Numériquement responsables

Nous sommes numériquement responsables : nous avons tous notre impact, et sommes tous impactés par le numérique, ses outils, ses systèmes. La responsabilité impliquée ici est une question de conscience, de connaissance, d’éducation mais aussi d’ouverture.

Ce dont nous sommes responsables, nous en sommes les créateurs, les contributeurs, les victimes parfois. La complexité du donné numérique est d’autant plus forte que nous n’en sommes pas encore au stade le plus élevé de responsabilité qui nous incombe.

Imaginons un être qui se comporterait en responsabilité parfaite sur les interfaces numériques : ses interactions avec le reste du monde sur écran interposé seraient argumentées, son usage des outils, mesuré en temps et en dépense énergétique. Il aurait donc conscience de la valeur de ce qui se crée et ce qui se perd lorsqu’il écrirait son prochain « Tweet ».

Qu’aurait-il fallut à cet être numériquement responsable pour qu’il parvienne à ce stade d’utilisation des systèmes et outils existants ?

Avoir rendu visible l’invisible

De nombreux éléments de nos actions en ligne sont invisibles : l’impact environnemental du numérique, la démultiplication des applications, les usages non modérés et l’énergie que cela demande, les composants des supports matériels que sont nos smartphones et ordinateurs mobiles, le transport et la conservation des données et leurs existences (fabrication, recyclage).

Nous n’avons que peu conscience du lien entre notre usage individuel du numérique et les chiffres impressionnants qui nous sont donnés, par les études ou les médias.

Ces impacts sont en effet invisibles à l’échelle de chaque individu sauvegardant ses données, rédigeant un post pour les réseaux sociaux ou encore organisant une nouvelle visio-conférence. Notre ordinateur ou notre smartphone nous cachent-ils leurs dépenses et leurs impacts ? Si on en croit le design de plus en plus technique et sophistiqué de ces outils, oui.

Ceci n’est pas un prêche pour le retour à l’ordinateur compact, mais plutôt pour l’arrêt de l’invisibilité des usages. Nous savons qu’il faut éteindre les lampes en quittant la pièce, et couper l’eau, en matière de numérique, il est temps de rendre visible l’invisible, c’est l’étape numéro une de la responsabilité. (Voir aussi : Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés, ils deviennent des sujets » Alfred Sauvy)

Ce n’est pas parce que les outils numériques semblent offrir un temps et un espace infinis que cette immensité est gratuite que nous devons nous défaire et faire fi de nos responsabilités quant à son existence. Prônons donc un numérique visible et comprenons que rien n’est gratuit en numérique, tout laisse une trace et a un coût. Ces traces peuvent être autant réduites qu’elles seront assumées.

Avoir une vision éclairée sur l’ensemble de ses traces numériques

Nous avons déjà parlé de notre impact via nos outils et systèmes, cela donne un  premier aperçu de la valeur réelle de ce que nous réalisons face à nos écrans. Mais, en retour, quel est l’impact de ces écrans sur nous ? Car si les traces que nous laissons sur chaque page web, chaque logiciel, chaque outil, sont rendues visibles par les sécurités requises que sont nos identifiants et mots de passe, les traces que nous recevons en nous ne requièrent pas de système d’identification pour nous toucher.  (Voir aussi : Intelligence artificielle, une histoire compliquée entre l’esprit et le corps 2/2)

​Il y a les traces biologiques : l’augmentation de nos sens par le numérique, l’interaction entre le vivant en nous et les données numériques de santé.  Il y a ensuite les traces matérielles : nos outils, nos instruments qui nous prolongent car ils nous connectent toujours plus loin, à nos maisons, à nos cuisines, à nos magasins. (Voir aussi : L’homme et la technique à l’ère du digital)

Les traces culturelles et sociales également, et leur impact sur nos relations interpersonnelles, familiales… Les réseaux sociaux, ne sont-ils pas des espaces radicaux, où l’impact d’une insulte n’est pas mesuré ? Nous aimerions-nous aussi longtemps à distance si nous ne pouvions nous voir virtuellement chaque soir ?

Il y a les traces psychologiques, le rapport à soi, à son identité numérique, à ses interdits qui deviennent possibles dans l’univers anonyme du web, ou encore l’accès à tous à ce qui semble être un monde supplémentaire où exister, où briller. Cette fonction implicite n’est pas sans rappeler l’instinct d’imitation.

Il y a enfin les traces juridiques et l’introduction dans les lois de nouvelles règles de conduite et interdits « 100% numériques ».

Tout cela se produit, consciemment parfois, parfois sans conscience, du moins, sans que nous y ayons introduit quelques notions d’éthique ou de morale que ce soit, et sans que l’esprit critique ait encore réussi à s’imposer à chacun d’entre nous, comme porteur de traces numériques indélébiles. Ce qui manque parfois face à ces traces c’est ce qui nous conduit parfois à une position agentique, au sens de Stanley Milgram dans ses expériences sur l’autorité, autrement dit, il serait temps de quitter les automatismes que nous avons tissés avec le numérique pour retrouver une posture active[1].

Être capable de refuser l’immédiateté

Nous évoquions la morale, l’éthique et l’esprit critique, ces vertus phares de l’esprit philosophique et du rapport entre chaque individu et le reste du monde. Ce sont différents stades de la responsabilité numérique. D’abord la conscience matérielle, le poids, la non gratuité et la marchandisation de nos actions numériques, ensuite la mesure de l’impact sur nous des traces multiples qui sont créées dès que nous posons un doigt sur l’écran. (Voir aussi : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » – Rabelais)

Enfin, ce sont donc ces trois remparts du questionnement philosophique et de la sagesse qu’il faudra franchir, mais en toute humilité. Nous sommes au début de cette réflexion sur le numérique et sur ses impacts, nous vous proposons donc de commencer par réfléchir sur la notion d’immédiateté et notre capacité à la refuser. L’immédiateté est liée à la réflexion sur les temporalités et à la posture active requise. Une relation libre peut se construire face au monde numérique que nous pouvons raisonner.

L’immédiateté c’est ce que nous ressentons en cliquant sur « acheter et recevoir mon produit demain », en cherchant une réponse rapide à la question « comment réussir à être heureux », en ayant sous les yeux, disponibles en permanence, des images, des évasions, des sources de plaisirs et de joies nouvelles.

Refuser l’immédiateté c’est prendre le temps de réfléchir à l’impact, de ce que l’on s’apprêtait à faire, c’est ensuite y renoncer même si c’est difficile, en ayant recouvré notre entière rationalité et responsabilité, pas à pas.

C’est prôner la connaissance sur le bonheur, c’est retrouver le sens premier de la philosophie quand elle n’est pas pratiquée en des temps d’incertitudes et de trouble.

Les RGPD, le basculement de système de santé et l’activité B to C dans le numérique, qui suivent la robotisation et l’intelligence artificielle dans bien des domaines, par la modélisation de nos relations, sont les premières couleurs dans la palette qui s’animent. Quel tableau, quelles prospectives pouvons-nous dessiner de ce rapport à nos identités et à celles de nos « contacts » connectés ?

 

Un article par Julie Duperray Toutes ses publications et Anne-Adeline Fourtet Toutes ses publications

 

 

[1] (Milgram : distingue l’état agentique de l’état autonome, Michel Terestchenko reprend ces termes dans son analyse : Un si fragile vernis d’humanité Banalité du mal, banalité du bien. 2007, p.133, chap.5 État agentique, état autonome, La soumission à l’autorité. Face à la peur de l’isolement, du rejet, gare au poison de la camaraderie, il rappelle que :  ” dans la relation d’obéissance, les individualités singulières qui acceptent les “règles du jeu” se placent dans un état “agentique“, elles sont comme dissoutes au profit de l’exigence abstraite que formule une instance plus haute, qui transcende le sujet lui-même (…). Ces individualités se perçoivent alors non comme des individualités libres et responsables de leurs actes, et qui en répondent devant leurs propres conscience, mais comme les agents d’un “système” qui a ses propres lois objectives et qui exige de chacun qu’il agisse de la manière la plus efficace et la plus rationnelle, indépendamment de ses propres émotions, sentiments ou convictions.”

 

Un commentaire pour “Numériquement responsables

  1. Très intéressante cette réflexion sur les différents types de traces laissées dans un environnement global, sur ce rapport à “l’immédiateté” qui nous ramène aussi à Stiegler qui nous encourageait à la remplacer par l’attention et le soin…., au service aussi de l’individuation !

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