Le Discours de la servitude volontaire : première théorie de l’aliénation ? Interview de Séverine Auffret

« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ! » – Etienne de La Boétie

Pourquoi les peuples s’asservissent-ils ? Comment expliquer les mécanismes de pouvoir et de domination ? Comment comprendre ce qui se joue dans les rapports opprimés/oppresseurs ? Existerait-il un intérêt quelconque à accepter l’infantilisation, voire la déshumanisation pour ceux que l’on nomme les faibles ? Entre idéalisme et pragmatisme, en quoi le texte de La Boétie établit-il le lien d’interdépendance entre les opprimés et les oppresseurs ? Comment s’opère le phénomène d’auto-aliénation des individus, des peuples ? Le jeune Etienne de la Boétie a-t-il inventé le concept de « servitude volontaire » et qu’en ont fait les hommes et les femmes depuis ?

A La Pause Philo, nous sommes allés rencontrer Séverine Auffret, écrivaine française et professeure agrégée de philosophie. Elle a proposé une traduction en français moderne du Discours de la servitude volontaire, un texte intemporel publié en 1995 aux Éditions Mille et une nuits chez Fayard, un texte difficile à classer tant par son originalité, sa forme que son sujet étonnamment moderne.

 

Séverine Auffret a enseigné la philosophie en classes préparatoires puis au lycée de 1968 à 2002, tout en poursuivant ses travaux de recherche en philosophie. Intervenante à l’Université populaire de Caen fondée par Michel Onfray en 2002, elle y a notamment animé un séminaire « Idées féministes » pendant 5 ans, puis proposé depuis cette date des rencontres avec des personnalités du monde artistique et littéraire. Passionnée par les idées et théories du féminisme, elle s’est engagée aux côtés de Nancy Huston et Annie Leclerc dans de nombreux combats d’idées. 

Parmi ses ouvrages, citons : Une histoire du féminisme de l’antiquité grecque à nos jours, Éditions de l’Observatoire, 2018, ouvrage pour lequel elle a obtenu le Prix Simone Veil ; Des blessures et des jeux, Actes Sud, en 2003 ; Aspects du paradis, Arléa, en 2001 ; Traduction en français moderne et postface du Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, Paris, Mille et une nuits, octobre en 1995 ; Mélanippe la philosophe, Des Femmes, paru en 1988 ; Nous, Clytemnestre. Du tragique et des masques, Des Femmes, publié en 1984 qui a obtenu le prix Marcelle Blum de l’Académie des sciences morales et politiques ; Des couteaux contre des femmes. De l’excision, Des Femmes, en 1983. 

 

LPP : Séverine Auffret, avant de commencer, précisons que nous nous connaissons depuis 38 ans car vous avez été ma professeure de philosophie au lycée et que je suis très émue aujourd’hui de pouvoir m’entretenir à l’occasion de votre traduction en français moderne du Discours de la servitude volontaire, parue en 1995 et que les éditions Mille et une nuit publient à nouveau cette année.

Tout d’abord qu’est-ce qui avait motivé en 1995 votre démarche de proposer une traduction en français moderne de cette œuvre philosophique insolite, puissante et moderne ?

SA : Merci pour vos belles questions. En 1995 (comme aujourd’hui !), j’avais été bouleversée par le pouvoir critique de ce formidable texte. Je l’avais relu sous des traductions vieillottes, gourmées, qui ne révélaient pas la sève de ce manifeste inouï d’un très jeune homme, élevé dans le contexte des guerres de religion françaises entre catholiques et protestants “huguenots”. J’ai tenu à en donner une traduction moderne, capable de nous en restituer l’audace.

LPP : Ce manuscrit circulait sous le manteau, transmis par ceux qu’on appelait les monarchomaques, rebaptisés par la suite les contraints. En quoi ce texte soulevait-il la polémique et que reproche-t-on à l’époque au jeune Etienne La Boétie ? Quels sont les enjeux pour le jeune Etienne de la Boétie, alors âgé d’à peine 17 ans lorsqu’il l’écrit car certains ont qualifié cette œuvre de pur exercice oratoire, « d’exertitatio » lui reprochant même son manque de sincérité. Qu’en pensez-vous ?

SA : Non pas “les contraints”, mais les “contr’Un” = ceux qui combattent le Monarque ! Pour La Boétie, les enjeux sont considérables, autant pour son époque de monarchie tyrannique, capable d’animer des guerres de religions, que pour un passé historique qu’il connaît bien : grec, romain, etc., mais aussi pour un avenir qu’il pressent, concernant toutes les formes de domination politique que nous connaissons trop. La Boétie est “de tous les temps”. Et de tous les lieux, dirai-je !

Ce genre de qualification fait partie de ce que mon collègue Michel Onfray épingle comme les “Autodafés” (voir son livre récent Autodafés, l’art de détruire les livres, Presses de la Cité, août 2021). Ces démarches n’ont jamais empêché la reprise et la réédition de l’ouvrage par de formidables auteurs contestataires tels Lamennais, Pierre Leroux, ou Simone Weil, qui ont su en reconnaître le courage et la puissance critique.

LPP : La Boétie distingue-t-il dans sa vision du monde, deux catégories d’êtres humains : les forts et les faibles, les dominés et les dominants ? 

SA : Non, La Boétie ne tombe jamais dans cette réductrice alternative. Domination et servitude concernent chacun d’entre nous, hommes, femmes, enfants. Des circonstances souvent mal élucidées portent certains au pouvoir : richesses plus ou moins mal acquises, violences et forces physiques. Les dominés ne sont pas toujours des faibles mais, étrangement, des consentants. La preuve en est qu’ils peuvent, s’ils ont simplement la force de le désirer, rejeter cette domination qui les écrase.

LPP : La Boétie évoque l’idée que nous serions par trop habitués dès l’enfance à obéir. Cette « coutume » comme il l’appelle peut-elle expliquer pourquoi les humains se complaisent dans la servitude ? Les divertissements sont-ils le prix de la liberté ? 

SA : Il est vrai que l’enfance impose à tous les êtres humains – voire animaux ou végétaux !… – une forme d’obéissance. Question de force. Mais nous savons aussi combien l’adolescence et la jeunesse renversent ce premier pouvoir instinctuel. Question : Pourquoi l’oublions-nous trop souvent ?

« Le pouvoir n’ignore pas qu’il est le pouvoir ». – Etienne de La Boétie

LPP : Les outils de la tyrannie s’appuient sur les appâts des plaisirs éphémères et finissent par abolir notre volonté en nous maintenant dans l’aliénation, nous explique La Boétie. C’est d’ailleurs ce qui s’exprime dans l’oxymore créé par l’auteur dans son concept de « servitude volontaire ». Mais si la condition naturelle des hommes est de chérir et de rechercher la liberté, d’où vient qu’ils consentent, qu’ils acceptent de se soumettre. La Boétie écrit que pour les tyrans, le but est de faire : « avaler le venin de la servitude sans le rendre amer ». La peur serait-elle le moteur interne de la servitude et de l’infantilisation ?

SA: Vous êtes au cœur du problème. Les plaisirs éphémères, les jeux de cirque qui nous sont familiers (“Panem et circenses”, octroyaient les tyrans romains), ont la formidable puissance de distraire et d’endormir. On les paye très cher : presses, comédies en tous genres, “médias” d’aujourd’hui qui accaparent le temps, bavardages, exhibitions qui provoquent le rire ou l’admiration, tout est bon pour capter le mal-être d’une personne souffrante. Mais aussi la peur. Les dominants de tous lieux et de tous temps ont très vite compris l’intérêt d’exploiter la peur de ceux qui sont affaiblis, souffrants.

« On ne se plaint jamais de ce qu’on n’a jamais eu » – Etienne de La Boétie

LPP : On a dit que La Boétie alimentait l’esprit de rébellion à travers son texte mais faut-il distinguer l’obéissance à des lois justes de la soumission à des lois injustes ? Quelle alternative propose-t-il ?

SA : La distinction, et même l’opposition, sont essentielles. “Obéir à des lois justes implique que ces lois aient été le fruit d’une authentique démocratie représentant la volonté d’un peuple souverain qui s’exprime. “Se soumettre à des lois injustes” suppose, au contraire, le carcan des dictatures, et autres tyrannies. L’alternative proposée par La Boétie est simple : refuser d’obéir, et les dictatures s’écroulent.

« Si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement (…) sujets de la raison et esclaves de personne » – Etienne de La Boétie

LPP : Plus d’opprimés, plus d’oppresseurs. La liberté s’obtiendrait en lâchant le pouvoir, en cessant d’agir et de lutter conformément à ses attentes. Le pouvoir aurait besoin de notre participation pour perdurer. Faudrait-il, comme le suggère La Boétie, reconsidérer l’essence même de notre force et simplement dire : non ? La liberté évoquée par La Boétie a -t-elle quelque chose à voir avec le principe d’autonomie, d’autodétermination ? Et par ailleurs, la libération des peuples peut-elle s’obtenir par l’éducation ? « Apprenons donc : apprenons à bien faire » écrit le jeune Etienne de la Boétie. Selon vous, la philosophie peut-elle se révéler une discipline émancipatrice ? Comment ?

SA : Oui ! Savoir dire non, par la manifestation, ou autres moyens à notre portée. Pacifiques, si possible ! La philosophie, évidemment ! Mais avant toutes choses l’éducation. Apprendre dès le plus jeune âge à lire, écrire et compter. Mais surtout à réfléchir, librement.

Car non seulement ce texte a eu une influence sur les siècles suivants en France, en Europe et dans le Monde, lors de toutes les révoltes et révolutions, mais il reste d’une actualité puissante à l’égard de la politique – et des relations interpersonnelles ! “Le tyran” est toujours prêt à renaître auprès de nous, si nous acceptons notre soumission…

J’insiste sur l’importance de la lecture de ce texte d’un tout jeune homme par tous les jeunes ! Ainsi que de sa mise en scène théâtrale. J’ai eu le bonheur de le voir jouer au théâtre, sous la mise en scène formidable de Stéphane Verrue et de l’immense acteur François Clavier. Qui continue d’ailleurs. A poursuivre !

Une interview réalisée par Myriam Mekouar Toutes ses publications

Un commentaire pour “Le Discours de la servitude volontaire : première théorie de l’aliénation ? Interview de Séverine Auffret

  1. Il me semble que l’heure est largement venue d’étudier les phénomènes de domination et de soumission de manière scientifique. Aujourd’hui, contrairement à ce qui se passait il y a encore très peu de temps, nous disposons de travaux scientifiques solides qui peuvent commencer à nous éclairer : je pense surtout aux neurosciences (Damasio, Sapolsky, Dehaene…) et à l’éthologie (Frans de Waal…) Nous devons donc clairement commencer par assimiler tout ce qui est déjà acquis avant de proposer des hypothèses explicatives et des remèdes pour faire évoluer l’Humanité vers plus de justice sociale.
    Auguste Comte, dans sa remarquable autant que méconnue théorie du cerveau ( voir http://confucius.chez.com/clotilde/articles/psychoac.xml) postulait l’existence d’instincts innés de domination (temporelle, spirituelle). Il me semble que de tels instincts ne sont pas nécessaires, vu les avantages évidents d’un statut dominant. J’imagine quant à moi deux instincts innés qui sous-tendraient les échelles de dominance qui caractérisent nos société :
    1. un instinct de classement hiérarchique qui ferait que tout humain que nous croisons est automatiquement (et presque toujours inconsciemment) mentalement classé comme supérieur ou inférieur à nous (instinct qui classerait non seulement les individus mais aussi les groupement humains : nations, races, etc.)
    2. un instinct que j’appellerais « instinct La Boétie » qui pousserait les dominés à se résigner. Il me semble que sans l’existence d’un tel instinct les sociétés, animales autant qu’humaines, ne pourraient simplement pas subsister…
    Alors quels remèdes imaginer pour aller vers des sociétés plus supportables ? Éradiquer ces deux instincts, s’ils existent ? Cela paraît difficile. Comte quant à lui proposait (1) que dominants tout comme dominés cultivent l’altruisme (considéré par lui comme un ensemble d’instincts sociaux innés) et (2) systématiquement opposer aux échelles de domination (temporelle) des échelles de valeur (spirituelle)… avec une application systématique du principe de séparation temporel/spirituel (le dominant temporel ne devant en aucun cas régenter le spirituel)

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