Les a priori sur les philosophes sont nombreux. Ils peuvent être perçus comme détachés du monde réel, ou parfois comme des êtres calmes en toutes circonstances, voire les deux. Théoriciens-Zen, ils seraient des Maîtres Yoda expliquant le monde de manière énigmatique, avec ou sans canne, ils vivraient dans des grottes, écouteraient de la musique classique en écrivant sur des parchemins. Avec une plume bien sûr. J’ai coutume de dire que je ne pratique pas la lévitation transcendantale et que certains sujets qui cristallisent mon attention ont tendance à me mettre les nerfs à vif. Il en est un qui, si on le formule telle une énigme, paraitra moins sympathique qu’on pourrait le croire une fois l’énigme résolue.
Mon précieux
Si on vous disait qu’il existe un objet réduisant considérablement le développement cognitif des enfants (et des adultes avec le temps), déclenchant une hypervigilance permanente, accentuant l’agressivité et la violence par un effet de réduction massive des modes d’expressions et du vocabulaire. Si on vous disait que cet objet modifie le comportement, l’appréhension du réel et favoriserait l’apparition de nouvelles névroses et psychoses, générant des troubles de l’attention, vous procureriez-vous cet objet ? L’offririez-vous à vos enfants ? Il est à peu près certain que la réponse serait un « non » franc et massif. Mais, l’objet est attrayant, il répond aux codes du design, propose des services, il est multitâche. Il peut donc être très utile, mais s’il est mis entre de mauvaises mains, ou des mains peu expertes ou trop jeunes, il peut faire de gros dégâts. Même les adultes peuvent en être victimes : déresponsabilisation lors de l’utilisation de cet objet, oubli de la présence réelle d’Autrui, addictions, manque d’empathie etc.
« Quelle merveille ! », « Quel bonheur ! », cris de joie à la clé dans les spots de publicités vantant le miracle de cet objet que l’on attend fébrile à chaque nouvelle version. Excitation extrême à la sortie des magasins. Il faut voir les yeux des enfants baignés de larmes lorsqu’enfin ils obtiennent ce Graal. Faire comme les grands ! Comme les parents ! Quel bonheur ! Quel objet fantastique ! Ce « précieux » sans qui on ne peut rien, on n’est rien, on ne vit rien.
De l’enfant à l’adulte
Certains peuvent penser que l’étymologie ne sert à rien pour comprendre le monde qui nous entoure. Et pourtant, elle est bien utile en philosophie, comme dans toute démarche réflexive, pour éveiller le sens critique. Le sens d’un mot permet de cerner le concept qui renferme la traduction d’une pensée. Cette compréhension du sens d’un mot permet ensuite de ramener le concept vers le réel et de constater parfois à quel point nous nous sommes éloignés de sa signification, perdant ainsi de vue la direction initiale de ce vers quoi cette pensée devait nous conduire.
Pour résoudre l’énigme dont il est question, il faut quelques éléments, une histoire et des indices.
Etymologiquement, l’enfant est celui qui « ne parle pas ». Construisant son langage petit à petit, il affine son vocabulaire afin de bien traduire sa pensée. Pendant des siècles, on passait de l’enfant à l’adulte en un claquement de doigts. Dès que la parole était organisée, dès que le vocabulaire minimum était connu, on était adulte, d’où l’âge de « raison » … 7 ans. On pouvait alors travailler, prévoir un futur mariage dès la puberté, hériter etc. Désormais, la période de l’adolescence qui suit l’enfance, notion très moderne, est cette trajectoire en mouvement qui permet de grandir vers l’âge adulte. Le mot adulte veut dire « qui a grandi », qui est enfin « fini » et responsable. Il répond de son comportement, ses paroles, ses actes. Dans cette perspective d’évolution vers l’adulte, des étapes sont nécessaires : compréhension de l’existence et des émotions de soi et des autres, apprentissage des règles de vie en société, du langage, du vocabulaire, de ce qu’est une limite, des libertés individuelles et collectives, de la construction du surmoi, de l’apprentissage de l’ennui et de ses bénéfices pour l’imagination, de la frustration etc.
Tout ceci peut avoir lieu si et seulement si les adultes veillent à aider l’enfant et l’adolescent à l’acquisition de tous ces apprentissages. Qu’en est-il si les adultes sont eux-mêmes pris au piège d’une réduction drastique de toutes ses étapes voire de leur disparition progressive alors qu’ils en sont normalement pourvus puisqu’ils sont censés être « fini » ?
Faire société
La capacité qu’à l’être humain à se prendre un mur en pleine figure alors qu’il aura été maintes fois averti de sa présence est incommensurable. La capacité qu’à un individu à s’en prendre à celui ou celle qui l’en aura averti est immesurable. Nous en sommes là.
Le cortex orbitofrontal est cette partie du cerveau permettant l’empathie. Pour pouvoir « muscler » cette partie, il faut être en lien avec Autrui, comprendre qu’il est à la fois « autre » et « le même que soi », qu’il a des émotions, des sensations, qu’il n’est pas inerte, qu’il n’est pas absent, qu’il est bel et bien là et que nous le « sentons » être et exister. Qu’il est sentiments, qu’il est une fin et non un moyen comme le disait E. Kant. Pour faire société, il est indispensable et nécessaire que tous les adultes qui la composent soient attentifs et veillent à la transmission de ces éléments de construction de l’enfant et de l’adolescent. Et si les adultes qui composent cette société étaient eux-mêmes dans une délicate posture face à leur propre système cognitif ? Et s’ils avaient eux-mêmes oublié la présence d’Autrui ? Et si leur cortex orbitofrontal était en pleine réduction « musculaire » ?
Tyrannie des opinions, de l’immédiateté, du système binaire de la pensée sans nuances, de l’ostracisation voici quelques-unes des briques qui composent le mur que la société se prend en pleine figure. Toutes ces briques que je viens de citer ne sont que quelques-unes parmi toutes celles que cet objet fabrique avec le concours des plus acharnés utilisateurs.
Les spécialistes des neurosciences, les psychologues, les philosophes ne cessent d’alerter depuis des années sur le sujet et tout le monde s’étonne des effets visibles de cet objet sur la société elle-même. Si seulement l’utilisation raisonnable de ce dernier servait à l’enrichissement de la connaissance, au renforcement des liens sociaux, à la communication directe et sans masques, cet objet aurait l’assentiment des scientifiques, mais il n’en est rien ou si peu.
Pour rappel, faire société c’est être en présence de l’autre, le considérer, le respecter c’est-à-dire avoir de l’égard, se « retourner vers lui », lui accorder de la dignité, une valeur, ne pas l’humilier.
Le grand paradoxe
S’il est un grand paradoxe dans cette histoire c’est que l’objet dont je parle a pour étymologie les mots « intelligence » et « voix ». Est-ce vraiment possible que l’objet dont il question depuis le début de ce texte soit une « voix intelligente » ? Après tout ce que je viens de décrire ? Pour le savoir il faut déterminer ce que cette « voix intelligente » dit à l’oreille de celui ou celle qui l’écoute.
Après toute cette description, cet objet devrait vous faire réfléchir sur l’utilisation que vous en faites non ? Bien entendu, il existe des versions bien plus soft de cet objet. Elles ne permettent pas de faire tout ce que la version la plus innovante peut faire, mais elles permettront certainement aux enfants de vivre plus sereinement leur enfance faite de jeux, d’ennuis, d’imagination, de création, d’observations du monde et aux adolescents de s’ennuyer, de créer, d’imaginer, de se chercher, de se rencontrer, de dialoguer. Paradoxalement, vous détesterez peut-être ce que je viens d’écrire après avoir enfin résolu cette énigme, même si vous êtes d’accord avec le constat qui est fait.
S’il fallait conclure
Certains pourraient crier à l’exagération bien sûr. « Ces intellos, toujours à redire !! » Le tout est de savoir qui vous parle à cet instant. Sartre dirait « la mauvaise foi sans doute », d’autres diraient « le déni », une anosognosie en somme. Le « smartphone », cette « voix intelligente » dirait : « c’est moi ! ».