Subversives, polémiques, déviantes… les transformations corporelles participent à une esthétique qui peut nous sembler hors de la norme, mais encore faut-il chercher à les comprendre et à les définir. Que sont-elles exactement ? Pour certains, le corps est une toile, une pierre qu’on peut sculpter, un territoire d’expression et de performance. Mais qui sont ces artistes qui transforment les corps ? Quelques révolutionnaires de la nature ? Un groupe à part qui essaie de défier des canons de beauté ?
Plongée dans l’univers des transformations corporelles
Stupéfaction : c’est la première sensation que j’ai eue après avoir recueillie des informations et des images concernant les pratiques de transformations corporelles (aussi appelée BodMod, pour Body Modification). C’était comme s’il s’agissait d’individus d’une autre planète. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander : pourquoi font-ils cela ? À quoi bon se couper la langue en deux pour qu’elle ressemble à celle d’un serpent ? En quoi est-ce esthétique d’introduire un élément étranger sous la peau pour créer un relief ?
Puis, il a fallu aller plus loin. Qui fait ces expériences ? Répondent-ils à une quelconque demande ? Faut-il penser l’esthétique autrement ou plutôt se dire que, bien souvent, elle nous dérange quand elle est loin de la norme ?
Essayant de comprendre, je suis allée à la rencontre de ceux qui transforment le corps des autres – connus aussi sous le nom de modificateurs corporels -, des rencontres qui se sont avérées difficiles puisque les pratiques de transformations corporelles sont interdites en France.
Qui sont les modificateurs corporels exactement ? A la fois des artistes, des transgresseurs de la norme qui font un métier qui en réalité n’existe pas. Ils ont plusieurs points en commun, dont l’intérêt de connaître davantage les différentes techniques et la quête pour les maîtriser.
Les modificateurs corporels sont des autodidactes remarquables et passionnés par leur métier. Leur conception de respect pour le corps et leur rôle de modérateur ne laissent pas indifférent, cela m’a paru être une sorte d’éthique professionnelle.
Des pratiques dans l’air du temps
J’ai été étonnée d’entendre la violence de certains témoignages : des médecins considéraient ces modifications comme des « pratiques de fous », ou encore de voir un sociologue les caractériser comme « dégoûtantes ». Les réactions seraient loin d’être pareilles face à une augmentation mammaire ou à un liffting, qui sont pourtant également des modifications corporelles.
Partons d’un constat : l’Homme a toujours modifié son corps. On peut par exemple penser aux petits pieds de chinoise, à la forme du crâne modifiée ou, sans aller trop loin, au piercing expansif dans le lobule de l’oreille (stretching) – qui est par ailleurs une pratique ancienne et contemporaine à la fois.
Assise dans une salle de tatouages à Paris, Laurent*, tatoueur-perceur professionnel, a répondu à mes questions. Sa profession lui a permis d’aborder d’autres pratiques au fil de son expérience : bien que la commercialisation des actes de transformations corporelles ne l’intéresse pas, il en a déjà fait plusieurs.
Pour lui, son métier permet de décorer le corps, de provoquer des sensations ; les motivations de ses clients peuvent être, entre autres, symboliques ou traditionnelles. Ainsi, Laurent m’a expliqué comment cette profession marginale est passée dans les imaginaires collectifs, jusqu’à se banaliser !
Son apprentissage, comme la plupart des tatoueurs-perceurs, a eu lieu grâce à un système de parrainage : son parrain lui a appris la technique et la « vision » du métier. Quant à la stérilisation et aux normes d’hygiène, c’était par une amie infirmière.
Une fois, Laurent a fait un implant sous-cutané dans le sexe d’un homme qui cherchait à expérimenter sa sexualité autrement, avoir d’autres sensations, plus de plaisir. Mais il n’est pas question de faire une transformation corporelle à n’importe qui ! S’il accepte d’en faire c’est parce qu’il s’agit d’une personne consciente de l’acte et des futures conséquences physiques et sociales.
Quelle éthique professionnelle pour des pratiques “hors normes” ?
J’ai aussi rencontré Simon* qui se définit comme un body-perceur et fait des piercings et des transformations corporelles. Afin de se perfectionner, il a fait des recherches en permanence, a participé à des colloques et à des séminaires.
A la différence de Laurent, il a insisté sur la question de l’éthique dans sa profession. Les modificateurs paraissent dans son discours tenir un rôle de modérateur quand il s’agit de donner suite à une demande de la part leurs clients. Dans leur milieu, ils ont le pouvoir de dire oui ou non, soit parce que la demande de modification dépasse leurs compétences, soit parce qu’elle va entraîner une stigmatisation trop importante, ou parce que la personne est très jeune : dans ces cas, ils vont essayer de tempérer la demande et de faire appel à la réflexion du client.
J’étais surprise d’apprendre que le refus des demandes, même pour un tatouage et un piercing, est courant car la pratique doit uniquement se faire sur des personnes qui ont le profil adapté à ces transformations ; l’aspect « business » n’est donc pas une priorité comme on pourrait le croire.
Simon m’a fait découvrir que théoriquement, en France, le tatouage et le piercing sont illégaux car le seul à pouvoir traverser la peau d’une tierce personne, c’est le médecin. La législation sur sa profession n’existe pas et il n’existe pas non plus un protocole officiel pour définir qui est un perceur – mise à part un protocole d’hygiène. Cela permettrait, d’une manière ou d’une autre, qu’on puisse attester qu’il s’agit bien d’un professionnel, protégeant ainsi les corps des clients.
Même si cela m’a semblé paradoxal, puisque sa profession consiste à transpercer la peau, Simon a un respect cérémonial pour le corps humain. Symboliquement, le corps et la peau sont pour lui, des éléments qui nous appartiennent réellement, qui n’ont ni une valeur temporelle, ni une valeur marchande. Dans sa conception du corps, la notion de respect ressortait continuellement.
Dans son discours, il trouvait juste que le droit de franchir la peau soit restreint et que les modifications corporelles ne soient pas autorisées en France. Je me suis d’ailleurs demandée pourquoi Simon était en faveur de l’interdiction de ces pratiques ? Conscient des risques qu’elles pourraient provoquer, l’aspect marginal permettrait, d’après lui, une certaine protection du corps. Il y donc une préoccupation pour que le corps reste à l’abri et pour continuer de limiter l’accessibilité à des pratiques, pour la plupart, irréversibles.
Le corps, un moyen d’expression comme un autre ?
Bien que leur profession soit de plus en plus acceptée, voire même « tendance », elle garde son caractère marginal, underground. C’est un métier qui est en constante évolution, notamment dans les techniques utilisées. On peut penser au courant « transhumaniste » qui commence à implanter des technologies (pour le loisir ou pour le confort) sous la peau.
Toutefois, ces transformations restent, pour les modificateurs, un acte ancestral : chaque peuple a une culture de la modification corporelle, quelle qu’elle soit.
Contrairement à la recherche d’une beauté conventionnelle et d’une silhouette naturelle et standardisée, la transformation corporelle utilise le corps comme un support d’expression, tout comme la danse. Il en résulte une motivation qui semble la même : dessiner son corps à sa façon et sortir de la norme.
Quelle est donc l’idée du « normal » avec laquelle ils travaillent ? En voici une réponse, donnée par Édouard*, modificateur corporel : « Le but ce n’est pas d’être normal, on recherche une anormalité normale ». Il ne s’agit pas de rendre beau comme un chirurgien le fait, mais de donner vie un autre type beauté, celle qui est dans leurs imaginaires.
Par ailleurs, je me suis demandée si la modification était un signe de contestation en elle-même. Ne pas suivre la masse et faire des corps et des images qui s’opposent à la norme. Mais la transformation pourrait-elle être prise comme une agression envers les autres ? Elle pourrait en effet être perçue comme une sorte de provocation et conduire en réponse à des réactions parfois agressives.
Finalement, qu’est ce qu’une transformation corporelle ? C’est à la fois une expression artistique, un contre courant des normes esthétiques, une beauté à part et difficilement acceptable. Un jour, pourrait-elle se démocratiser comme c’était le cas pour le tatouage et piercing ? Il en résulte que le risque sanitaire est plus important car il s’agit d’une pratique qui reprend certaines techniques de la chirurgie. Elle continuera, tout de même, à se faire.
Face à la beauté conventionnelle, la modification corporelle est difficile à définir mais, dans le milieu, elle est considérée comme une culture, et sa pratique permet aux modificateurs et à leurs clients de se sentir bien. Et pour eux, « c’est ça qui importe ».
* Les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat de chacun.
Pour aller plus loin :
Un point de vue médical sur la question des transformations corporelles, avec l’interview de la chirurgienne esthétique Thérèse Awada
Le rapport d’enquête complet dont sont issus les témoignages présentés dans cet article
2 commentaires pour “Les transformations corporelles : la beauté autrement”