Philowashing : pourquoi pas ?

L’écosystème du business est challengé par la disruption… Heureusement, les philosophes, grands princes, volent au secours du désormais désuet “business as usual”.

En voilà un pitch !

Ce topo, c’est celui de l’apologie de la si-originale-et-tellement-prometteuse union entre le monde du business et celui de la philosophie. L’alliance a très bonne presse, comme en témoigne un récent article intitulé « L’âge d’or des philosophes en entreprise » (Valérie de Senneville, Les échos, avril 2022).

Voici le constat : les collaborateurices sont en quête de sens. Lassitude, manque de pensée (sic), besoin d’oxygène (sic) et de réflexivité : l’entreprise doit « réinventer » et « réaffirmer » son rôle dans la société. Et les Comex de rebondir. Hop là ! Un tour de philo sorti du chapeau. Classe.

La philosophie serait comme un remède à la mélancolie qui guette les entreprises.

Qualité de vie au travail, mixité, handicap, raison d’être, bonheur des salarié-es. Tout y passe.

Certes, je crois sincèrement au pouvoir de la philosophie dans les affaires pragmatiques. J’en conviens, la philosophie permet d’y voir plus clair, de mettre des mots sur des situations. Elle peut aider à mieux dire ses intentions et donc à mieux concevoir un projet. Elle permet de mieux élaborer sa pensée et donc de moins se perdre, d’éviter les contradictions.

Si j’osais, je le dirais : la philosophie me rend plus performante, en ce qu’elle me permet d’être plus rigoureuse, donc plus exacte. Elle me permet d’être plus précise, donc plus efficace. Bref, la philosophie semble parfaitement bankable – et l’article des Échos ne manque pas de proposer un benchmark de ce qui se fait en la matière.

Pourtant, vous le sentez sans doute comme moi, quelque chose cloche dans cet enthousiasme insouciant. À l’heure où la philosophie « appliquée » ou « pratique » est l’objet d’une attention certaine et d’un développement tout particulier – notamment en entreprise – il me semble crucial de veiller à se garder de certains écueils qui nous tendent les bras et nous appellent du pied.

Parmi ces écueils, on trouve l’idée selon laquelle la philosophie serait en soi quelque chose de vertueux, moral ou éthique. Cette idée est parfois véhiculée par les défenseureuses de la philosophie en entreprise, qui associent la philosophie à « un mode de vie » ou encore à « une vision du monde ». Dans un article paradoxalement intitulé « Contre la philosophie en entreprise » (LinkedIn, février 2020), Xavier Pavie déclare ainsi que « la philosophie est avant tout un mode de vie ». Plus récemment encore, dans son article des Échos, la journaliste Valérie de Senneville cite Vincent Cespedes pour réfuter l’hypothèse d’un quelconque « philowashing ». Et le philosophe de préciser : « Il ne faut pas confondre philosophie et coaching, la philosophie, c’est une œuvre, une vision du monde. »

And so what ? Qu’est-ce qu’on peut bien faire de cela ? Justement, pas grand chose, et c’est manifestement l’un des intérêts de ce propos : caresser l’idée apparemment intuitive selon laquelle la philosophie serait une caution éthique, un indicateur idéologique. Soigner le présupposé d’après lequel la philosophie serait forcément le corollaire d’une intention bonne et d’une action juste.

Caution éthique et dépolitisation

Laisser courir un tel a priori, c’est une façon de ne pas voir que les philosophes en entreprise obéissent toujours à une idéologie en particulier, politiquement située, qui repose sur un certain nombre de postulats, de partis pris et de pratiques.

Le propos des philosophes en entreprise tient de la rencontre plus ou moins fluide entre leur propre éthique et celle de l’organisation. En effet, tout comme chaque individu porte en lui un système de valeurs et développe un mode de vie supposé l’incarner de près ou de loin, l’entreprise hérite d’une certaine culture, elle-même porteuse de valeurs.

L’entreprise est pétrie de rapports de force et s’inscrit dans des logiques qui structurent et soutiennent son organisation. Des logiques sur lesquelles repose notamment son modèle économique : l’idéologie de la performance, l’économie de l’attention, l’extraction de matières premières, le marché des addictions, etc.

Considérer que la philosophie porte intrinsèquement la garantie d’une certaine éthique ou de certaines valeurs, indépendamment du milieu dans lequel elle s’incarne, est donc une idée nulle et non avenue.

Voyez plutôt : la philosophie est traversée par des courants libéraux et des courants sociaux. L’histoire compte bon nombre de philosophes racistes ou homophobes, tout comme il existe des philosophes queer et féministes. C’est que la philosophie n’est jamais neutre. Elle est toujours ou bien raciste ou bien antiraciste, ou bien féministe ou bien misogyne, ou bien de gauche, ou bien de droite. Si elle prétend être ni les uns ni les autres, si elle invoque l’impartialité en jouant la carte « apolitique », alors elle est du côté du pouvoir. Les philosophes qui prétendent à la neutralité portent toujours la parole de l’idéologie dominante. Et justement, cette prétendue neutralité politique est la conséquence d’une chose : la philosophie en entreprise est très majoritairement au service des dominant-es.

Appeler un chat un chat

Si par « philosophie » on désigne la mobilisation et/ou la production de méthodes et de corpus de textes des philosophes, alors nous avons tout le loisir de mettre la discipline au service de la gauche ou bien de la droite, au service des dominant-es ou bien des dominé-es.

La philosophie n’est pas un souffle universel désincarné. Elle est portée par des sujets vivants, en un lieu, en un temps. Vous lui ferez bien dire ce que vous voudrez, elle n’en demeurera pas moins toujours située et engagée : soit du côté du pouvoir, soit du côté de l’opposition.

En ce sens, le recours à une pratique philosophique ne dit rien de ce à quoi nous œuvrons dans le monde. Le recours à la philosophie traduit une volonté réflexive, ce qui est certes bon d’un point de vue épistémologique, mais absolument insignifiant d’un point de vue moral ou politique.

Autrement dit : faire de la philosophie, ce n’est, en soi, ni bien ni mal. La philosophie n’est pas, dans l’absolu, moralement bonne

Alors quoi ? On peut parfaitement recourir à des outils philosophiques pour œuvrer à maximiser les profits de grandes entreprises. Il faudra simplement veiller à nommer un chat un chat : il faudra appeler cette activité « business » et comprendre la philosophie comme un outil. Si je donne un coup de marteau à ma voisine, je n’appelle pas ça du bricolage…

Philosophie, pourquoi, pour qui ?

Loin de moi l’idée réactionnaire selon laquelle la « pure » philosophie d’antan serait pervertie, trahie, mal dégrossie aussitôt mobilisée en dehors des cercles académiques et de leur théorie à toute épreuve. Au contraire, si c’était une question de noblesse, la philosophie ne serait qu’ennoblie par chacune de ses frictions avec le « réel ».

Je suis convaincue que les ressources de la philosophie sont précieuses ici bas et qu’elles peuvent apporter autant de recul que de prises de conscience, autant de rigueur que d’efficacité. Alors au diable l’avarice ! La philosophie n’est pas réservée aux happy fews, ni à une « élite » conservatrice attachée aux valeurs des Belles Lettres, ni aux intrépides « wokistes » toujours plus contestataires. Et, surtout, la philosophie n’est pas réservée à celleux qui l’étudient, du lycée à l’université.

Comme les philosophes en entreprise, militons pour que la philosophie fasse son trou. Comme les philosophes en entreprise, témoignons de ce que la philosophie gagne à être mobilisée en dehors des murs de l’université.

Mais pitié ne cédons pas aux raccourcis, ne confondons pas tout. Ne faisons pas de la philosophie le nouveau développement personnel. Ne substituons pas la philosophie à la RSE. Ne réduisons pas la philosophie à une stratégie de communication. Ne laissons pas courir l’idée selon laquelle la philosophie est intrinsèquement éco-friendly et bonne et morale.

Ne nous faisons pas d’illusions non plus : quelque chose a pris et certaines entreprises se servent déjà des philosophes à ces différentes fins. À moins d’ailleurs que ce ne soit le contraire ? Grand bien leur fasse. Le beurre dans les épinards vaut bien quelques compromis.

Contentons-nous pour l’heure de marteler que ces tendances n’ont pas l’apanage de la philosophie et que ce qui fait la singularité et la richesse de cette discipline, c’est l’esprit critique.

Les « philosophes de terrain », qu’iels travaillent avec une entreprise, une association, une institution, une collectivité ou n’importe quel autre type de profession, sont là pour apporter du recul. Leur esprit critique identifie certaines contradictions, met en lumière d’autres impensés, rend possible de nouvelles prises de conscience.

Les « philosophes de terrain » sont là pour questionner les évidences et les automatismes, pour déplacer les regards. Leur pratique est toujours aussi une recherche. Leur terrain doit nourrir la recherche et la recherche doit éclairer leur terrain. Les « philosophes de terrain » viennent provisoirement détourner les professionnel-les de leur routine. Iels viennent les dé-ranger. Pas pour dézinguer les affaires en cours, mais pour chausser les lunettes de la critique et voir ce qu’on ne voyait plus. La critique est entendue au sens kantien : c’est celle qui met en examen, qui doute avec méthode. Ou si l’on préfère, la critique est constructive.

« Je suis de la dynamite »

On ne philosophe jamais qu’à coup de marteau. C’est Friedrich Nietzsche qui l’a dit, dans Le Crépuscule des idoles. Inviter la philosophie à sa table, ce n’est pas toujours facile et c’est souvent déstabilisant. La bousculade. Mais c’est ça ou rien. Qu’on se le dise une bonne fois pour toutes : celles et ceux qui se payent des philosophes comme on se paye des numéros de claquettes, ce sont celles et ceux que le jeu ou l’aura ou l’exotisme de la philosophie intéresse, fascine, intrigue… Mais tout doux quand même. Ce sont celles et ceux qui veulent être dérangé-es… Mais pas trop non plus.

Alors la philosophie devient cosmétique, esthétique. C’est chic, mais ce n’est pas critique.

Voilà, vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas : dorénavant, vous aurez la puce à l’oreille quand on continuera de vous expliquer, les yeux plissés et le regard au loin, l’air inspiré, que la philosophie… c’est une vision du monde…

Rarement définie, cette expression ambiguë me paraît malhonnête car c’est un fourre-tout. Qu’est-ce qu’une vision du monde ? À vrai dire je n’en sais rien. Ce n’est pas un choix, pas plus qu’un renoncement ou une décision. Une vision du monde, ça n’a rien d’engageant. Une vision du monde, ça ne s’oppose à rien.

Xavier Pavie, docteur en philosophie qui a travaillé pour Nestlé, Unilever et Club Med, s’inquiète à l’idée que la philosophie se soumette « aux enjeux des intérêts privés », mais je crois que poser ce problème est une façon de faire fausse route. En effet, le problème n’est pas de savoir si la philosophie peut, ou doit, ou pas, être mise au service des intérêts privés. Le problème est de ne pas voir que la philosophie en entreprise n’a jamais rien de neutre et, du même coup, de lui attribuer arbitrairement une certaine fonction morale qui se voudrait indiscutable.

Pas d’inquiétude : la philosophie n’est pas « soumise ». Elle n’est soumise à rien ni à personne. Ce qui compte, ce sont les choix que nous faisons et au service de qui nous mettons l’exercice de notre pensée. Est-ce qu’on dirait de l’architecture, du design ou de la musique que ce sont des visions du monde ? Bien sûr que non. Il y a des courants, des tendances, des mouvements, qui sont toujours politiquement situé-es.

Enfin, pour reprendre les termes de la journaliste Valérie de Senneville, il n’y a évidemment pas d’un côté la gentille petite philo et, de l’autre, « le grand méchant capital ». Il y a des outils, des intérêts, des antagonismes. Il y a des rapports de force. Il y a, enfin, des personnes qui se positionnent, explicitement ou pas. La philosophie n’est d’ailleurs jamais sans rapport avec l’argent : les philosophes aussi doivent vivre et leur recherche doit être financée de façon à être « aussi indépendante que possible », comme dirait le journaliste Vincent Edin.

Mine de rien, l’air de tout, les vices et vertus d’une philosophie tout terrain persistent.

Une chose est sûre : la philosophie ne porte en elle aucune garantie morale, éthique ou politique. Cela étant posé, quelques illusions désamorcées, il ne sera jamais interdit de faire rimer Socrate et Planning Strat… Le tout, c’est de savoir où on met les pieds.

 

Pour aller plus loin :
« La philosophie est-elle hors de ses gonds ? 8 propositions pour le développement d’une philosophie de terrain »
« Chief Philosophy Officer : un nouveau métier empli de paradoxes ? »
 

Un article par Camille Lizop Toutes ses publications

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