« Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », par Bruno Latour – Note de lecture

Le sociologue, ethnologue et philosophe des sciences Bruno Latour, s’inspire de la métamorphose de Gregor Samsa – le personnage devenu blatte de Kafka – pour proposer un essai métaphysique accessible, analysant les conséquences du confinement sur ceux qu’il appelle « les terrestres »…

“Où suis-je ?” interroge le professeur émérite, au sortir d’un confinement qui fait porter à tout un chacun le poids de la culpabilité dans tous ses actes. Il se met à ressentir les tourments subis par le héros de la nouvelle de Kafka, devenu insecte par une soudaine et inexplicable métamorphose. Comme tous ses semblables de l’après-confinement, il a du mal à respirer. Il doit maintenant recommencer de là où il est et redécouvrir son monde en tenant compte de sa nouvelle condition.

Bruno Latour nous incite à utiliser cette étrange période de confinement comme un levier pour transformer nos habitudes et repenser nos comportements nuisibles à l’égard de la planète…

A retenir du livre : 

  • Au moyen d’un conte philosophique, Bruno Latour prône un « retour à la Terre » par lequel on ne se localise plus à l’aide d’un point sur un GPS comme nous le faisions avant le confinement, mais par notre propre expérience en partant de là où nous sommes.
  • L’auteur nous invite à prendre conscience que l’expérience du confinement a remis en question la notion de frontière, en montrant que, sur Terre, les choses se contaminent et se répandent de « proche en proche ».
  • Enfin, il nous met en garde sur le fait que le confinement lié à la pandémie préfigure un confinement généralisé lié au Nouveau Régime Climatique. Il nous pousse à réagir pour préserver les conditions d’habitabilité de la Terre, qui ne tardera pas à reprendre ses droits si nous ne cessons pas d’avancer toujours plus vers le progrès technique…

Le livre en 1 question : Quelle leçon philosophique pouvons-nous tirer du confinement pour faire face au Nouveau Régime Climatique ?

La fin d’une fuite ayant trop longtemps duré

Forcé de constater le décalage entre le monde que nous pensons et celui que nous vivons réellement, Bruno Latour dénonce une fuite hors du monde des modernes de l’avant-confinement. De celle-ci, il porte responsable deux choses.

La première est la religion. Ici nihiliste, il s’oppose à tous les pêcheurs qui nient l’ici-bas, en tournant les yeux vers le Ciel pour y porter leurs espoirs. Il explique que le confinement a obligé les âmes religieuses à rendre à l’ici-bas sa dignité et sa dimension définitive.

La seconde est l’économie. Dans un discours profondément anti-capitaliste, Bruno Latour dénonce la façon dont nous érigeons l’Economie en “horizon indépassable de notre temps”. Il explique que, par la suspension radicale des lois économiques, le confinement a libéré les esprits de la « cage d’acier » dont nous sommes prisonniers.

Plus globalement, l’auteur nous met en garde sur l’empire de la culture et des sciences, qui nous font tourner les yeux vers le haut et calculer le monde de loin, plutôt que d’appréhender la Terre par le bas et la décrire ensemble de près.

Comme Gregor qui, enfermé depuis qu’il est devenu insecte, a dû redécouvrir l’espace de sa chambre par l’expérience de celle-ci, Bruno Latour prône un “retour à la Terre” sur laquelle nous vivons. L’auteur propose une inversion de la révolution cartésienne, par la compréhension empirique de l’endroit où nous sommes…“L’obligation de rester confinés chez vous prenait un sens positif : claquemurés oui, mais ancrés enfin quelque part.” (p92)

L’heure de l’atterrissage

Faisant écho à son essai précédent « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique », il formule une nécessité d’« atterrir » de cette marche vers la globalisation, pour réaliser où nous sommes réellement. Pour le savoir, il nous faut comprendre que nos ennemis sont partout et d’abord en nous. Le philosophe, ici proche de la phénoménologie d’Heidegger , accuse le progrès de la science et la recherche effrénée de nouvelles techniques d’un déracinement de l’homme, de plus en plus indifférent à son « chez lui », à la Terre qui l’a vu naître…

Bruno Latour nous confronte subtilement à notre incapacité à rendre compte de notre propre expérience, en rappelant la consistance de la Terre avant d’en retracer les limites, par opposition à l’Univers dont nous n’avons pas l’expérience mais que pourtant nous « connaissons » davantage. Il propose par la suite une méthodologie pour décrire un territoire, mais « à l’endroit », sur la base de l’interdépendance. Celle-ci rend caduque la notion de frontière en ce que, sur Terre, les choses se contaminent et se répandent “de proche en proche”.

Finalement, “atterrir” c’est être capable  de rencontrer les êtres dont nous dépendons et qui dépendent de nous. Et nous ne pourrons savoir où nous sommes que lorsque nous en serons capables. Il s’agit d’une géographie de superpositions, qu’il appelle « souci d’engendrement », en ce que tous les vivants doivent apprendre à se maintenir dans l’existence sur Terre…

““Proche” ne veut pas dire “à quelques kilomètres”, mais “qui m’attaque ou qui me fait vivre” de manière directe” ; c’est une mesure d’engagement et d’intensité. “Lointain” ne veut pas dire “éloigné en kilomètres”, mais ce dont vous n’avez pas à vous soucier tout de suite parce que ça n’a pas d’implication dans les choses dont vous dépendez.” (p97)

De la crise sanitaire à la crise écologique

Par une métaphysique du confinement, Bruno Latour nous lance un message d’alerte : le confinement lié à la pandémie préfigure un confinement généralisé lié au Nouveau Régime Climatique. Et plus il est dur, plus il est révélateur du monde d’après et mieux nous serons préparés face à la menace qui pèse au-dessus de nous. Pour décrire ce changement de cosmologie, l’auteur a superposé un ensemble de recherches de ses ami(e)s spécialisé(e)s sur la question et d’expériences personnelles, qu’il a organisé en sections et présenté sous forme de courts chapitres. Ceux-ci forment un argumentaire progressif qui ne manque pas de nous convaincre sur l’urgence de la situation et de nous responsabiliser à son égard.

« Il semble que l’humanité prise en bloc dépasse ses limites au 29 juillet, puis continue de vivre tout le reste de l’année jusqu’au 31 décembre « au-dessus de ses moyens », en dette avec la planète. (…) Grâce au confinement, on a pu observer un recul de trois semaines du jour de dépassement. Recul très provisoire que l’année 2021 risque de déplacer encore, mais dans le mauvais sens, grâce à la reprise économique. » (p156)

La fine couche d’existence que nous pouvons parcourir sur Terre s’appelle « zone critique » selon Jérôme Gaillardet, et nous devons apprendre à vivre dedans afin de ne pas mettre en péril l’habitabilité des espaces disponibles pour les formes de vie qui vont nous succéder.

Pour se faire, nous devons cesser d’avancer toujours plus vers le progrès comme l’ont fait les modernes, mais rebondir sur l’expérience du confinement pour s’émanciper. La Terre dispose d’une autorité souveraine qui nous oblige à cesser d’aller de l’avant dans l’infini, pour reculer devant le fini et réagir face à cette crise écologique. Nous ne devons plus fuir hors du monde mais nous confronter à lui, afin de pouvoir respirer à nouveau. Enfin, nous ne devons pas retomber dans nos vieux travers, mais profiter de l’épreuve du confinement pour envisager de nouvelles variables de valeur. Bruno Latour fait du confinement comme mutation désespérante, un espoir de métamorphose prometteuse pour l’avenir…

 

 

Cet essai me paraît particulièrement intéressant en ce qu’il propose une analyse originale de l’expérience du confinement et une philosophie de vie authentique. Bruno Latour nous invite habilement à tirer profit d’une situation de crise, en anticipant les retombées violentes du réconfort après l’effort. Une œuvre largement accessible et créative, qui fait de la littérature une méthode pour faire passer un message clair.

 

Pour aller plus loin :

 

Une note de lecture par Claire Vazeux Toutes ses publications

Un commentaire pour “« Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », par Bruno Latour – Note de lecture

  1. Merci pour cette excellente note de lecture du conte philosophique subtil, profond et brillant de Bruno Latour.
    Je recommande pour ma part de le lire parallèlement avec son autre ouvrage “Face à Gaïa” ( huit conférences sur le nouveau régime climatique) publié en 2015.

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