Dans son dernier ouvrage intitulé L’homme préhistorique est aussi une femme, Une histoire de l’invisibilité des femmes (Allary Editions, 2020) Marylène Patou-Mathis, préhistorienne et directrice de recherche au CNRS, entame une « déconstruction » des stéréotypes, des interprétations historiques qui perdurent avec le temps. A la lecture de son livre, on ne peut que constater que les clichés ont la vie dure : philosophie, science, religion, politique, tous ces domaines ont créé, alimenté, façonné une image de la femme tronquée qui s’est ancrée au-delà des sociétés elles-mêmes, au cœur des inconscients collectifs. Rendre accessible et pluriel son enseignement, Marylène Patou-Mathis s’y consacre pleinement entre publications, radios et télévisions. Elle rend accessible la compréhension de ce que nous sommes, et surtout de ce que la femme préhistorique est, une invisible enfin rendue visible.
Curiosité, Déconstruction et Féminisme
La Pause Philo : Votre vocation est née grâce à « l’étonnement » lorsque petite fille, vous vous interrogiez sur la présence dans le Bassin parisien de fossiles marins. Cette attitude philosophique a-t-elle fait de vous une phénoménologue de la préhistoire ?
Marylène Patou-Mathis : Je suis curieuse, et pour moi ce n’est pas un vilain défaut, je cherche des explications aux choses insolites ou aux évènements a-normaux, qui sortent de l’ordinaire. Dans l’exercice de mon métier, je m’efforce de reconstituer les comportements de nos lointains ancêtres à partir de l’observation, la description et l’analyse des vestiges du passé, en particulier ceux découverts dans les sites préhistoriques (ossements humains et d’animaux, pierres ou os taillés, structures d’habitations, etc.). Ceci étant, j’hésite à me prévaloir de ce titre. Ma démarche est à la fois empirique et déductive, basée sur le raisonnement qui me conduit fréquemment non pas à une mais à plusieurs hypothèses. J’ajoute que dans mon domaine de recherche le raisonnement par analogie est parfois nécessaire. Par ailleurs, si je prends en compte les théories anciennes, c’est avec un regard critique car dans ma discipline certaines sont imprégnées d’idéologie, racialiste ou sexiste par exemple.
LPP : En lisant votre ouvrage riche en références, il est possible de considérer que vous faites œuvre d’une « déconstruction » culturelle, cultuelle et historique de l’idée de la femme. Pensez-vous que votre travail participe à un grand mouvement intellectuel et sociétal qui n’en est qu’à ses débuts ?
MPM : Sans doute. Peut-être plus ou moins inconsciemment, ai-je été sensibilisée aux différents mouvements féministes qui secouent actuellement notre société occidentale encore fortement imprégnée par le patriarcat. Au cours de mes recherches, j’ai pris conscience de l’existence de biais méthodologiques dus principalement à des présupposés voire des préjugés sexistes. Durant plus de 150 ans, du milieu du XIXe siècle aux années 1980, que ce soient les hommes qui aient été les artisans des grandes innovations qui ont jalonnées l’évolution humaine – maîtrise du feu, fabrication des outils et des armes, chasse aux grands animaux, art mobilier et pariétal – n’a jamais été remis en cause alors même que les données archéologiques n’en fournissaient aucune preuve. Cela allait de soi ! La question relative à cette attribution, fondée sur les capacités supposées différentes entre les sexes d’effectuer telle ou telle activité, n’était même pas soulevée.
Clichés et Méconnaissances
LPP : Les Religions, les Philosophes, les Scientifiques, les Politiques, sans exception – ni de lieux ni d’époques -, ont relégué la femme à la condition d’un « sous-Etre ». Est-ce la peur qui a conditionné ce comportement ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu un peu plus de Léonce Manouvrier[1] pour défendre la cause des femmes ?
MPM : Je ne considère pas que ce soit la peur qui ait amené les hommes à considérer les femmes comme étant inférieures. Le postulat de l’infériorité des femmes s’est construit au fil du temps notamment à travers la division sexuée des tâches et leur hiérarchisation. Par exemple, pour la période préhistorique, la chasse – activité présupposée exclusivement masculine – a longtemps été considérée comme plus « noble » que la cueillette, tâche affichée féminine. Cette prétendue infériorité des femmes a été « inscrite dans le marbre » par les discours religieux (textes sacrés et théologiques) – ce que j’appelle dans mon livre une infériorité « par ordre divin » – et les discours médicaux, d’Hippocrate à Cabanis, décrétant une infériorité « par nature ». Progressivement les hommes ont assigné aux femmes certaines activités – procréation, éducation des enfants en bas âges, tâches domestiques – et en ont fait leurs subordonnées puisque considérées comme inférieures. Cantonnées dans leur foyer, elles laissaient, ainsi, le champ libre aux hommes pour gérer toutes les affaires extérieures à la sphère domestique – sociales, politiques, culturelles et cultuelles.
LPP : Nous assistons à des mouvements sociétaux de plus en plus radicaux, extrêmes, excluant qui montrent une volonté de repli sur soi. Connaître l’Autre et soi permet-il selon vous de faire baisser la violence, de mettre en avant un Humanisme nécessaire à l’Homo sapiens sapiens que nous sommes tous ?
MPM : C’est indéniable. La méconnaissance de l’Autre, notamment de ses coutumes, entraîne fatalement une défiance voire un rejet, souvent par crainte, de cet inconnu, cet « étranger ».
LPP : Il est communément admis qu’il faut apprendre de l’Histoire, mais faut-il étudier plus attentivement la Préhistoire pour comprendre les maux d’aujourd’hui ? En effet, vous expliquez dans vos travaux que le Paléolithique doit nous permettre d’appréhender « les relations Sociétés-Nature ». Cette période du passé est-elle en miroir avec ce que nous pouvons comprendre du présent et de l’avenir de l’Humanité ?
MPM : La préhistoire s’enracine dans les profondeurs du temps et correspond à une très longue période – près de trois millions d’années à partir de l’apparition du genre Homo. Ce temps long permet de dégager les processus évolutifs et adaptatifs qui ont abouti à notre espèce et les réponses culturelles que ces sociétés ont apportées lors de changements majeurs, extérieurs (climatiques et environnementaux) mais aussi intérieurs (économiques, sociétaux, symboliques). C’est en cela que cette discipline peut nous aider à mieux préparer l’avenir. Mais, il faut modestie garder car dans de nombreux cas nos recherches aboutissent à plusieurs hypothèses. Il nous manque de très nombreuses informations sur tout ce qui ne relève pas du « matériel ». On peut, par exemple, constater que les Humains du Paléolithique supérieur ont représenté sur les parois des grottes un très grand nombre d’animaux, mais quelles ont été leurs motivations ? Cette question demeure actuellement sans réponse. Cependant, la mise en perspective qu’offre notre discipline témoigne d’une histoire évolutive commune. Modifiant la perception de l’Autre, de l’Étranger, puisque faisant partie de notre commune Humanité, elle participe à la construction d’un avenir meilleur.
Vérités et Contre-discours
LPP : La Vérité est un « point de fuite » que tout scientifique ou philosophe veut atteindre. Il faut admettre pourtant que toute vérité ne nous apprend en définitive que l’étendue de notre ignorance ; qu’elle n’est que provisoire et qu’il faut dépasser à la fois les paradigmes et les consensus. Dans votre « partage » de connaissances, si chère à votre démarche, mettez-vous en exergue ces composantes à toute recherche scientifique ?
MPM : Oui, et je m’y essaie dans mon domaine. Les objets archéologiques, pour la plupart, sont polysémiques et de ce fait leur interprétation varie en fonction de l’espace-temps du chercheur. Il n’y a donc pas en Préhistoire de certitudes ni une « Vérité », notamment en ce qui concerne les comportements sociaux et symboliques de nos ancêtres. Nietzsche, dont il faut bien admettre qu’il a prêché dans le désert, alertait ses contemporains : ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou[2].
LPP : Faudrait-il revoir l’ensemble du contenu des savoirs dispensés dans le système scolaire ? Car, comme vous le dites dans votre ouvrage en citant l’historienne Isabelle Ernot[3], il faudrait « travailler à la production d’un contre-discours appuyé sur une approche anthropologique et pluridisciplinaire (…) pour construire un nouveau type de récit, non monolithique ».
MPM : Oui, en Préhistoire, comme en Histoire, il subsiste un certain nombre de clichés qui, malheureusement encore, sont véhiculés par les livres scolaires. Ils sont aussi très présents dans l’imaginaire collectif car fréquemment confortés par les reconstitutions du mode de vie de nos ancêtres que ce soit dans les illustrations, les documentaires, les films ou la littérature. En outre, dispensée dans les pays anglo-saxons, l’archéologie du genre a très peu pénétré la sphère des archéologues européens.
Ouvrir le champs des possibles
LPP : Pour reprendre le titre d’un de vos chapitres de votre livre, vous considérez-vous comme une Eternelle Rebelle qui veut rendre visible l’invisible ?
MPM : Peut-être. Je suis en permanence dans le doute ce qui me conduit bien souvent à ne pas accepter les soi-disantes vérités, à questionner non seulement les faits mais les dires. Les recherches en Préhistoire nous incitent à la prudence, et ceci vaut aussi pour nos propres travaux, car certaines découvertes viennent modifier voire remettre en cause les « certitudes ». Il est important d’ouvrir le champ des possibles, car parfois l’impossible devient possible. L’absence n’est pas une preuve encore moins la preuve de l’absence, telle est ma devise.
LPP : Enfin, la Citoyenne que vous êtes – « fonction » sur laquelle vous insistez – a-t-elle un conseil de lecture(s) pour une « Pause Philo » ?
MPM : La mal-mesure de l’Homme de Stephen Jay Gould[4]. En dénonçant les erreurs scientifiques et les préjugés des savants qui soutiennent au XIXe et début XXe siècle que les comportements humains sont innés et héréditaires, il démontre d’une façon magistrale que le déterminisme biologique est une théorie idéologique qui a servi à inférioriser certaines « races », certaines classes sociales et les femmes, permettant ainsi de justifier leur assujettissement.
Une interview réalisée par Sophie Sendra Toutes ses publications
[1] Léonce Pierre Manouvrier (1850-1927). Anthropologue réfutant l’infériorité du cerveau féminin.
[2] Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, 1908.
[3] Isabelle Ernot est Historienne et spécialiste des enjeux de l’écriture de l’histoire des femmes.
[4] Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’Homme, Odile Jacob, 1997
Pour aller plus loin :
Le livre de Marylène Patou-Mathis, L’homme préhistorique est aussi une femme
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