Note de lecture – Feu! Abécédaire des féminismes présents

En 2021, la maison d’édition Libertalia a publié un ouvrage passionnant intitulé Feu! Abécédaire des féminismes présents. Drôle de nom, me direz-vous, mais ce dernier a été bien pensé, comme l’explique la chercheuse Elsa Dorlin dans son introduction :

Abécédaire tout d’abord, car les féminismes, comme toutes les théories qui possèdent une part de militantisme, ont besoin de déployer tous les insondables et inconscients de notre langage habituel pour en dégager la portée hétéro-normative et patriarcale. En usant de concepts nouveaux comme “cisgenre”, “intersectionnalité” ou encore “écoféminisme”, l’abécédaire place la lutte et le travail féministe sur le terrain d’une reconstruction du langage dont chacun peut s’emparer, en écriture inclusive – ou pas.

Féminismes au pluriel, car l’ouvrage est une collection d’articles de nombreux·ses auteurs·rices qui ne se reconnaissent pas nécessairement dans une seule et même vision de ce qu’est le féminisme : “L’histoire du féminisme doit être l’histoire des féminismes, de ses courants, de ses antagonismes. Cette histoire n’est ni homogène, ni cumulatrice et encore moins “pure”. […] Au contraire, cette histoire est dense, enchevêtrée, minée en permanence par l’oubli et les coups de butoire du patriarcat, parfois traversée de conflits sororicides, d’intérêts divergents, de formes de conscientisation différentes, d’une constellation de mobilisations plus ou moins convergentes.” (Elsa Dorlin, Introduction, p.11).

Présents car l’ouvrage se concentre sur les combats et luttes menées depuis 2000 en France mais également aussi à l’internationale.

Enfin, le Feu! : “Les féminismes contés dans ce livre sont autant de brasiers allumés, de contre-feux dans un monde partout calciné par le patriarcat, c’est-à-dire par le néolibéralisme autoritaire et répressif, le racisme mortifère, et l’impérialisme écocide” (idem p. 13). Le feu est l’énergie motrice, celle qui réchauffe le foyer des communautés en résistance, mais aussi celle qui donne la force de s’élever et faire entendre nos voix.

 

Tout un programme, me direz-vous. Eh bien, oui ! Un programme qu’on prend plaisir à parcourir, découvrir et partager, un programme qui donne de la force et l’envie de mettre aussi son énergie au service des féminismes présents.

 

Les points clefs “à retenir du livre”

  • Une diversité de styles, parfois très théoriques et parfois plus pratiques. Les prises de paroles sont souvent ancrées de manière très personnelle dans le “je” ou le “nous” du collectif.
  • Des entrées passionnantes et surprenantes comme par exemple “Corps-continent”, “Kurdistan”, “Roller Derby : Queer empowerment” ou “Zad.
  • Des biographies de chaque auteurs·rices pour chaque article, accompagnées de nombreuses bibliographies indicatives qui permettent d’approfondir chaque sujet.

 

“Le livre en 1 question” : Comment donner la parole à la multiplicité des luttes féministes, à leurs convergences et divergences, sans tomber dans un brouhaha infécond ?

 

La diversité de chaque article est telle qu’essayer d’en distinguer des notions communes ne me paraît pas la meilleure stratégie. Au lieu de ça, j’ai préféré me concentrer sur deux entrées de l’abécédaire qui, j’espère, vous donneront envie de lire les autres.

1) F comme Feu !

Dans cet article, Adèle Haenel nous livre un texte extrêmement touchant et percutant, retraçant des éléments de son histoire et de son affirmation dans les luttes féministes, notamment lors de son témoignage sur Médiapart des violences sexuelles qu’elle a subi par le réalisateur Christophe Ruggia.

À travers ce texte, on comprend comment la lutte vient pour elle d’un détournement de la colère. Une colère qui, à l’origine, s’est tournée vers elle-même, mais qu’elle a réussit à transformer comme une force lui permettant de lutter pour elle mais aussi pour toutes les personnes qui vivent au quotidien ces agressions :

Maintenant, je comprenais que si j’avais été agressée, c’était parce qu’il y avait un système qui permettait cette agression, et que donc au lieu d’utiliser toute mon énergie à me détester moi-même, j’allais plutôt employer celle-ci à changer ce système. Feu ! donc.” (p. 214).

Le fait que le sexisme et les violences sexistes soient autant banalisés n’est compréhensible qu’à partir du moment où le système dans son ensemble, à la fois politique, social et juridique, le permet. C’est contre un mécanisme “d’invisibilisation” de ces violences que la voix de chaque femme compte dans le #MeToo, permettant à l’ensemble d’une société de comprendre à la fois qu’un mécanisme existe, mais aussi qu’il a été consciencieusement dissimulé car mettant trop en danger la structure hétéro-normative et patriarcale de nos sociétés.

Il y a aussi, en filigrane de ce texte, une réflexion profonde sur le cinéma, et la nécessité pour le monde de l’art dans son ensemble d’inventer de nouveaux imaginaires :

Nous avons besoin d’une autre manière de raconter les histoire, et même de raconter l’Histoire elle-même. L’enjeu politique est de produire des imaginaires différents qui rendent la révolution non seulement souhaitable, mais aussi possible et désirable. Nous ne sommes pas à côté de nos récits, nous sommes traversé·es par eux, orienté·es par eux. La domination nous hypnotise jusqu’à rendre impossible de lui penser un hors. Réussir à imaginer ce qui n’existe pas encore et ainsi le rendre envisageable est une recherche imaginative qui est pour moi un des enjeux les plus puissants du cinéma politique.” (p.218).

On retrouve cette idée d’un devoir d’inventer de nouveaux imaginaires et de nouveaux récits libérateurs dans de nombreux textes de l’ouvrage. C’est aussi en lien avec ce que proposent différents collectifs, notamment La Vigie des Imaginaires, qui cherchent à rendre visibles et conscients les imaginaires patriarcaux de nos œuvres de fiction. À travers nos imaginaires et nos récits, se construisent des représentations socialement acceptées et acceptables du réel :

Réussir à rendre visible ce qui est invisibilisé par la hiérarchie naturalisée de la perception est au cœur du travail de mise en scène” (p. 219).

2) P comme Philosophe

Dans cet article, la chercheuse Aurélie Knüfer analyse la portée philosophique du texte de Mary Wollstonecraft : Maria ou le malheur d’être femme (2016). Cette analyse est l’occasion de rappeler une chose à la fois bien connue mais souvent occultée : les femmes sont absentes de l’histoire de la philosophie, ou faudrait-il plutôt dire qu’on les a invisibilisées, et les grandes structures rationalistes considérées comme universelles ne sont que des déclinaisons d’une histoire patriarcale et hétéro-normée de la pensée.

L’un des éléments mis en avant par l’autrice est la scission entre la raison et les passions qui parcourent l’histoire de la philosophie, où l’on rapproche la sagesse d’une raison détachée de la passion, et où souvent la raison est associé à un modèle masculin et les passions à un modèle féminin.

Comme le suggèrent les mots de Maria en exergue de cet article, un des enjeux principaux de l’éducation féminine voulue par la philosophe est de réussir à dépasser la scission entre la sagesse et les plaisirs. Ce clivage malheureux entre une raison insensible et une sensibilité stupide est le propre d’une société dans laquelle les hommes se sont approprié les sciences, la philosophie et les arts, et en on exclu les femmes. […] Les ratiocinations des philosophes coupés de l’exercice de la sensibilité sont non seulement fallacieuses, mais elles participent aussi d’une justification de l’ordre social existant.” (p.499).

En sortant de cette scission trop catégorique, en rendant la philosophie et la rationalité plus sensible et la sensibilité plus philosophique, Mary Wollstonecraft ne crée pas seulement de nouveaux imaginaires, mais aussi de nouvelles structures et paradigmes pour penser le monde, retirer les oeillères et mettre à la place des lunettes rendant visibles tout l’édifice trop rigide qu’il convient maintenant de déconstruire.

C’est justement en redonnant de la visibilité à ces pensées qu’il est possible de reprendre foi dans l’histoire des idées, non plus seulement comme l’avènement d’une conception universaliste et phallocratique de ce que doit être la bonne manière de philosopher, mais comme une activité à la fois libératrice et heureux :

Sans la joyeuse découverte de Wollstonecraft et de ses consoeurs, penser serait resté cet exercice mécanique et presque vain – celui d’une élite qui a le temps et le loisir de ratiociner  – que j’ai souvent été tentée d’abandonner. Je crois que, chacune à leur manière, elles proposent de nouvelles manières de philosopher depuis et avec son expérience. Elles nous autorisent à nous approprier la philosophie à des fins d’émancipation. Ce faisant, elles rendent le monde de la pensée, si ce n’est heureux, du moins habitable” (p. 502).

 

Conclusion

De nombreuses autres entrées de l’abécédaire méritent d’être lues, comme celles d’Emilie Notéris sur les configurations idéologiques, de Fania Noël sur l’intersectionnalité ou encorede Fatima Ouassak sur la force féministe des mères. La multiplicité des voies et des approches en fait un outil essentiel pour qui souhaite approfondir les diverses voies des féminismes présents.

Pour finir, j’aimerais redonner la parole à Elsa Dorlin : “Ce livre est dédié à toutes les résistances anonymes au quotidien des violences les plus crasses, à celles qui embrasent les tribunaux, cassent les genoux et brisent les vitrines, à celles qui inventent milles tactiques imperceptibles pour survivre et se mettre à l’abri, à la mémoire de celles dont les noms recouvrent les murs de nos villes la nuit, à la puissance des collectifs qui se font, à ceux qui se sont défaits, qui se sont (re)constitués ailleurs ou autrement, à ce qui nous lie.” (p. 13). Merci à elle. Merci à elles.

 

Pour aller plus loin :

– Retrouvez Feu ! Abécédaire des féminismes présents, sur le site des éditions Libertalia

 

Nota Bene : Je suis un homme cisgenre, et prendre la parole sur ce sujet ne peut m’empêcher de ressentir un gêne (qu’elle soit fondée ou non). Je parle en tant qu’allié et je m’efforce d’agir comme féministe, mais je ne suis pas concerné et je pense important de le noter.

 

Une note de lecture par Nicolas Bouteloup Toutes ses publications

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