligation (car condition de l’action éthique collective). Cet objectif est difficile à poursuivre puisqu’il peut générer des blocages en cas de maladresse, ou de confiance insuffisante entre les acteurs. Cette option relève en tout cas d’une optique managériale qui préfère la convention (c’est-à-dire la recherche continue de points d’accord même partiels qui n’évacue pas la question éthique) à l’enrôlement, laquelle ignore que le monde professionnel est le lieu du jeu avec les usages (Babeau, 2018, sect. 1888) et n’envisage pas l’intérêt des mini-crises, des conflits maîtrisés, de l’acceptation des tensions générées par le dévoilement des malentendus (Depraz, 2014, p. 471).

Si l’adaptation des prises en charge pédagogiques a caractérisé les moments qui ont suivi la fermeture des établissements scolaires, il n’est pas certain qu’il en soit allé de même pour les aspects administratifs et de pilotage. On peut alors suspecter un risque éthique d’abandon de la prudence au profit du faire et au détriment des possibilités offertes par une éthique managériale de la convention, qui permet en particulier de cesser de mettre en œuvre des réponses à des questions que l’on ne s’est pas posées.

 

Pour aller plus loin :

Aubenque, P. (2009). La prudence chez Aristote. Presses universitaires de France.

Marzano, M. (2008). L’éthique appliquée. PUF.

Grosos, P. (2017). Du malentendu. Le Cercle herméneutique.

 

Un article par Vincent Lorius Toutes ses publications

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