Le « B » de LGBT est-il un grand oublié ? Le cas de la bisexualité féminine en particulier interpelle, échappant semble-t-il à toute capacité à être prise au sérieux en tant qu’orientation sexuelle à part entière, masquée derrière des fantasmes et un imaginaire pornographique bien loin de la réalité des femmes qui la vivent.
Dans son essai Vivre fluide, paru en 2022 aux Editions du Faubourg, la philosophe Mathilde Ramadier entend offrir une réelle considération de la bisexualité féminine, en mobilisant le concept de « fluidité ». A travers une longue enquête, regroupant plus d’une quarantaine d’interviews, de foisonnantes recherches scientifiques et littéraire, tout en laissant une belle part à la pop culture, une histoire politique et militante de la sexualité féminine se dessine.
Afin de mieux saisir les apports de la philosophie pour penser la sexualité et le féminisme, Mathilde Ramadier a accepté de répondre à nos questions et nous partager sa vision.
La Pause Philo : Pour commencer cet échange, et puisque c’est ce qui nous intéresse tout particulièrement chez La Pause Philo, j’aimerais revenir sur la conception de la philosophie qui sous-tend Vivre fluide. Vous êtes philosophe de formation, et livrez ici un essai à la fois très personnel et très documenté. En quoi la démarche philosophique, enrichie des autres sciences humaines et sociales, peut permettre de s’interroger sur des questions aussi intimes que l’orientation sexuelle ?
Mathilde Ramadier : Ma formation en philosophie m’a appris à rester curieuse en tout, à accorder de l’attention aux détails, à poser sans cesse des questions pour entraîner la réflexion plus loin. Mes années d’études ont également été marquées par la transdisciplinarité. Avant d’entrer en master de philosophie, j’avais mis les mains dans la matière et les images avec trois ans d’arts appliqués, puis j’ai étudié l’esthétique et la psychanalyse en parallèle. J’avais l’impression que tout convergeait vers la philosophie, qu’elle était le liant qui soudait les différents domaines qui m’intéressaient, qu’elle les soutenait, de façon latente. C’est l’impression que j’ai également en ce qui concerne ce livre. La philosophie traverse Vivre fluide, qui soulève des questions d’épistémologie, d’ontologie et d’éthique. Et puis, ce n’est pas un hasard si les autrices que je cite le plus et qui m’ont le plus inspirée pour cet ouvrage sont philosophes : Carolin Emcke, Monique Wittig, Simone de Beauvoir, Judith Butler… Enfin, le choix même du titre Vivre fluide est né de la volonté d’inviter non pas à être (fluide), comme une injonction, mais à expérimenter. Comme dans une démarche existentialiste qui dirait que l’expérience de la vie précède l’essence.
La sexualité, lieu d’expression politique ?
LPP : Votre propos permet de mettre en lumière ce qu’il y a de politique dans la sexualité et les relations amoureuses, en tant que lieux d’expression de rapports de domination. En quoi cela se révèle tout particulièrement dans le cas de la bisexualité féminine ? Considérez-vous ici qu’une approche philosophique peut avoir un rôle militant, engagé, pour mettre à jour ces mécanismes et les repenser ?
MR : La position que j’adopte dans Vivre fluide peut rappeler la démarche de déconstruction de Derrida : je dis, de différentes manières, que la bisexualité (ou fluidité) nous fait sortir des catégories d’opposition, elle rompt avec le binarisme, le dualisme. Ces dernières années, nous assistons à un retour de la pensée de l’intime dans le féminisme, avec des réflexions autour du corps, de la jouissance, du clitoris, et du rôle de ces apports dans les sphères publique et politique pour en déconstruire les mécanismes de domination et d’exclusion. De la même manière que des militant·es plaident en faveur d’une émancipation du binarisme du genre, j’estime que nous pouvons penser une sortie de la polarité sexuelle, qui d’une part rapporte tout à l’hétérosexualité, et qui d’autre part nous dit qu’il n’y aurait qu’une seule alternative : l’autre monosexualité qu’est l’homosexualité. Il faut sortir du “ou bien ou bien”, penser autrement les “marges”. Lorsque je dresse le portrait de dizaines de créatrices, autrices et intellectuelles bisexuelles dans mon livre, ce n’est pas pour dire dans un effet catalogue que toutes les artistes sont bisexuelles (ou l’inverse), dans une démarche essentialiste, c’est pour montrer que ce n’est peut-être pas un hasard si toutes ces femmes qui ont défié les normes hétéropatriarcales dans leur sexualité ont par ailleurs connu des carrières grandioses, avec une créativité souvent débridée, des capacités de sublimation et de résilience très élaborées… Il est question d’empowerment.
Simone de Beauvoir : aller au-delà des déterminismes biologiques
LPP : La question du genre et de sa construction sociale sont centraux dès lors que l’on s’interroge sur l’orientation sexuelle, et Simone de Beauvoir est très présente au long de votre essai, avec son fameux « on ne nait pas femme, on le devient », mais aussi sa conception du lesbianisme. Ces propos sont plutôt méconnus auprès du grand public, et elle considère notamment l’homosexualité féminine comme une source de créativité. Pourriez-vous nous en dire plus ?
MR : Ce n’est pas exactement cela. Dans Le Deuxième Sexe, elle écrit : « Parmi les écrivains féminins, on compte de nombreuses lesbiennes. Ce n’est pas que leur singularité sexuelle soit source d’énergie créatrice ou manifeste l’existence de cette énergie supérieure ; c’est plutôt qu’absorbées par un sérieux travail, elles n’entendent pas perdre leur temps à jouer un rôle de femme ni à lutter contre les hommes. » Comme je le disais plus haut, il n’y a pas de rapport direct, essentialiste, ontologique de cause à effet, entre notre type de sexualité et le métier qu’on choisit, ou notre créativité, c’est plus subtil que cela. Ce que Simone de Beauvoir affirme ici est aussi en lien avec son époque lors de laquelle, par exemple, écrire était difficilement compatible (encore plus qu’aujourd’hui) avec le fait d’avoir des enfants, de gérer ou refuser des tâches domestiques, etc. Je rajouterais aujourd’hui que l’écriture n’est pas un métier comme les autres, qui occupe de 9h à 17h, dans un bureau, avec un cadre précis, des droits du travail qui protègent correctement, etc. Vivre de sa plume est déjà une lutte en soi, alors ajouter à cela celle qui, quotidiennement, nous oppose aux hommes, non merci !
Dans son chapitre consacré à « La Lesbienne » (on notera le “la” et le fait qu’elle emploie par ailleurs l’expression de femme « normale » !), Simone de Beauvoir poursuit sa réflexion à l’encontre d’un prétendu déterminisme biologique en affirmant qu’« aucun destin anatomique ne détermine leur sexualité ». Elle adopte une approche existentialiste et antifreudienne avant l’heure, critiquant la psychanalyse : l’anatomie ne fait ni le destin sexué, ni le destin sexuel. Je pense que nous venons au monde sans savoir ce que sont l’identité de genre et l’hétérosexualité, même si elles marquent sans doute notre inconscient collectif et familial, qui nous rattrape extrêmement tôt.
Enfin, des spécialistes se sont disputé·es pour savoir si Simone de Beauvoir était lesbienne, hétérosexuelle, lesbienne refoulée ou bisexuelle, sachant que ses correspondances, publiées après sa mort, ont révélé des aventures avec des femmes pendant quelques années (peu avant et pendant la seconde guerre mondiale). Cela m’agace un peu qu’on lui fasse des procès in absentia. Si l’on regarde les traces qu’elle a laissées, que peut-on voir ? Qu’elle a aimé des hommes et des femmes, qu’elle a souffert et fait souffrir. Et donc ? Attendrait-on d’elle qu’elle eût affirmé, en 1949, qu’elle était bisexuelle ? Soyons raisonnables : le terme n’existait même pas pour désigner une orientation sexuelle, à l’époque. Et elle a déjà payé cher de sa personne pour les nombreux tabous qu’elle a contribué à briser.
La fluidité pour penser la diversité
LPP : Répondant aux besoins accrus en matière de reconnaissance identitaire des individus, ces dernières décennies ont amené une complexification de l’identification de l’orientation sexuelle, se découpant en de multiples catégories et sous-catégories (homosexuel, demisexuel, asexuel, aromantique, graysexuel, pansexuel et bien d’autres…). En plus de tous ces termes, quel peut être l’intérêt de parler de « fluidité » ?
MR : Dans un chapitre de mon livre, je passe en revue tous les (nouveaux) termes qui désignent des sexualités qui s’affranchissent de l’hétéronormativité, tant pour leur reconnaître une existence que pour m’en moquer un peu. Certes ils sont importants en ce qu’ils permettent à de nombreuses personnes de se situer, de s’affirmer, mais je me demande si ces catalogues d’appellations contrôlées ne finissent pas par reproduire ce qu’elles dénoncent, à savoir une classification de particularismes qui va opposer les individus plutôt que de les inviter à se rejoindre. Parler de fluidité de se fait pas en sus de cette multitude de termes, je le propose plutôt comme un aplanissement de ces distinctions, comme un terrain, un archipel sur lequel on pourrait se retrouver, se rencontrer, expérimenter sans rejoindre un ordre.
Explorer ses désirs
LPP : Vous paraphrasez Spinoza dans votre conclusion, considérant que « le désir est l’essence de l’être humain ». Cette conception du désir va à l’encontre de toute une tradition philosophique et spirituelle depuis l’antiquité, ayant plutôt tendance à considérer que nos désirs sont la cause de nos malheurs, nous asservissant en vue de leur accomplissement… En quoi réinvestir notre désir et l’explorer peut au contraire nous donner du pouvoir sur nos existences ?
MR : J’aime beaucoup Spinoza, et je crois qu’on “persévère” dans notre être grâce au désir, mais je pensais aussi à la psychanalyse en écrivant cela, qui a fait partie de ma formation et à laquelle je me réfère souvent dans ma vie, dans le livre, même si je lui tords le cou dans plusieurs chapitres. Sauf que je ne suis pas d’accord avec cette conception du désir comme étant causé par un manque, et caractérisé par un objet nébuleux vers lequel on devrait sans cesse courir, sans jamais l’atteindre… J’adopte plutôt une position sartrienne, lorsqu’il a tenté d’inventer une psychanalyse existentielle, sans inconscient : le désir est un moteur, qui fait qu’on se projette, qu’on va arriver à faire face à l’angoisse du choix, qui fait qu’on est libre, même si, certes, on cherche tous à réparer des failles (des “fêlures originaires”, comme il l’explique notamment dans Saint Genet, comédien et martyr). Sans vouloir parler comme un chantre du développement personnel, loin de là, je pense que le désir nous fait toujours avancer, jamais régresser. Et il est à la fois moyen et fin, dans une perspective téléologique, explorer son désir est un processus joyeux en soi qui gagnera des finalités variées.
LPP : Pour conclure, auriez-vous un conseil de lecture à proposer pour prolonger vos réflexions et continuer cette pause philo ?
MR : Avec plaisir : ce serait Notre désir, de la philosophe allemande Carolin Emcke (Seuil). C’est un ouvrage sans doute moins connu en France qu’en Allemagne. C’est l’un des livres qui m’a le plus marquée pour l’écriture de Vivre fluide, et qui peut lui faire écho. Dans cet ouvrage, elle interroge l’origine de notre désir, et sa démarche philosophique inclut le “je”. Elle remonte dans son passé, se demande ce qui a fait qu’un jour, vers l’âge de vingt-cinq ans, elle a préféré les femmes, ce qui a fait qu’elle se considère aujourd’hui comme queer, sans pour autant renier son passé d’hétérosexuelle comme si sa vie était brisée en deux. J’aime son écriture, parfois elle pose des questions les unes à la suite des autres sur une page entière et nous embarque avec elle dans son vertige métaphysique. Elle creuse les concepts en cherchant le bon mot après avoir épuisé une dizaine d’adjectifs, on a l’impression de penser avec elle, en temps réel. Et puis c’est drôle, aussi : à un moment elle nous avoue son fantasme pour Brad Pitt lors d’une anecdote délicieuse qui relève de la maïeutique !
Pour aller plus loin :
– Le livre Vivre fluide de Mathilde Ramadier, aux éditions du Faubourg
Une interview réalisée par Marianne Mercier Toutes ses publications