Comment peut-on philosopher avec les enfants ? Comment permettre une véritable pratique de la pensée dès le plus jeune âge ?
Jeune artisan boulanger, Julien Caron a développé une approche de la philosophie pour les enfants centrée sur son métier, en proposant des ateliers philo autour du pain. Le pain est si commun dans notre quotidien, que nous manquons de nous interroger sur son processus de fabrication et le savoir-faire des artisans qui le produisent. Mais le pain, c’est aussi un symbole de convivialité : un support qui apparaît idéal pour développer le goût de la pensée et du débat philosophique dès le plus jeune âge !
La Pause Philo : Pouvez-vous commencer par nous présenter votre parcours, ce qui vous a mené vers la boulangerie et la philosophie pour les enfants ?
Julien Caron : Avant de me lancer dans la boulangerie, j’ai d’abord obtenu une licence de droit à la fac et un master à Sciences Po Lille (master d’écologie politique).
Après avoir terminé mon stage de fin d’études, j’ai fait ce que je voulais faire depuis longtemps : passer du temps dans plusieurs fermes. J’y ai découvert le métier de paysan-boulanger, assez peu connu du grand public, qui consiste à faire pousser du blé, à le moudre sur place et à le transformer en pain à la ferme. C’est au contact d’agriculteurs que j’ai donc appris à faire du pain !
J’ai ensuite passé mon CAP boulanger en 2018, afin d’avoir officiellement le droit de vendre du pain en tant qu’artisan.
La même année, j’ai découvert l’association SEVE (Savoir Être et Vivre Ensemble) en lisant un livre du philosophe Frédéric Lenoir. Son idée de former des animateurs d’ateliers-philo avec les enfants m’a tout de suite plu. Je me suis alors inscrit dans la foulée à une des formations dispensées par l’association, à Lille.
C’est à la fin de cette formation, qui s’étale sur quatre week-ends, que j’ai eu l’idée de lier boulangerie et philosophie et d’y faire participer les enfants.
Partir du concept pour mieux y revenir
LPP : D’où vous est venue l’envie de lier les ateliers de philosophie pour les enfants à la fabrication du pain ?
J. C. : Pendant la formation SEVE, j’ai eu l’occasion de lire beaucoup de livres sur la philosophie et la philosophie pour enfants.
Ce qui m’a sauté aux yeux au fil de mes lectures, c’est que la philosophie n’était pas (et ne devrait pas être) une activité purement conceptuelle. A l’opposé de la façon dont elle nous est enseignée au lycée, en classe de terminale, la philosophie doit nous être utile dans notre vie de tous les jours. Sinon à quoi sert-elle ?
Comme le dit si bien le philosophe Pierre Hadot, la philosophie est une « manière de vivre sa vie ». Elle est avant tout une pratique, pas une théorie. Je pense que mon idée de lier philosophie et fabrication de pain vient de cette prise de conscience qu’il importe surtout de philosopher au plus près de l’existence, à distance du concept et de l’abstraction.
En ce sens, fabriquer du pain à plusieurs c’est philosopher car c’est oublier pendant un temps le concept, la vie avec la pensée, pour mieux y revenir ensuite. C’est un moment de partage, un moment pour vivre pleinement l’instant présent, dans la joie.
Le pain au coeur de la pensée
LPP : Comment se déroule concrètement un atelier ? Comment les enfants l’accueillent-ils ?
J. C. : Dès les premiers instants de l’atelier, les enfants ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur enthousiasme à l’idée de faire du pain ! L’activité leur plaît car elle sort de l’ordinaire. Et surtout, elle leur permet de manipuler de la matière, d’éprouver leur corps. On sent qu’ils prennent plaisir à toucher la farine, à sentir l’odeur de la levure, à goûter la pâte à pain. Et aussi à rire avec leurs amis lorsqu’ils plongent leurs mains dans le mélange farine-eau-sel-levure !
Un atelier dure trois heures au total. Les ateliers ne sont pas organisés à la boulangerie, mais directement au sein des établissements scolaire, ou en dehors du temps scolaire (périscolaire, centre de loisirs, associations etc.).
A l’issue de l’atelier, les enfants repartent avec un pain aux graines ainsi qu’un pain-burger, qu’ils peuvent déguster et garnir à leur convenance en rentrant chez eux.
Au cours de l’atelier, ils sont également amenés à remplir un petit dossier de six fiches. Ces fiches leur seront utiles pour refaire du pain à la maison s’ils le souhaitent, ou pour se rappeler les bases d’une discussion philosophique à plusieurs, entre amis ou avec leur famille.
Aussi, au début et à la fin de chaque atelier, je propose aux enfants un temps de « pratique de l’attention » (aussi appelé méditation de pleine conscience). Cet exercice invite les enfants à se concentrer quelques instants sur leur respiration et leurs sensations corporelles. Il permet une meilleure attention de leur part durant l’atelier, développe leur capacité d’écoute et renforce leur ancrage dans le moment présent.
Je pense d’ailleurs que la pratique de la pleine conscience devraient être intégrée à l’école, dès le plus jeune âge (ce qui est le cas dans certaines écoles), afin d’aider les enfants à se concentrer et à mieux gérer leurs émotions.
Développer la philosophie dès le plus jeune âge
LPP : Votre format d’atelier est encore à ses débuts : comment voyez-vous les choses pour la suite ? Comment espérez-vous le voir se développer ?
J. C. : Je travaille encore à trouver le format idéal pour un atelier boulangerie-philo. Côté boulangerie, je commence à trouver mes marques, notamment en termes de gestion du temps (faire du pain de A à Z en moins de trois heures avec des enfants n’est pas forcément facile !).
En ce qui concerne l’atelier-philo (qui dure en général entre 20 et 30 minutes, pendant la cuisson du pain), je teste à chaque fois des formats et des thèmes différents (sujet du débat imposé ou libre, attribution de rôles ou non, interventions plus ou moins nombreuses pendant la discussion etc.). Je n’ai pas encore une très grande expérience en matière d’animation d’atelier-philo. Mais j’apprends sans arrêt, et c’est très stimulant !
Ce que j’ai néanmoins remarqué à chaque fois que j’ai animé un atelier, c’est que faire du pain avant de lancer une discussion philosophique permettait d’instaurer un vrai climat de confiance entre l’animateur et les enfants. Au moment de débuter la discussion philosophique, je les trouve à chaque fois attentifs, détendus et pressés d’échanger sur le sujet choisi.
Avec le peu de recul que j’ai sur cette nouvelle activité, je dirais que la seule grande limite des ateliers boulangerie-philo est la fréquence de l’exercice…
La pratique de la philosophie avec les enfants est une activité qui ne peut pas porter ses fruits en une seule et unique séance. Il faut du temps avant qu’un enfant intègre des aptitudes au dialogue philosophique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle certains éducateurs réitèrent la pratique des ateliers-philo chaque semaine, et ce n’est pas un hasard. Philosopher est un apprentissage.
Un atelier boulangerie-philo n’a en général lieu qu’une seule fois par classe. Il aura malgré tout l’intérêt de faire découvrir aux enfants l’existence d’une discipline, la « philosophie », et de les initier au dialogue philosophique en groupe.
A l’avenir, j’aimerais bien sûr que d’autres personnes s’emparent de l’idée et animent des ateliers boulangerie-philo dans les écoles de leur région. Le plus compliqué étant sans aucun doute l’animation d’une discussion philosophique. Car finalement faire du pain n’est pas si compliqué !
Le plus important est pour moi le développement de la philosophie dès le plus jeune âge. Je suis convaincu que nos enfants doivent dès aujourd’hui apprendre à voir et à habiter le monde différemment. Ils seront demain les adultes qui devront faire face aux nombreuses crises du monde moderne. C’est la raison pour laquelle il apparaît plus que nécessaire de leur enseigner la mesure, le discernement, et de leur apprendre à utiliser leur raison. Car comme le disait si bien Montaigne : « L’élève n’est pas un vase qu’on remplit, mais un feu qu’on allume ».
Pour aller plus loin :
- Le site de Julien Caron, La mie philosophe
- La fondation SEVE, formation à l’animation d’ateliers philosophiques
A découvrir sur le même thème sur La Pause Philo :
- L’interview de Johanna Hawken, animatrice d’ateliers à Romainville et formatrice SEVE
- L’interview de Chiara Pastorini, animatrice d’ateliers de l’association Les Petites Lumières