Les Nouvelles Pratiques Philosophiques, l’éducation populaire et l’émancipation des citoyens

Face aux nombreux défis que nos sociétés modernes doivent relever et pour endiguer la montée des violences et des replis communautaires dus au déclin de l’esprit critique, la formation à la pensée complexe offre un canal privilégié de libération et d’émancipation de l’individu en s’appuyant sur la compréhension fine du monde, sur des capacités argumentatives et sur des exigences intellectuelles rigoureuses.

Comment se sentir impliqué, engagé dans une société qui semble se fragmenter à l’infini ? Comment se départir de la défiance face à la désinformation, et de toutes les manipulations qu’on débusque à travers les médias ?

Comment acquérir les outils nécessaires à la structuration et la libération de notre pensée quand si peu d’entre eux nous sont donnés pour cultiver notre discernement et  pour démêler le faux du vrai ?

Peut-on affirmer, comme le disait Bourdieu, que « ce sont les dispositifs de la monopolisation et de la dépossession intellectuelle et politique qui limitent ainsi les possibilités concrètes d’émancipation »[1] ou dire, comme Jacques Rancière « qu’une politique d’émancipation authentique doit partir du postulat de l’égalité et de ses effets et que la considération des déterminismes sociaux ne peut que nous enfermer dans le cercle de la domination et de l’impuissance »[2] ?

Ne devrions-nous pas penser tous ensemble l’autonomie et l’hétéronomie radicales de la politique sans tomber dans un idéalisme voué à se fracasser contre les murs du réel ?

Le contrôle de la pensée dans les sociétés démocratiques

Dans la société, les mécanismes du pouvoir, du travail, des loisirs et de la communication se sont mondialisés. On assiste à un phénomène qui provoque un éclatement croissant des repères, qui sont pourtant constitutifs de notre identité tant sociale qu’individuelle.

La désinformation, les préjugés, les fausses vérités consistent à nourrir l’ignorance et face cette dernière, nous nous retrouvons aveuglés, imaginant naïvement que toute information, pourvu qu’elle « sorte du poste », est vraie. Depuis plus d’un siècle néanmoins, au sein de la société civile, des collectifs de penseurs s’organisent pour résister et pour développer une culture critique accessible à toutes et tous.

Ainsi, des solutions émergent à l’école comme dans la cité. En effet, confrontés au flux tendu d’informations, notre cerveau a pris pour habitude (par gain de temps, et peut-être aussi par paresse intellectuelle) de croire sans vérifier la majorité des canaux d’information, pour peu qu’ils proviennent d’une source que nous jugeons « fiable ». Mais voilà, la source que nous jugeons fiable, l’est-elle vraiment ?

Pourquoi développer l’autodéfense intellectuelle ?

L’autodéfense intellectuelle se propose justement de nous donner des “outils” pratiques pour déjouer les manipulations de la pensée commune. Spinoza déjà, dans son Traité théologico-politique »[3],  analysait notre propension à croire sans vérifier et ce alors même qu’en son temps, l’information ne circulait pas à la folle vitesse d’aujourd’hui :

« Si les hommes pouvaient régler toutes leurs affaires suivant un dessein arrêté ou encore si la fortune leur était toujours favorable, ils ne seraient jamais prisonniers de la superstition. Mais souvent réduits à une extrémité telle qu’ils ne savent plus que résoudre, et condamnés, par leur désir sans mesure des biens incertains de fortune, à flotter presque sans répit entre l’espérance et la crainte, ils ont très naturellement l’âme encline à la plus extrême crédulité ; est-elle dans le doute, la plus légère impulsion la fait pencher dans un sens ou dans l’autre, et sa mobilité s’accroît encore quand elle est suspendue entre la crainte et l’espoir, tandis qu’à ses moments d’assurance elle se remplit de jactance et d’orgueil ».

Dans les années 30, aux Etats-Unis, Bernays a codifié ce qu’on appelle encore aujourd’hui « La propagande d’état organisée ». Il écrira : « Dompter cette grande bête hagarde qui s’appelle le peuple ; qui ne veut ni ne peut se mêler des affaires publiques et à laquelle il faut fournir une illusion»[4] .

L’autodéfense intellectuelle se positionne en contre-pouvoir et tenter de débusquer cette propagande ainsi que les détournements souvent habiles du langage et du discours. C’est donc un mécanisme de protection qui nous fournit des instruments de défense appropriés et efficaces face à tout type d’information. Il m’a semblé que les travaux de Noam Chomsky en sont un bon point de départ. N’écrit-il pas : «Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle»[5] ? A y réfléchir, il m’est apparu que son ambition repose sur une théorie lucide et emplie de raison.

Former à la pensée critique

L’expression « autodéfense intellectuelle » désigne une attitude critique et protectrice  contre ce qui se présente comme une agression de notre intégrité intellectuelle.

Son afférent correspond à ce qu’on appelle la pensée critique ou l’esprit critique, formule très en vogue depuis quelques années, devenue galvaudée et qu’il conviendra d’expliciter et de clarifier.

« Critique » vient du latin “criticus”, issu du grec ancien κριτικός = kritikos, signifie : être capable de discernement, de jugement. Le mot est apparenté à κρίσις =  crisis = « crise » ; dérivé du verbe krinein =  séparer, choisir, décider, passer au tamis. Ainsi, être doté d’un esprit critique, c’est être capable de passer une chose au crible du jugement de façon éclairée.

Le combat s’avère rude car ces “agressions” sont nombreuses et protéiformes : citons-en quelques-unes comme la langue de bois, les fausses rumeurs, les « fake news », les pseudo-sciences, et toutes les formes subliminales qu’utilise la publicité.

Déconstruire nos schémas de pensée intuitifs

Par ailleurs, il faut savoir que notre pensée emploie presque spontanément des raccourcis très performants mais qui comportent des erreurs typiques et désormais bien identifiées qu’on appelle les biais cognitifs.

Ces biais cognitifs nous égarent, nous aveuglent et sont efficaces pour rendre certains discours faux très séduisants, car il n’existe pas de force intrinsèque des idées vraies. C’est dans ce contexte précaire où la vérité n’est pas accessible de fait, qu’un défaut d’esprit critique peut devenir dommageable à la société et à la démocratie en offrant ainsi en pâture aux ennemis de la vérité, des hordes de citoyens anesthésiés et engourdis intellectuellement.

Ainsi, il apparaît évident que la pensée critique, si elle était enseignée, diffusée  et promue passerait d’abord  par l’examen systématique de nos présupposés, de nos fausses croyances, de nos idées reçues sur le monde et par la déconstruction de ces schémas intuitifs. Car la pensée critique ou l’esprit critique, (et c’est ce qui est remarquable dans sa visée), est d’abord, comme l’explique Michel Tozzi, « une pensée contre soi-même ». Cette attitude critique peut devenir, à force d’entraînement et de temps, un formidable moyen pour se défendre contre les énoncés trompeurs et les manipulations en tous genres.

L’objectif pour Chomsky et Herman, est donc de construire une autodéfense intellectuelle grâce à laquelle les personnes deviennent capables d’utiliser les outils réflexifs de la pensée critique dans la vie quotidienne et en dehors des contextes habituels de l’application des sciences.

C’est en ce sens que l’auto-défense intellectuelle rejoint, par ses objectifs, ceux de l’éducation populaire et des Nouvelles pratiques philosophiques (NPP). Ce qui m’amène à identifier et mettre en lumière leurs points de convergence.

L’émancipation dans l’éducation populaire et politique : ne me libère pas, je m’en charge !

L’éducation populaire et politique est un courant de pensée qui cherche principalement à promouvoir, en dehors des structures traditionnelles d’enseignement et des systèmes éducatifs institutionnels, une éducation visant l’amélioration du système social par l’émancipation et la formation de l’esprit critique.

Elle consiste à décrypter les rapports de domination, à prendre conscience de la place que l’on occupe dans la société, à apprendre à se constituer collectivement en contre-pouvoir et aussi, comme le permet la philosophie, à expérimenter sa capacité à agir sur le monde. Ce qui est visé, il est important de le souligner, ce n’est pas seulement le développement ou l’épanouissement personnel mais c’est bien celui de l’émancipation individuelle et collective qui est visé pour une transformation de la société.  A cet égard, l’enjeu est hautement politique en ce qu’il concerne l’organisation de la cité. C’est d’ailleurs pour cette raison que son nom complet est « Education populaire et politique ».

Au contraire, au travers des processus de l’éducation populaire, il s’agit individuellement et collectivement d’affirmer sa dignité d’être humain, de s’auto-éduquer, de prendre conscience des rapports sociaux et de construire une force collective apte à imaginer et à agir pour une véritable et profonde transformation sociale.

Ce but rejoint d’ailleurs, il me semble, le concept révolutionnaire développé par Joseph Jacotot et analysé par Jacques Rancière dans l’excellent ouvrage : Le Maître ignorant. Dans cet ouvrage, on découvre cette idée centrale contenue dans la philosophie panécastique. Joseph Jacotot y développe l’idée que “dans toute manifestation intellectuelle, il y a le tout de l’intelligence humaine”,  et que « Le maître n’a pas besoin d’être savant pour émanciper ses élèves, parce que son rôle n’est pas de juger les résultats du travail, de vérifier la science de l’élève mais de vérifier qu’il a bien cherché ! ».

L’idée commune aux trois mouvements et que j’ai cherché à faire entrer en résonance, c’est qu’il peut être éclairant de miser, quoiqu’on en dise, sur  l’égalité des intelligences, si on veut atteindre l’émancipation. D’ailleurs, comme l’avait dit Jacotot en son temps : « L’intelligence n’est pas possible sans l’égalité, et c’est pour ça qu’il faut faire advenir une société d’émancipés, une communauté des égaux, une communauté qui répudierait le partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas la propriété d’intelligence»[6] .

Ne nions pas qu’il en ressort une tension entre d’une part, le désir d’éduquer à l’émancipation et d’autre part, l’effacement de tout émancipateur qu’implique justement le concept d’émancipation. Cette tension mériterait à elle-seule, un plus grand approfondissement…

Ainsi, peut-on mieux comprendre comment face aux nouveaux défis de la société et à la crise de l’école, la philosophie dans sa pratique vivante et renouvelée, répond à un vrai besoin et à une demande croissante des citoyens. Car pour beaucoup, il est devenu urgent de penser la complexité du monde pour mieux agir sur lui. En parler, échanger avec autrui, confronter, évaluer, soupeser, autant d’aptitudes intellectuelles qui sont travaillées dans les formes diverses de ces « Nouvelles pratiques philosophiques », qui se donnent comme ambition de faire descendre de sa tour d’ivoire la philosophie en tant qu’activité et non plus en tant que doctrine, de la dépoussiérer, de la démocratiser pour qu’elle se diffuse dans toutes les strates de la société.

La pratique du philosopher dans l’esprit des NPP

La pratique du philosopher, parce qu’elle va chercher à lutter contre les préjugés et les idées reçues, participe à la vitalité de la démocratie. Michel Tozzi,  didacticien et grand partisan d’une refonte de l’enseignement de la  philosophie, explique qu’au départ, « il ne faut pas perdre de vue que la philosophie est d’abord transgressive du préjugé et de l’opinion. Alors Quid de la philosophie en démocratie. »[7]

Il développe l’idée selon laquelle «C’est l’honneur de notre République de permettre l’enseignement de philosophies contraires au capitalisme, comme le marxisme, dès lors que la laïcité est respectée »[8].

La démocratie aurait ainsi tout à gagner à faire réfléchir les jeunes le plus tôt possible à l’école, par une « éducation à une citoyenneté réflexive dans l’espace public scolaire, qui la préserverait des dérives possibles de la démocratie : la doxologie, règne de l’opinion, la sophistique, art de vaincre par la parole, et la démagogie, qui rallie son opinion aux plus nombreux »[9].

Le plus remarquable dans les visées des NPP, c’est qu’elles ne se cantonnent pas au seul développement de la pensée critique, mais comme l’explique Michel Sasseville de l’université de Laval au Québec, qu’elles veulent aussi éduquer la pensée créatrice, celle qui permet l’audace des hypothèses et qui prémunit contre le formatage de la pensée. De plus, elle cherche à éduquer à la pensée attentive (ou caring-thinking), une pensée qui permet de cultiver les empathies intellectuelle et émotionnelle. C’est d’ailleurs en ces termes que le dit Edgar Morin dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur[10]:

«  Il s’agit d’enseigner la compréhension entre les humains car c’est la condition et le garant de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité ».

Construire une pensée critique implique donc d’abord une posture intellectuelle nécessitant curiosité, distanciation face au monde qui nous entoure. Et il se trouve qu’indépendamment de tout champ disciplinaire, l’éducation aux médias et à l’information, l’enseignement moral et civique, l’éducation artistique et culturelle fournissent ce cadre propice à des mises en œuvre pédagogiques pour développer l’esprit critique en classe.

A cet égard, les NPP ne se cantonnent pas uniquement à « éduquer » les esprits, en oubliant que ces derniers, loin d’être « hors-sol » s’incarnent dans des individus sociaux. Il importera de développer également des aptitudes sociales sous formes d’habitus démocratiques et une certaine éducation à la sensibilité, aptitudes qui permettront la mise en place de débats pacifiés. La visée démocratique et citoyenne viendra nourrir ici, la visée philosophique.

« Dans une situation optimale, enseignants et apprenants sont pareillement engagés dans la réflexion » écrivait Matthew Lipman en 1988.

En tant que recherche et amour de la sagesse, de la vérité et de la connaissance, la philosophie nous permet d’aller à la rencontre de nous-mêmes afin de mieux nous connaître et partant, de mieux connaître autrui, et le monde dans lequel on vit. Elle peut donc nous aider à vivre mieux en nous permettant de développer notre pensée complexe, et à cultiver notre capacité d’émerveillement et d’étonnement, ce que les Grecs anciens appelaient le Thaumazein. Elle nous invite aussi à cultiver notre humilité : « Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien » comme disait Socrate.

La philosophie  qui s’inscrit dans une démarche scientifique : d’où est-ce que je sais, ce que je sais ? n’est pas, contrairement à ce qui est communément véhiculé dans l’imaginaire collectif, « une discipline pour littéraires » car il s’agit bien de sortir du monde des préjugés, des croyances et des idées reçues pour démontrer, prouver, éprouver, soupeser, confronter, évaluer à l’aide d’arguments précis.

Par ailleurs, soulignons qu’en la matière, il est aussi question ici de faire respecter le droit d’éducabilité pour tous et de fait, le droit à philosopher pour tous.

Trois mouvements pour un seul et même objectif : l’émancipation de l’individu

Ces trois mouvements, comme on a pu le voir tout au long de ce travail de recherche-action s’inscrivent dans une démarche d’éducation à une citoyenneté éclairée, responsable et active dans la cité.

Les enjeux sont donc bien hautement politiques puisqu’ils se donnent comme idéal à atteindre un changement de paradigme sociétal. Si d’aucuns les jugent comme une utopie, sans doute est-ce que parce que ce défi présente un danger : celui d’ébranler l’ordre social actuel, basé sur l’inégalité et l’injustice.

Si on veut sortir du carcan actuel qui fabrique du consentement par un manque d’éducation à la pensée critique, il est à espérer que ces trois mouvements se rejoindront un jour, synthétisés dans un nouveau projet de société qui la traversera dans tous ses champs.

 

Un article réalisé par Myriam Mekouar Toutes ses publications

 

[1] Bourdieu P. (2008). La politique entre philosophie et sociologie in Éditions Amsterdam, coll. « Amsterdam poches ». Paris

[2] Rancière J ( 1987). Le Maître ignorant. Fayard

[3] Spinoza B. (1663). Traité théologico-politique 

[4] Bernays E. (1928). Propaganda

[5] Chomsky N et Herman E. (1988). La fabrique du consentement. Panthéon Books

[6] Rancière J. (1987) in Le maître ignorant. Fayard Paris

[7] Tozzi M (2012), in Nouvelles pratiques philosophiques. Répondre à la demande sociale et scolaire de philosophie. Chroniques sociales

[8] Ibidem

[9] Ibidem

[10] Morin E. (2000), in Les 7 savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Seuil

 

2 commentaires pour “Les Nouvelles Pratiques Philosophiques, l’éducation populaire et l’émancipation des citoyens

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