Une de mes formatrices m’a dit un jour « Ce que l’on fait de notre temps, c’est ce que l’on fait de notre vie ». Aussi évidente que soit cette maxime, elle m’avait échappé et j’avais désappris à en tenir compte pour guider mon action. Dans le quotidien, il paraît difficile de faire de cette phrase un cap à tenir sans interruption. Reconnaître un tel poids au temps qui passe sur nos vies n’est pas une chose facile lorsqu’une partie conséquente de notre temps individuel est consacré à des activités qui nous fatiguent ou nous obligent envers d’autres individus.
La base de cette réflexion que je propose sur le temps est celle-ci : sur le plan temporel, travailler signifie investir du temps individuel dans une activité rémunérée – donc souvent « contrôlée » – mais cela justifie-t-il que le temps investi par l’individu dans son travail ne lui appartienne plus ? Au travail, notre temps se traduit en productions, en mesures de ce qui a été réalisé, en qualité des supports de présentations, en quantités de lignes de tableur Excel remplies… Outre cet investissement, des règles temporelles, qu’elles soient contractuelles ou sociales (c’est-à-dire liées au comportement de nos pairs), régissent le temps que nous accordons au travail.
« Nous gérons le temps comme nous gérons l’espace »
Ces règles, bien qu’elles concernent le temps passé au travail, les horaires, la présence à investir, impactent le reste de notre temps. Il faut cesser de confondre le temps avec l’organisation. Nous nous croyons généralement en maîtrise de notre temps car nous planifions, nous organisons, nous fixons dans nos téléphones ou sur le papier, des temps dédiés à différentes activités. Autrement dit, nous gérons le temps comme nous gérons l’espace. Nous déterminons des créneaux comme des emplacements pour ranger telle ou telle autre activité, c’est d’ailleurs bien la fonction d’un planning que de représenter le temps par des espaces et des figures. Cependant, comme le disent des philosophes tels que Bergson ou Bachelard, ces formes posées sur le papier ou inscrites sur les écrans ne permettent pas de percevoir la véritable nature du temps.
Horaires fixes, présentéisme, « réunionite », conventions, management trop exigeant, pression, ennui, l’individu n’est maître de son temps dans aucune de ces situations de vie au travail. L’investissement de temps demandé à l’individu devient trop cadré, trop important, ou bien il est monopolisé par des tâches sans valeur, trop répétitives… Car finalement, derrière ce qui est demandé et ce qui doit être produit, c’est du temps qu’on y passera, qu’il est vraiment question.
« Investir du temps, pour un être fini, mortel, c’est le perdre pour toujours »
Or, nous ne disposons pas de plusieurs types de temporalités que nous pourrions employer indépendamment les unes des autres. Un peu de temps de travail, puis du temps de loisir, du temps avec nos enfants et enfin du temps pour soi, l’ensemble de notre vie est rythmé par une seule et même temporalité, la nôtre. La qualité de notre vie dépend de la qualité de notre temps, la quantité de temps investit pour une activité est nécessairement, puisque nous sommes des êtres finis, la privation de temps pour une autre.
Ce poids existentiel du temps conduit à tenter de maîtriser chaque minute de notre emploi du temps. Nous voulons que ce que nous investissons rapporte, que la quantité de temps promette la qualité d’expérience vécue. Nous demandons au temps l’impossible, c’est-à-dire d’être prévisible et réglé comme nous l’entendons, avec les exigences et le rythme rapide de la vie 2.0. Nous confondons la vie avec le planning. La maîtrise du planning finit par provoquer la non-maîtrise du temps. Dans cet enchaînement des structures que nous dédions à tel ou tel temps, à telle ou telle activité, nous devenons parfaitement inconscients de la véritable nature du temps.
« Quitter un rapport au temps « inconscient » pour retrouver un rapport au temps réel, au temps intime que chaque individu investit de ses pensées »
Qu’il s’agisse de retrouver en soi-même le temps comme sa « durée » intime, propre à soi, avec Bergson, ou bien de parvenir à donner à chaque instant un poids existentiel propre au-delà du déroulement social et « normal » des choses, avec Bachelard, il s’agit d’un acte philosophique similaire. La réflexion sur le temps menée par ces philosophes a pour objectif de conduire les lecteurs à quitter un rapport au temps « inconscient », une fausse maîtrise et gestion de notre temps pour retrouver un rapport au temps réel, au temps intime, que chaque individu vit et qu’il investit de ses pensées.
Pour ma part, lorsque tout s’emballe et que je me retrouve coincée dans un planning trop serré, je tente de me remémorer que ce que l’on attend de moi n’est pas une certaine quantité de temps investit mais du temps pensé et qualitatif. Or, si le premier est mesurable, le second ne se compte pas en heure et est difficilement quantifiable en valeur, puisqu’une idée n’est souvent pertinente que dans un contexte précis et employée d’une certaine manière.
« On paie son électricité à l’hectowattheure, son charbon à la tonne. Mais on est tout de même éclairé et chauffé par des vibrations »
Ce qui doit être creusé à ce stade de la réflexion est la notion de quantification du temps qui nous conduit à vouloir tant le maîtriser et le planifier. La philosophie permet de relativiser ce rapport « chrono praxique » au temps, c’est-à-dire maîtrisé non pas par une dynamique interne au temps (par exemple des rythmes naturels, les saisons, l’alternance du jour et de la nuit) mais par des exigences externes. Gaston Bachelard a écrit La dialectique de la durée pour introduire sa conception d’un temps composé d’oscillations, de vibrations, de rythmes, imposés par la succession des instants. Cette nature dite « vibratoire » du temps le conduit à proposer ce qu’il nomme « la Rythmanalyse », autrement dit, l’analyse psychique et philosophique de ce que produit ce caractère rythmique du temps sur l’individu.
Le premier acte de Bachelard est de montrer que nous manquons cette nature rythmique du temps, c’est le sens de ce qu’il écrit « on paie son électricité à l’hectowattheure, son charbon à la tonne. Mais on est tout de même éclairé et chauffé par des vibrations ». Il exprime ainsi que le rapport quantifié aux choses ne constate pas leur véritable nature. Il en est de même pour le temps.
On planifie et on structure notre temps, on paie les productions selon les indicateurs choisis pour vérifier leur valeur, mais ces productions ont tout de même été créées par la pensée. Or, cette pensée a pu tout aussi bien s’élaborer longuement, plus longuement que le temps « payé » pour elle, qu’en fulgurance, dans un instant de pleine lucidité. La clé que donne Bachelard est que pour bien penser il faut avant tout se rapprocher de nos rythmes intérieurs et les laisser nous guider.
« Le repos doit faire ses preuves pour être enfin considéré comme un droit de la pensée »
Si Bachelard tient tant à traiter de la problématique des rythmes temporels, c’est qu’il en est un pour lequel il souhaite particulièrement s’engager : le repos. Le philosophe se veut être un penseur du repos, non pas de la paresse, mais d’une certaine sagesse qui a à cœur de respecter les grands rythmes de la vie dans le temps qui est accordé à chaque individu.
C’est le sens de ce qu’il écrit, « De cette banalité « la vie est harmonie » nous oserions donc finalement faire une vérité. Sans harmonie, sans dialectique réglée, sans rythme, une vie et une pensée ne peuvent êtres stables et sûres : le repos est une vibration heureuse ». Ces rythmes ne sont pas des temps indépendants les uns des autres à coller et arranger au mieux dans nos journées, mais une écoute, à chaque instant, des émotions et énergies qui parviennent à notre conscience.
Ne vous laissez pas dérouter par les termes « vibration » et « rythme », qui sont inhabituels à nos oreilles de grands planificateurs. Pour ressentir ce qu’exprime ce texte de Bachelard, essayez d’abord d’enlever à votre temps d’une journée tout ce qui y a été planifié. Vous pouvez sans doute percevoir, derrière ces éléments structurels, les grands temps biologiques qui rythment le corps, les temps pour se restaurer et les temps pour s’endormir. Par-dessus ces premiers rythmes du vivant, vous observerez ensuite ce que Bachelard appelle les rythmes élevés, ceux qui procurent du bonheur et du repos. Ce sont les moments qui vous permettent de vous recharger, les temps seuls avec vous-mêmes à penser, et j’y rajoute les temps d’échanges ou d’amour que vous vivez.
Une fois réhabilités ces différents temps nécessaires à votre bonheur, vous voilà en maîtrise de votre temps. Cette maîtrise n’est pas la manière dont vous planifiez votre temps mais la manière dont vous laissez parler les grands rythmes primordiaux de votre vie, au sein même des temps planifiés. Ces rythmes ne doivent pas être « en plus », ils ne doivent pas être vécu « si j’ai le temps, après le travail », ils sont déjà là, ils sont déjà présents, sous-jacents, vous les avez simplement oubliés.
« Mais pour le sage que j’imagine, la leçon de la flamme est plus grande que la leçon du sable écroulé. La flamme appelle le veilleur à lever les yeux de son in-folio, à quitter le temps des tâches, le temps de la lecture, le temps de la pensée »
Ainsi, cette réflexion me pousse à conclure avec cette injonction : reprenons en main notre temps, prenons d’abord conscience que la valeur de ce temps investi au travail se développera mieux au sein d’un temps individuel maîtrisé, car respecté.
De telles recommandations peuvent sembler irréalistes, mais il faut les replacer dans le fondement que Bachelard propose à sa pensée : sa méditation de l’instant. Il ne s’agit pas d’abandonner les tâches, le travail, mais de repenser notre rapport à ces éléments qui structurent nos plannings. Il s’agit avant tout d’avoir la ressource nécessaire pour les relativiser. Il est important de parvenir à concilier le temps du sablier et le temps de la chandelle, le temps de l’action et le temps du rêve. Même si, pour Bachelard nous avons plus à apprendre des rêveries que du planifié. Le rêve est ce qui nous fait innover, inventer, il est ce qui nous rapproche d’un soi plus ancien, du temps de notre enfance et des fondements de notre identité.
Ne perdons pas les temps qui nous permettent ainsi de nous retrouver, aucune production, aucune tâche ne saurait les remplacer, et ni l’une ni l’autre ne nous ouvrira si bien les portes de l’imaginaire et de la création que de prendre le temps de lever les yeux du clavier.
Si la rêverie reprend « sans cesse les thèmes primitifs », il ne faudrait pas nous conduire à une idolâtrie de ce temps-intime. Et vouloir le considérer comme premier, il est nécessaire de le réhabiliter, comme vous l’écrivez.
Un des objets de Gaston Bachelard (Avant-propos; La psychanalyse du feu) serait également celui de « guérir l’esprit de ses bonheurs, l’arracher au narcissisme que donne l’évidence première, lui donner d’autres assurances que la possession, d’autres forces de conviction que la chaleur et l’enthousiasme (…) ».
Ce qu’il appelle dans une belle ironie critique, nos « philies », nos complaisances pour les intuitions premières, qui doivent être encore plus soigneusement détruites que nos phobies, peuvent être des voies d’égarement.
Merci à La Pause Philo de nous donner l’occasion de nous retrouver autour de questions essentielles au sein des organisations humaines.
La folle du logis qui d’un monstre ferait « un nouveau né » porte notre créativité. Accédons aux « métaphores de métaphores », où se trouve « le secret des énergies mutantes » sans s’enflammer dans une somme de contraires.
Vos articles sont autant de questionnements qui soutiennent ce « psychisme créateur », qui se doit de guider nos actions à l’aune de nos erreurs rectifiées, à mesure.
[La formation de l’esprit scientifique/
Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective] 1938, permet de saisir ce que Bachelard nomme l’obstacle épistémologique, pour mener notre catharsis intellectuelle et affective, et enfin donner à la raison des raisons d’évoluer, hors du temps, et dans un sens pratique.
Anne-Adeline,
Bachelard est une grande source d’inspiration pour notre temps, toujours d’actualité car ses thèmes de l’intime et du regard humain sur l’espace qui nous entoure et le temps que nous vivons sont des thèmes précieux pour retrouver une certaine raison dans l’emballement de notre siècle.
Merci pour votre beau commentaire.
Julie Duperray.
Merci beaucoup
Bonjour où bonsoir!
J’ai lu votre article interressant, et au final, quand je pense à la gestion du temps, pour moi aucun temps est maîtrisable, car le temps est en changement perpétuel et ne peut etre qu’en tant que référence pour nos activités de vie. Le temps est insaisissable mais nous pouvons en partie l’habiller à notre façon en tant que référence…
Est ce que dans mon commentaire, il y a une erreur ?
Quand je tente à avoir une compréhension satisfaisante du temps, cela fait souvent appel à la confusion inhibante!