Intelligence Artificielle, une histoire compliquée entre l’esprit et le corps (2/2)

SECONDE PARTIE

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE : QUAND LE CORPS REPREND SES DROITS

Nous avions terminé la première partie de cet article en posant la question suivante : comment concevoir un système artificiel capable de prendre en compte le monde extérieur ?
Pour qu’un système artificiel prenne en compte l’extérieur, il faut qu’il soit capable d’effectuer une action dans et sur le monde.

Par exemple, on pourrait lui donner la mission suivante : prendre un mug sur la table de la cuisine et le poser sur le bureau de la chambre. Par cette action programmée et exigée, le système artificiel doit prendre en compte une partie de l’environnement, celle qui lui permettra d’effectuer sa mission. Il « saura » (car les roboticiens lui auront au préalable donné ces informations) qu’il y a deux pièces distinctes, qu’elles sont séparées par une certaine distante, que les tables se situent à une certaine hauteur, etc.
Ainsi, un système artificiel ne prendra en compte l’environnement que si et seulement si cet environnement revêt un sens pour lui, sens qui lui sera conféré par le type de tâche demandée. C’est donc par l’action que le système artificiel s’ouvrira au monde, et pour ce faire il a besoin d’un corps.

C’est ainsi que les experts en IA se mirent en tête de concevoir des êtres artificiels qui puissent interagir physiquement avec l’environnement, autrement dit des robots. Les experts en Intelligence Artificielle (IA) et les experts en robotique, que l’approche classique de l’IA avait naturellement séparés comme elle avait distingué l’esprit du corps, s’allièrent pour mener à bien ce projet.

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Au cours de leurs recherches et expériences, les experts en robotique se rendirent vite compte que la tâche n’allait pas être facile. En effet, l’approche classique de l’IA envisage le cerveau comme centre de gestion : l’intelligence est un simple programme informatique écrit à l’avance et exécuté par la suite.
En partant de ce principe, imaginez un peu la difficulté que représente l’élaboration d’un robot qui marche : rien que pour faire un pas, les actions à prévoir et les calculs à effectuer sont gargantuesques pour que le robot ne perde pas l’équilibre et pose bien un pied devant l’autre. Ajoutez à cela le contexte et l’instant présent : un peu de vent et une bosse sur la trajectoire du robot et le voilà par terre…
C’est pour cette raison que beaucoup de robots ne marchent pas mais roulent ou glissent, et qu’ils n’exécutent souvent qu’une seule tâche et ce en intérieur, bien au chaud et au sec.
De cette façon, le travail du roboticien s’en trouve fortement allégée : les données à entrer dans le programme du système sont moins nombreuses et les calculs moins importants. Mais surtout, on peut tout prévoir et programmer à l’avance, conformément à l’approche classique de l’IA.

Dès lors, si les experts parvinrent effectivement à créer des robots capables de prendre en compte l’environnement, il fut d’abord question d’un environnement chaleureux et protecteur, limité par quatre murs, et ne comprenant que les éléments nécessaires à la réalisation de la tâche exigée. Un environnement donc bien différent de celui que l’on peut observer de nos fenêtres, à l’abri des caprices du temps… Et si les experts parvenaient à créer des robots capables de sortir à l’extérieur ?

cerveau-QI-e1322039791798Un footballeur selon l’approche classique de l’IA.
(© AFP PHOTO/François Guillot)

LA NOUVELLE APPROCHE DE L’IA, UNE REDÉFINITION DE L’INTELLIGENCE

Il fut ainsi question de concevoir des robots capables de réagir de manière appropriée à une situation nouvelle, et non plus à une situation connue et programmée à l’avance. Mais les experts se heurtèrent au problème suivant : comment prévoir à l’avance chaque mouvement sans provoquer une surchauffe cérébrale, dans un monde incertain, changeant et complexe où chaque action dépend du contexte et de l’instant présent ?

Dans les années 80, des experts en robotique mirent en cause la définition de l’intelligence de l’approche classique de l’IA. Ils en proposèrent une toute autre : l’intelligence ne se définit plus selon la puissance de calcul ou comme une simple opération calculatoire, mais selon le niveau d’interaction avec l’extérieur.
Un robot qui ne sait « que » saisir un mug sera considéré comme moins intelligent qu’un robot qui peut saisir un mug et le lancer (c’est pour la science !), par contre le robot qui ne peut que saisir un mug sera plus intelligent que votre ordinateur. La nouvelle approche de l’IA était née.

Quelles sont les implications conceptuelles de cette redéfinition ?

1) Le corps est nécessaire pour développer une certaine forme d’intelligence.
Le surplus d’intelligence du robot « attrapeur de mug » par rapport à un ordinateur n’est pas dû à un cerveau plus intelligent ou plus gros, mais à la possession d’un corps. C’est grâce au corps et par l’action qu’il rend possible que le robot est capable de contextualisation et accède à une nouvelle forme d’intelligence.

2) La configuration du corps physique engendre une certaine forme de connaissance.
C’est aussi par le corps que le robot accède à cette nouvelle forme d’intelligence : plus son corps possèdera d’éléments (deux jambes, deux bras, des articulations, une peau molle…) plus son panel d’actions sera conséquent et plus il prendra en compte son environnement (et sera intelligent).
Le robot ne prendra en compte que les aspects de l’environnement sur lesquels son corps lui offre une possibilité d’action ; autrement dit, l’étendue de la connaissance du robot (l’étendue de sa prise en compte de l’environnement) dépend de la façon dont est agencé son corps.Chappie-wb-Nours

Ai-je bien pensé à fermer le gaz avant de partir ?
(© Matthieu Ferrand, inspiré du film Chappie)

Cette vision « incorporée » de l’intelligence est opposée à la vision cognitiviste fondée uniquement sur l’algorithme ou le calcul. C’est une révolution (mais pas au sens de Steve Jobs) conceptuelle autour du concept d’ « incarnation » ou « enaction » pour des applications en robotique. Notamment défendue par les philosophes Maurice Merleau-Ponty et Francisco Varela, il s’agit de l’idée, selon laquelle les capacités humaines fondamentales, la perception, l’action, et même la pensée, la mémoire, le raisonnement, sont profondément ancrées dans le fonctionnement du corps.

Il n’est pas question de mettre en opposition une intelligence du corps et une intelligence de l’esprit, mais de soutenir que l’intelligence est incorporée : nous agissons, mais aussi pensons et réfléchissons par et dans un corps. Le corps et l’esprit ne sont donc pas séparés, bien au contraire. Nous connaissons, vivons via notre corps, esprit et corps entrelacés et interdépendants.
Nous sommes capables de faire face à une situation nouvelle ; nous sommes capables, comme nous le disions dans la première partie, de contextualisation et de créativité, et c’est là que se situe notre intelligence : elle se manifeste dans notre capacité à nous adapter, à apprendre constamment, et dans notre mémoire de ces apprentissages à partir de laquelle nous sommes capables de produire de nouvelles choses.

ET L’APPLICATION DE CE CONCEPT EN ROBOTIQUE, ÇA DONNE QUOI ?

Ce qui a radicalement changé par rapport à l’approche classique de l’IA, c’est la façon de considérer le support physique que l’approche classique de l’IA avait mis de côté et négligé.
Pour qu’un système artificiel parvienne à gérer l’imprévu dans son interaction avec le monde extérieur, il doit posséder un corps et pas n’importe lequel : il devient impératif de tenir compte du corps dans la construction même des systèmes artificiels.

Aujourd’hui, les roboticiens étudient le fonctionnement du corps et son rôle dans la relation avec le monde extérieur. Les observations des roboticiens révélèrent le rôle fondamental des propriétés mécaniques du corps.
On parle d’ « auto-organisation » du corps. Le fait par exemple que la peau soit molle facilite la préhension de l’objet et demande moins d’effort de contrôle. Lorsque nous saisissons un objet, le cerveau ne s’occupe que de l’action « prendre l’objet » tandis que le corps se charge tout seul de le saisir et de le tenir de la bonne façon, par expérience et par habitude.
Le robot doit donc découvrir l’objet par lui-même, faire des tests avec son corps jusqu’à le tenir de la bonne manière comme un enfant apprend à saisir un œuf sans le casser.
L’action ne se déroule pas tant au niveau du cerveau qu’au niveau du corps, qui soupèse l’oeuf et exerce une pression nécessaire et suffisante pour le tenir sans le casser. Le cerveau commande l’action de saisir un œuf, et le corps apprend l’action qui consiste à tenir un œuf. Il ne le sait pas par avance.

De là, on peut déduire deux choses :

1) Cela signifie que le cerveau n’est pas un centre de gestion, loin de là : pour tenir un œuf, c’est au niveau du bras et de la main, des muscles, des tendons, des doigts et de la peau que se joue l’action, pas au niveau du cerveau.
En terme robotique, c’est donc au niveau du bras que les calculs s’effectuent, et non plus au niveau du programme principal. Autrement dit, les roboticiens ont découvert qu’il existe une intelligence du corps indépendante de l’intelligence de l’esprit.
Dès lors, avec le corps, de nombreuses tâches qui peuvent paraître compliquées à première vue deviennent beaucoup plus simples à réaliser : en ajoutant des micro-processeurs et des capteurs aux articulations par exemple (imitant le fonctionnement du corps humain et celui des insectes), le corps robotique est responsable de manière autonome de réaliser les calculs nécessaires à l’action de tenir un œuf. La charge algorithmique du cerveau est ainsi considérablement amoindrie, et le problème principal auquel se heurtait l’approche classique de l’IA se trouve balayé d’un simple revers de la main, si l’on puit dire…

l-combien-oeufsAdmirez l’intelligence corporelle de cet individu

2) Cette auto-organisation du corps suppose que la cognition n’est pas fixée à l’avance mais émergente de l’interaction entre le corps et son environnement.
Pour ne pas être limitée, l’intelligence du robot ne doit pas être préprogrammée au départ et réduite à certains objets ou éléments de l’environnement, elle doit être créatrice.
Le programme informatique se limite ainsi à l’injonction de découvrir l’environnement qui entoure le robot (une forme de Volonté première qui fait beaucoup penser au concept de Schopenhauer). Le corps quant à lui assume de découvrir cet environnement et de le mémoriser.
Avant de saisir un œuf, le système artificiel ou l’humain ne sait pas comment tenir correctement un œuf : il l’apprend par l’action de son corps, par essais et erreurs jusqu’à acquérir cette connaissance. Il se crée, via son interaction, une certaine connaissance de l’objet.

La conception de systèmes artificiels capables d’interagir physiquement avec l’environnement a ainsi permis de reconsidérer et de corriger la définition de l’intelligence donnée par l’approche classique de l’IA.
Esprit et corps se trouvent réconciliés dans l’action, et les philosophes phénoménologues remis au goût du jour par la robotique moderne : la pensée théorique et l’action concrète peuvent, elles aussi, être considérées comme réconciliées. Et nous, militants pour une philosophie appliquée, pouvons enfin déclarer solennellement : « Hallelujah ».

 

Un article par Flore Ville-Gilon Toutes ses publications

Source : La Révolution de l’Intelligence du Corps, Rolf Pfeifer et Alexandre Pitti

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